Construction transitive explétive; Bez' préverbal

De Arbres

Bez' est une particule qui se trouve uniquement devant un verbe fléchi, le plus souvent devant des verbes intransitifs mais aussi devant des verbes transitifs. On voit alors nettement que l'explétif n'est pas un argument du verbe, ce qui motive le nom de construction transitive explétive.

Morphologiquement, la particule Bez' emprunte à la forme abrégée de l'infinitif bezañ du verbe 'être' qui peut varier selon les dialectes. La particule est parfois, mais pas toujours, liée à de effets de discours. Elle semble sémantiquement vide, explétive.


(1) Bez' e vo pesked da goan.
expl. R sera poisson.s pour1 souper
'Il y aura du poisson à souper.'
Cornouaillais, Trépos (2001:§440)


Cet article essaie de répondre aux questions suivantes:

Dans quel contexte cette particule induit-elle un effet sémantique particulier ?
Y-a-t-il des dialectes où cette particule produit obligatoirement un effet de verum focus du type 'Le fait est que … ', une focalisation sur le verbe, ou une opposition avec l'interlocuteur ?
Cette particule peut-elle être sémantiquement vide, et purement fonctionnelle ?
Est-elle restreinte à certaines configurations de discours ?
Est-elle restreinte à certains environnements syntaxiques à travers les dialectes (présence du verbe 'être' en verbe lexical, présence de la particule aspectuelle bet, etc…)?


Morphologie et variation dialectale

particule grammaticalisée de l'infinitif du verbe 'être'

La réalisation morphologique de la particule préverbale varie de dialecte en dialecte, mais elle ressemble souvent à la réalisation morphologique de l'infinitif du verbe 'être' dans ce dialecte. Dans les contextes syntaxiques non-tensés, on voit la forme pleine apparaître, identique au verbe 'être' bezañ.


(1) A : Bez' e vo glav hiriv ! B : Bezañ a-walc'h.
expl. R sera pluie aujourd'hui être assez
A : 'Il va pleuvoir aujourd'hui.' / B : 'Oui.'
Kervella (1947:§707,d)


La carte 028 de Le Dû (2001), traduction du français Il y a, montre un bez' préverbal sur toute l'ère brittophone (la présence de réponses utilisant l'auxiliaire ober 'faire' suggère que le protocole demandait la traduction d'une tournure telle que Il y a de la pluie, mais ce n'est pas précisé).


bez, bou, boud, be

Les formes observées de la particule sont [bø], [be(z)], [bɛ], [bə], [bid], ou [bu(d/t)].


(2) Beu zo 'n glér'nn ar 'zeillad dour.
Bout zo ur glerenn àr ar sailhad dour. Équivalent standardisé
expl. est un 1couche.de.glace.SG sur1 le seau.ée eau
'L'eau du seau est recouverte de glace.'
Cornouaillais (Bannalec), Bouzec & al. (2017:62)


(3) Bou zo klér àr ' lenn.
Bout zo kler àr al lenn. Équivalent standardisé
expl. est couche.de.glace sur1 le lac
'Il y a une couche de glace sur le lac.'
Cornouaillais (Bannalec), Bouzec & al. (2017:62)


bea

À Bulien, Janig Stephens utilise bea, forme confirmée en Tréguier.


(4) Bea vez d'ober war an douar patatez-mañ.
expl. R est à faire sur le terre patates-ci
'Il y a beaucoup de travail.'
Le Berre & Le Dû (1999:44)


bed

À Plougerneau, on relève une forme avec un D final plutôt qu'un Z.


(5) Bed e veho maread a draoù.
expl. R sera beaucoup de1 choses
'Il y aura beaucoup de choses.'
Léonard (Plougerneau), M-L. B. (01/2016)


(6) (Bed) emaon er ger.
expl. suis en.le 1foyer
'Je suis à la maison.'
Léonard (Plougerneau), M-L. B. (01/2016)


formes en concurrence, be vs. bout, bit vs. ben

Différentes formes peuvent manifestement être concurrentes dans un même lieu géographique. Pour Riec sur Belon, Le Dû (2001:§028; pt 134) donne [bə zo] alors que Mona Bouzeg y donne Boût oa.


(7) Boût ' oa avel gouez.
expl. R y.avait vent sauvage
'Il y avait un vent fou.'
Cornouaillais (Riec), Bouzeg (1986:35)


Pour Carhaix, Timm (1987a:273) donne la forme /bit/, mais signale aussi une autre forme, ben, qui ne correspond pas à un infinitif utilisé et n'apparaît que dans ces environnements syntaxiques.


 Timm (1987a:273) - [traduit transcrit]:
 /"bidox'fRãse/ Bit oc'h franse ?, 'Etes-vous français ?',
 /'bidmøs'pem'bRøR/ Bit meus pemp breur., 'J'ai cinq frères.', 
 /'bidma'hɛ̃ ̆w/ Bit emañ eñ? , 'Est-il (ici)?', 
 /"bidvo'gantõ'peskə'vRɛsk/ Bit vo ganton pesked vresk, 'Il aura des poissons frais';
 /benwan'fɛla'pezawanom"ga:t/ Ben oan o wel ar pezh oa en em gavet., 'J'étais en train de voir ce qui s'était passé',
 /'benebɛt'teowaX/ Ben eo bet tev awalc'h, 'Il a été plutôt gros'.


grammaticalisation en particule Q à Sein

La sémantique particulière de verum focus de cette particule a favorisé sa grammaticalisation en particule Q sur l'île de Sein, où elle sert à former des questions oui/non.


(8) Sounta da zellad be(a) zo dour
sonder pour1 regarder si est eau
'sonder pour voir s'il y a de l'eau'
Cornouaillais (Sein), Fagon & Riou (2015:44)


(9) da zellad be yade traou brao
pour1 voir si était choses beau
'pour voir s'il y avait de jolies choses'
Cornouaillais (Sein), Fagon & Riou (2015:'boutig')

Distribution

Bez' est toujours observé directement devant l'élément tensé, et plus précisément devant le rannig qui précède directement l'élément tensé. Le plus souvent, la particule bez' est le seul élément dans la zone pré-tensée, mais certains éléments peuvent l'y précéder.


sites d'apparition

domaines tensés uniquement

Bez ne se trouve jamais dans les propositions infinitives.


sous le topique suspendu

En (1), on voit le nom pivot d'une construction du faux sujet qui est en position de topique suspendu et qui précéde bez' dans la zone pré-tensée. Le nom pivot est repris anaphoriquement par le pronom résomptif incorporé dans enno 'dans eux'.


(1) Politikerezh ha broadelouriezh, bez' e pege Frañsez Kervella a-drovriad enno (…)
politique et nationalisme expl. R collait Frañsez Kervella à1-tour.1embrasse en.eux
'Frañsez Kervella empoignait à bras-le-corps politique et nationalisme.'
Standard, Denez (1993:13)


(2) An alc'hiou, be meus bet neho met meus ket neho ken.
le clef.s expl. 1SG.a eu P.eux mais 1SG.a pas P.eux plus
'Les clefs ? Je les ai bien eues mais je ne les ai plus.'
Cornouaillais (Locronan), A-M. Louboutin (10/2021)


sous une particule Q

Bez se trouve après une particule Q, en matrices, mais aussi en enchâssées après le complémenteur ha.


(1) Be ma ho mamm ganoc'h ma bihetch ?
expl. est votre3 mère avec.vous mon2 petit.petit
'Tu as ta maman avec toi ma petite ?'
Cornouaillais (Locronan), A-M. Louboutin (10/2021)


(2) Daoust ha bez' e c'hallfec'h […] kas ac'hanon davet an aotrou K?
est-ce-que expl. R4 pourriez envoyer P.moi à le monsieur K
'Pourriez-vous me mener à monsieur K?'
Standard, Dupuy (2007:39)


(3) Lavar din ha bez' e teui.
dis à.moi si expl. R4 viendras
'Dis-moi si tu viendras.'
Cornouaillais, Trépos (2001:§592)


(4) N'ouzon ket ha bez' e vo kreñv a-walh ar jadenn.
ne1 sais pas si expl. R sera fort assez le 1chaîne
'Je ne sais pas si la chaîne sera assez forte.'
Cornouaillais, Trépos (2001:§592)


(5) Me va-unan ne ouien ket ha bez' e oa ac'hanon.
moi reflex ne1 savais pas si expl. R était P.moi
'Moi-même je ne savais pas si c'était moi.'
Hemon (1962:64)
cité par René Le Gléau (1973:75)


Voir aussi, pour d'autres exemples toujours après ha:

en léonard, Kerrien (2000:8)
en breton central par le traducteur de Cosey, Hag ar menez a gano evidoc'h, Jonathan 2, p.29.

incompatibilité avec la négation

Les phrases qui contiennent la particule bez' ne sont pas compatibles avec la négation (Press 1986:193). La partie préverbale ne de la négation en breton est analysable comme un complémenteur.


(6) * beza n'en deus ket lennet Tom al levr.
expl. ne 3SGM a pas l.u Tom le livre
'Tom n'a pas lu le livre.'
Standard, Anderson (2000)


distribution selon le verbe qui suit Bez'

redoublement des verbes composés de bout: 'être', 'avoir', 'savoir'

En breton, les verbes 'être' et 'avoir' sont tous deux visiblement formés avec du matériel morphologique du verbe 'être'. Etymologiquement, c'est aussi vrai du verbe gouzout 'savoir'. La particule Bez' est aussi dérivée morphologiquement du verbe bezañ 'être', ce qui amène l'idée qu'il pourrait s'agir avec ces verbes d'une sorte de redoublement verbal.

Le Gléau (1973:45) dit de Bez qu'on "le trouve partout avec les formes verbales de l'indicatif et du conditionnel de bezañ ['être'] et endevout ['avoir']."

La surreprésentation statistique de l'infinitif (réduit) de 'être' devant les verbes dont 'être' est la racine ('être', 'avoir') pourrait découler (au moins en partie) de cas de redoublement verbal (bez 'e vez… /être est/ sur le mode de Gouzout a ouzon /savoir je.sais/).


(1) Bez ez eus ur c'hategori tud ha n'ouzon ket pe o deus nosion eus un dra bennak pe d'o deus ket.
expl. R+C est un 5catégorie gens que ne1 sais pas ou 3PL a "notion" de un 1chose quelconque ou ne 3PL a pas
'Il y a une catégorie de personnes, je ne sais pas si ils ont une notion de quoi que ce soit.'
Léonard, Mellouet & Pennec (2004:18)


Les phrases en (2) et (3) sont directement consécutives.


(2) Bez' omp digemeret en eur zal vraz spontuz.
expl. sommes accueill.i en un salle 1grande terrible
'Nous sommes accueillis dans une salle terriblement grande.'
Léonard (Guiclan), Miossec (1981:7)


(3) Bez' he-deus da vihanna, tri-ugent metr hed ha tregont metr lehed.
expl. R.3SGF a à1 moins trois-vingt mètre long et trente mètre large
'(En effet) Elle fait au moins 60m de long et 30 de large.'
Léonard (Guiclan), Miossec (1981:7)


Dans certaines variétés, il semble que l'explétif Bez' soit entièrement réductible au doublement de la racine verbale. Pour Carhaix, Timm (1987a:273) signale explicitement que les formes équivalentes de bez, bit et ben, sont restreintes à l'usage des verbes fléchis 'être' et 'avoir'. De même, dans Kammdro an ankoù du vannetais Loeiz Herrieu au début du XXe, la réduction de l'infinitif du verbe 'être' est bout et apparaît uniquement devant les verbes 'être' et 'avoir'. On trouve dans le texte de multiples occurrences de bout préverbal, devant 'être' au passé, présent et futur, ainsi que devant le verbe 'avoir', avec un sujet postverbal défini ou indéfini. Aucune occurrence de bout n'apparaît jamais devant un autre verbe. Dans le breton de Herrieu, la distribution de bout semble donc entièrement circonscrite aux cas de redoublement verbal.


(4) … un den kozh hag en deus graet e amzer soudard en Oriant, bout 'zo 50 vlez 'zo !
un personne vieux que R.3SGM a fa.it son1 temps soldat P Oriant expl. est moitié cent1 an est
'… un vieil homme qui a fait son service militaire à Lorient, il y a 50 ans !'
Vannetais, Herrieu (1994:70)


(5) Tostennoù Kistinid ha glannoù ar Blaouezh ha bout am bo ar joa d'ho kwelet c'hoazh ur wezh ?
butte.s Kistinid et rive.s le Blavet est-ce-que expl. R.1SG aurai le joie de vous3 voir encore un 1fois
'Buttes de Kistinid et rives du Blavet, est-ce que j'aurai encore une fois la joie de vous voir ?'
Vannetais, Herrieu (1994:215)


devant d'autres verbes

verbes semi-auxiliaires

On relève des exemples de Bez' devant les semi-auxiliaires gallout 'pouvoir', gouzout l'auxiliaire d'habitude et rankout 'devoir'.


(4) Bez' e c'helle an anv-verb, evel an holl anvioù-kadarn, beza rener pe renadenn […]
expl. R4 pouvait le nom-verbe comme le tous noms-fort être sujet ou complément
'Le nom verbal pouvait, comme tous les noms, être sujet ou complément.'
Fleuriot (2001:20)


(5) Ha Bez ' e ouie ma zad kontañ ivez doare ar brezelioù a save (…) etre ar broioù hag an dud.
et expl. R savait mon2 père conter aussi manière le guerre.s R montait entre le pays.s et le 1gens
'Et mon père racontait aussi la façon dont les guerres naissaient entre les pays et les gens.'
Cornouaillais, Bijer (2007:137)


(6) Bez' e rankan lavared da genta n'am-eus ket greet nemed se.
expl. R4 dois dire pour1 premier ne1 R.1SG a pas fa.it seulement cela
'Je dois tout d'abord dire que je n'ai pas fait que cela.'
F. Broudig, Kenavo d'am labour, texte.


(7) Noñ, bez' e ranked kaoud eur serten oad.
non expl. R4 devait.on avoir un certain âge
'Non, il fallait avoir un certain âge.'
Léonard (Ouessant), Gouedig (1982)


verbes lexicaux

On trouve aussi Bez' devant plusieurs verbes lexicaux.

Grégoire de Rostrenen (1738) présente cinq alternatives pour conjuguer un verbe en breton, l'une d'elles, la 'quatrième conjugaison', étant par insertion de Bez préverbal (Beza ez rañ un ty, [Bez-R-fais.1SG-un-maison, 'Je bâtis une maison' p.97). Il illustre un paradigme entier avec le verbe 'aimer' (Beza ez carañ, [Bez-R-aime.1SG], 'Je t'aime' p.179).


René Le Gléau, Pierre Trépos, Fañch Elies Abeozen, Visant Fave, Yann Bijer et Eugène Chalm citent tous des phrases avec Bez d'emphase devant des verbes lexicaux.


(6) Bez' e kaver c'hoaz tier-soul e Breizh.
expl. R4 trouve.on encore maison.s-chaume en Bretagne
'On trouve encore des chaumières en Bretagne.'
Cornouaillais, Trépos (2001:§440)


(7) Politikerezh ha broadelouriezh, bez' e pege Frañsez Kervella a-drovriad enno (…)
politique et national.isme expl. R4 collait Frañsez Kervella à1-tour.1brassée en.eux
'Frañsez Kervella empoignait à bras-le-corps politique et nationalisme.'
Standard, Denez (1993:13)


(8) Bez' ez eas Frañsez Kervella d'hen gwelout e 1938 (…)
expl. R alla Frañsez Kervella à le voir en 1938
'Frañsez Kervella alla le voir en 1938.'
Standard, Denez (1993:20)


(7) Bez' e c'hounezas ur gaer a vrud ha karantez.
expl. R4 gagna un 1belle de1 renommée et amour
'(le fait est qu') elle gagna affection et renommée.'
Fañch Elies Abeozen (1991:45)


(8) Bez' e prenis eul leor d'am breur deh.
expl. R4 achetai un livre à mon frère hier
'J'ai acheté un livre hier à mon frère.'
Fave (1998:51)


(9) Gwir e oa. Bez 'e weled an ti gwenn.
vrai R était expl. R4 voyait.on le maison blanc
'C'était vrai. On voyait la maison blanche.'
Hemon, An tri boulomig kalon aour:27
cité dans Le Gléau (1973:45)


(10) Bez' e lennan.
expl. R4 lis
'Je lis effectivement.'
Standard, Chalm (2008:212)


(11) Lavar din ha bez' e teui.
dis à.moi si expl. R4 viendras
'Dis-moi si effectivement tu viens.'
Standard, Chalm (2008:212)

Favereau (1997:§443) donne comme licites à Plougastell (citant Y. Gerven comme source), et en Poher: Bez e welez, 'Tu vois', et bez' e lennan an anoñsoù ivez [bez R lis le annonces aussi, 'Je lis les annonces aussi']. Cependant, les données de Plougastell rapportées par Favereau semblent porter à discussion (cf. discussion sur forum kervarker).


Variation dialectale

dans la restriction à certains verbes

Les dialectes varient suivant les verbes avec lesquels on trouve Bez.

La littérature mentionne depuis longtemps que cette forme est très restreinte, voire "peu connue" en trégorrois (Ernault 1888b:246).

  • Hingant (1868:74) (du dialecte de Tréguier) semble considérer que l'option d'un Béz préverbal est restreinte aux verbes bezañ 'être', et kaoud 'avoir'. (L'infinitif utilisé devant l'auxiliaire ober 'faire' conjugué étant son propre infinitif).
  • Gros (1984:110) note que le Bez' d'insistance est restreint en Trégorrois à trois verbes tensés: les verbes bezañ 'être', kaoud 'avoir' et gouzout 'savoir'. Ce sont étymologiquement des verbes formés morphologiquement sur la forme infinitive bout du verbe 'être'.


La question de la variation dialectale dans la possibilité d'avoir recours à bez est posée depuis longtemps par Steve Hewitt (1988, c.p. 2003) qui propose de tester la généralisation que bez préverbal est restreint dans tous les dialectes aux co-occurences avec 'être', 'avoir' et, "à l'Ouest du Trégor", aux auxiliaires modaux (rankoud, galloud, dleoud…).

Au vu des données ci-dessus, puisque Bez devant un verbe lexical semble solidement attesté, on peut aménager la généralisation en proposant un continuum allant du Trégor ('être', 'avoir' et peut-être 'savoir'), puis, allant vers l'Ouest, une acceptation des modaux pour finalement cerner les zones ou Bez peut être devant des verbes lexicaux.


pour étudier cette variation dialectale

Pour tester l'aire géographique de cette généralisation, se pose la question de ce qui est (et n'est pas) un auxiliaire modal:

gouzout, 'savoir', cité par Jules Gros en fait-il partie ?
rankout, 'devoir', est cité par Hewitt comme n'étant pas licite en trégorrois avec Bez'. Ce verbe n'est-il pas un modal en trégorrois ? Quelle évidence pourrions-nous trouver pour supporter cette hypothèse ?
kavout, cité par Trépos, a-t-il une valeur modale en cornouaillais qu'il n'aurait pas éventuellement dans d'autres dialectes ? Quelle évidence pourrions-nous trouver pour supporter cette hypothèse ?

Finalement, quand un dialecte n'a pas la possibilité d'avoir recours à bez pour un verum focus, quelle stratégie alternative est employée ?

Etant donné que le breton littéraire a Bez devant un verbe lexical, il est aussi possible que la variation ne soit pas intrinsèquement géographique, mais la marque d'un niveau de langue. Les parlers traditionnels et le standard peuvent aussi varier dans la distribution de Bez. Kennard (2013:175) note que dans les alentours de Quimper, les enfants produisent des temps composés avec un sujet à l'initiale les deux tiers du temps, l'autre tiers des phrases commençant par Bez. Les adultes de la même région n'utilisent, eux, pas Bez au profit d'ordres à adverbes à l'initiale.

Il est possible que la structure informationnelle attachée à Bez' difffère selon les régions. Le Clerc (1986:63, fn2) signale qu'en Léon, "l'infinitif beza, 'être', peut s'employer emphatiquement devant tous les verbes. : beza e karan, bez' e karan, /être j'aime/, 'j'aime'.

Il y a une ressemblance certaine entre les verbes qui tolèrent Bez, et ceux qui peuvent se dédoubler pour remplir la zone préverbale. De dialecte en dialecte, se pourrait-il que les verbes devant lesquels on trouve bez soient les mêmes que ceux qui peuvent se prendre eux-mêmes comme auxiliaires ?

Motivation d'insertion: hypothèses

dernier recours pour remplir l'initiale de phrase

Le breton est une langue dite à verbe second, aussi appelée V2. Cela signifie que la position canonique du verbe tensé est la seconde position de phrase. Parfois, la particule bez/bout semble entièrement ad-hoc, justifiée uniquement par la préservation de l'ordre à verbe second. Il est cependant difficile de prouver que cette particule (?) est insérée uniquement pour obtenir un ordre V2, car cela demanderait de prouver que la structure informationnelle de la phrase n'en est pas impactée, ce qui est délicat à prouver.

On peut dire que c'est le plus probable lorsque la phrase commence un paragraphe, ne présente que de l'information nouvelle et ne présente aucun effet d'emphase particulier.


(1) Bez' e oa ur c'hiz all ivez diwar-benn an anvioù-bihan…
expl. R4 était un 1coutume autre aussi à propos le nom.s-petit
'Il y avait aussi une autre coutume concernant les prénoms…'
Cornouaillais (Ploéven), Gouérec (2018:3)

distribution hors des contextes de dernier recours pour V2

Bez existe aussi en dehors des contextes de dernier recours permettant de satisfaire V2, car devant le verbe emañ 'être' qui est un des rares verbes à pouvoir être placé en initiale de phrase, on peut tout de même le trouver.


(1) Bez ema Perig o klask e vreur er hoad.
expl. est Per.ig à4 chercher son1 frère en.le 5bois
'En ce moment, Perig est occupé à chercher son frère dans le bois.'
Cornouaillais, Trépos (2001:350)


De même, quand on trouve la particule en enchâssées, le complémenteur de cette enchâssée devrait saturer l'espace pré-tensé.


(2) /parskan bud ə waj e-rgaer bijənoX ẃidon… ag ə jale če raportiɲ /
parce.que expl. R y.avait en.le 1foyer petit.plus que.moi que R pouvait pas rapporter
'Parce qu'à la maison il y avait des plus petits que moi qui ne pouvaient pas rapporter.' (de l'argent)
Vannetais (Groix), Ternes (1970:248)

Impact sémantique

Il existe plusieurs hypothèses qui essaient de caractériser la sémantique de bez'. Aucune n'est à même de prédire tous les cas observés, et aucune ne prédit l'incompatibilité de la particule avec la négation, ou la restriction généralement observée que la particule apparaît en cas de recherche d'évitement des ordres à verbe initial.


verum focus, 'le fait est que … '

Les grammairiens descriptivistes Le Gléau (1973:45), Trépos (2001:§440), Gros (1984:110), Bouzeg (1986:35), Favereau (1997:§443) et Chalm (2008:212) notent tous ce qui semble un 'verum focus' sur le verbe lorsqu'il est précédé de bez.

 Le Gléau (1973:45): 
 "Originellement l'indicatif radical bez (ou l'infinitif apocope bez') signifie: 'effectivement, réellement'."


(1) Bez ' ez eus tud hag a zo mat da stagañ.
expl. R+C est gens C R1 est bon à1 lier
'Il y a vraiment des gens qui sont fous à lier.'
Trégorrois, Gros (1984:110)


(2) A : Ha gwir eo klañv ? B : Ya, bez ez eo !
est-ce-que vrai est malade Oui expl. R+C est
A : 'Est-il vrai qu'il soit malade ?' / B : 'Oui, il l'est réellement.'
Trégorrois, Gros (1984:110)


(3) Boût ' zo goulou.
expl. R est lumière
'Il y a bien de la lumière.'
Cornouaillais (Riec), Bouzeg (1986:35)


(4) Ha bez' e kav deoc'h e teuint a-benn da ziskenn war al loar ?
est-ce.que expl. R4 trouve à.vous R4 viendront à-bout de1 descendre sur le lune
'Vous croyez réellement qu'ils arriveront sur la lune ?'
Standard, An Here (1996:18)


Cette hypothèse est renforcée par certaines traductions en français, opérées par des locuteurs natifs du breton.


(4) Ha bez e c'helle ne zeuje ket ?

'Se pouvait-il (vraiment) qu'elle ne vînt pas ?'
Standard, Drezen (1990:82)


Cette hypothèse est aussi renforcée par l'occurrence de bez en initiale de réponse positive à une question négative.


(5) A : Ne yade ket er gear ? B : Neo, bea e yade.
ne1 était pas en.le 1maison Si expl. R était
A :'Il n'était pas à la maison ?' / B : 'Si, il était chez lui.'
Cornouaillais (Sein), Fagon & Riou (2015:44)


Les phrases (6) et (7) sont les question-réponse d'un père et son fils.


(6) Gwall-huñvreal ' peus graet N'emañ ket amañ !
mauvais-rêver R 2.a fa.it ne1 est pas ici
'Tu as fait un cauchemar. Il n'est pas ici.'
Cornouaillais, An Orignal, p.30.


(7) Met yao ! bez' 'mañ a'h !
mais si expl. est
'Mais si ! il est là !'
Sud Cornouaille, An Orignal, p.30.


variation

Cependant, il est des cas où le verum focus est difficilement postulable, par exemple où bez apparait dans la question même.


(1) An arhant-se n'int ket deoh; bez ez int ? Daoust m'emaint ganeoh.
le argent- ne1 sont pas à.vous expl. R>+C sont malgré que sont avec.vous
'Cet argent ne vous appartient pas, n'est-ce pas ? Bien que vous l'ayez (sur vous).'
Cornouaillais (bigouden), Bijer (2003:17).


(2) Bez' zo ur wenodenn all ?
expl. R est un 1sentier autre
'Il y a un autre sentier ?'
Kavell ar Bodhisattva, Jonathan 4, p.33.


Il y a aussi clairement de la variation dialectale dans la sémantique associée à cette particule. Dans une variété de breton de Lesneven/Kerlouan, A. M. (04/2016) dit explicitement que bed ou bez ne signifient pas 'le fait est que … ' ni 'puisque je te dis que … '. Les différentes possibilités d'ordres de mots sont dites sémantiquement équivalentes.


(3) (Bed') emaoun er ger. / Er ger emaoun.
expl. suis en.le 1foyer en.le 1foyer suis
'Je suis à la maison.'
Léonard (Lesneven/Kerlouan), A. M. (04/2016)


Enfin, l'hypothèse que la particule apporte toujours une lecture de verum focus ne prédit pas l'incompatibilité avec la négation. Typologiquement, le verum focus n'est pas normalement restreint aux phrases positives (Le fait est qu'elle n'a pas bronché.).


marqueur d'oppositon logique ?

Les cas de verum focus ainsi que ceux où bez apparaît dans la question même pourraient être accommodés dans la description proposée par Bottineau.

 Bottineau (200X:4) :
 "L'effet de sens le plus courant est une prise en charge assertive renforcée, centrée sur le locuteur et potentiellement en conflit avec l'interprétant, avec valeurs pragmatiques proches de celles de l'interrogation et de do dit emphatique en anglais actuel."


Si cette hypothèse est juste, en (1), bea marque d'abord le doute de A quant à une réponse positive à sa question, ce à quoi B répond par une marque d'opposition à ce doute exprimé.


(1) A : Bea 'di er gear ? B : O, bea tre bea.
expl. est en.le 1maison Oh expl. doit être
A : 'Il est à la maison ?' / B : 'Oh, il doit y être.'
Cornouaillais (Sein), Fagon & Riou (2015:44)


La proposition antérieure peut venir du locuteur lui-même, comme en (2) (où la locutrice utilise un dialecte qui enlève facilement ket de la négation, et parfois même ne).


(2) CONTEXTE: proposition d'appel utilisant WhatsApp.
_ M'eus WhatsApp met bezan meus facetime.
_ 1SG.a WhatsApp mais expl. 1SG.a facetime
'Je n'ai pas WhatsApp, mais j'ai facetime.'
Trégorrois, Janig Stephens-Bodiou [c.p. 09/05/2020]


L'hypothèse d'un marquage d'opposition logique ne peut pas être juste dans toutes les occurrences. En 1914, les soldats qui peignaient la phrase en (3) sur les trains en partance pour le front ne s'adressaient pas à des interlocuteurs non-convaincus (#puisqu'on vous dit qu'on revient dans trois semaines).


(3) Bez' e vefomp en-dro a-benn teir sizhun.
expl. R serons de.retour d'ici trois semaine
'On revient dans trois semaines.'
Morlaix 1914, Herri (1982:15)


La forme peut aussi apparaître en réponse positive à une question positive, exprimant donc un accord.


(4) A : Bez' e vo glav hiriv ! B : Bezañ a-walc'h.
expl. R sera pluie aujourd'hui expl. assez
A : 'Il va pleuvoir aujourd'hui.' / B : 'Oui.'
Kervella (1947:§707,d)


focalisation verbale

Le Clerc (1986), suivi par Press (1986:193), signale un effet emphatique "qui attire l'attention sur le verbe".

 Le Clerc (1986:69)
 93. - Dans les temps simples, toutes les formes ordinaires et même les formes d'habitude [du verbe 'être'] peuvent être précédées 
 de l'infinitif bean toutes les fois que, pour attirer l'attention sur le verbe plutôt que sur le sujet ou sur l'attribut, 
 on veut le mettre en tête de la proposition: on a ainsi une sorte de conjugaison que l'on appelle 'emphatique'.
 
 bean e vin fur, /être je serai sage/, 'je serai sage'
 au lieu de:
 me a vo fur /moi sera sage/ ou fur e vin /sage serai/.
 
 Le Clerc (1986:75)
 Toutes les formes des temps simples de am eus ['avoir'], comme celles du verbe bean ['être'], peuvent être précédées de l'infinitif bean, 
 chaque fois que l'attention doit être attirée sur le verbe et non sur le pronom:
 
 bean am oa, /être à.moi était/, 'j'avais'
 au lieu de:
 me am oa


focalisation de toute la proposition

Trépos (2001:§645) précise qu'en (1), la présence de bez met l'accent "non seulement sur l'actualité de la recherche, mais sur la présence de Perig dans le bois". On pourrait donc penser à une particule de focus sémantiquement vide, dont la fonction serait de transmettre l'effet de focus à sa proposition associée. Notons que Trépos (2001:§440) avait décrit Bez ' comme une particule plutôt de verum focus.


(1) Bez ema Perig o klask e vreur er hoad.
expl. est Per.ig à4 chercher son1 frère en.le 5bois
'En ce moment, Perig est occupé à chercher son frère dans le bois.'
Cornouaillais, Trépos (2001:350)


On connait des langues comme le nupe qui ont une telle particule de focus (Kandybowicz 2008:37). Cependant, elles sont sémantiquement compatibles avec la négation. Or, Bez n'est pas compatible avec la négation.


(2) * Bez n' ema ket Perig o klask e vreur er hoad.
expl. ne1 est pas Per.ig à4 chercher son1 frère en.le 5bois
'En ce moment, Perig n'est pas occupé à chercher son frère dans le bois.'
M.Jouitteau [05.2009]


avec quel rannig et quelle copule ?

Le rannig associé à Bez/Bout, et la copule qui le suit, varient selon les dialectes.

Pour le trégorrois Gros (1984:110), c'est le rannig e qui est associé à Bez, ainsi que la mutation mixte qu'il déclenche sur le verbe. Le Bozec (1933:6), un manuel scolaire de cours préparatoire, recommande "bez ez eus [qui] équivaut à beza 'zo, moins correct."


(3) Bez' oa anezhañ ur marvailher fentus.
expl. R était P.lui un cont.eur amusant
'Il était un conteur amusant.'
Trégor, Priel (1975:16)
cité dans Timm (1995:8)


(4) Bez' ez eus anezhañ unan eus an amprevaned.
expl. R+C était P.lui un de le insecte.s
'Il était l'un des insectes.' (sens figuré)
Ar C'halan (1992:179)
cité dans Timm (1995:8)


Pour le cornouaillais Trépos (2001:§440), c'est le rannig e4 qui apparaît après Bez', alors que selon Goyat (2012:297), c'est la copule zo associée au rannig a1 (/be zo 'ty:d/, Bez' zo tud, 'Il y a du monde.').

En vannetais, Guillevic et Le Goff (1986:56) notent une alternance entre Bout e zou avaleu et Bout es avaleu ('Il y a des pommes').

Châtelier (2016:44) relève chez Séveno, originaire de Moréac, la forme be zou 'il y a', et une seule occurrence de bout zou.

Diachronie

Ernault (1888b:246) n'en a pas trouvé "d'exemple certain en moyen-breton", mais SADED (2010:207) cite des exemples en moyen breton devant les verbes tensés kaout 'avoir', gouzout 'savoir', dleout 'devoir', kouezhañ 'tomber' et gwelout 'voir'.


Horizons comparatifs

La gradation dialectale que l'on constate dans la compatibilité de Bez' préverbal avec le verbe 'être', le verbe 'avoir', les modaux puis tous les verbes lexicaux, se retrouve à une échelle typologique plus large entre les langues pour la disponibilité d'un explétif préverbal (Kayne 2006:23).


En occitan du Couserans, il existe une particule dite d'"insistance" qui se trouve accidentellement être homophone à Bez' . La présence de cette particule be d'insistance prévient l'apparition de la particule que autrement présente dans les déclaratives.

(1) Be parlarà, se vòu.

'Il parlera, s'il veut.'
Occitan du Couserans, Ensergueix (2012:55)


Pour les constructions transitives explétives (TECs) en moyen anglais, et leurs restrictions à cette étape de la langue, se reporter à Cowper & al. (2019).

Hors du domaine indo-européen, il existe en basque une particule ba, assez similaire au breton Bez, qui est associée à une lecture de verum focus et apparaît dans les contextes de dernier ressort où le verbe synthétique tensé serait sans lui à l'initiale (voir sur ce site l'article sur les ordres à verbe second en basque).


Bibliographie

description du phénomène

  • Le Bozec, 1933. Le français par le breton, méthode bilingue, cours préparatoire, E. Thomas (ed.), Guingamp.
  • de Rostrenen, G. 1738. Grammaire Françoise-Celtique ou Françoise-Bretonne qui contient tout ce qui est nécessaire pour apprendre par les Règles la langue celtique ou bretonne, Roazhon : Vatar, 1738. In-12 : XVI-192 p. ([réédition Alain Le Fournier, Brest], [réédition 2008 embannadurioù Al Lanv])
  • Gros, J. 1974. (réédition 1984)Le trésor du breton parlé III. Le style populaire. Brest: Emgleo Breiz - Brud Nevez.
  • Hewitt, Steve. 1988. 'Ur framm ewid diskriva syntax ar verb brezoneg / Un cadre pour la description de la syntaxe verbale du breton', La Bretagne Linguistique 4, 203-11.
  • Trépos, Pierre. 2001 [1968, 1980, 1996], Grammaire bretonne, 1968 édition Simon, Rennes.- 1980 édition Ouest France, Rennes; 1996, 2001 édition Brud Nevez, Brest.
  • Wmffre, I. 1998. Central Breton. [= Languages of the World Materials 152] Unterschleißheim: Lincom Europa.


horizons comparatifs

  • Cowper, E., Bjorkman, B., Hall, D.C. & al. 2019. 'Illusions of transitive expletives in Middle English', Journal of Comparative German Linguistics 22, 211–246.
  • Kandybowicz, J. 2008. The Grammar of Repetition, Nupe grammar at the syntax-phonology interface, John Benjamins Publishing Company.
  • Kayne, R. 2006. 'Expletives, Datives, and the Tension between Morphology and Syntax', ms. University of New York.


corpus

  • Fañch Elies-Abeozen 1991. traduction du Mabinogion, Mouladurioù Hor Yezh.
  • Miossec, Y. 1984, Dreist ar mor bras, Brud Nevez.
  • Hemon 1962, Mari-Vorgan, Al Liamm.