Mots tabous

De Arbres
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Les mots tabous sont les mots qui existent dans le lexique des locuteurs, mais qu'ils évitent de prononcer pour des raisons culturelles. Lorsque prononcés, ces mots sont souvent accompagnés de rires réprimés, de gestes qui cachent la bouche, ou de coups d'oeil rapide et inquiets vers l'interlocuteur. Les mots tabous forment souvent des interjections (Ma Doue ! 'Mon Dieu !'). On les repère aussi par leur évitement ostensible.


(1) Ata, ho Klaskato ne vefe ket un tammig… eee … c'hwi 'oar ?
Dites.donc ! votre3 Tournesol ne1 serait pas un morceau.DIM euh... vous sait
'Dites-donc, votre Tournesol, ne serait-il pas un peu euh… non ?'
Standard, Kervella (2001:47)


Inventaire

le domaine du tabou

Les noms tabous concernent principalement le domaine sexuel, scatologique ou religieux. À la marge, on trouve aussi des référents de l'extrême pauvreté comme kutez 'taudis', quelques infirmités et maladies ainsi que quelques phénomènes naturels violents. Certains noms tirent leur dimension expressive d'une histoire culturelle plus ancienne, comme le nom kordenn à cause de la 'corde du pendu', et l'association à une mort violente.


(2) Mil gutez ! Tintin !
mille1 taudis Tintin !
'Mille Tonnerres ! C'est tintin… '
Standard, Kervella (2002:27)


Des lexiques spécialisés regroupent ces mots peu valorisés dans les ouvrages pédagogiques. On retiendra principalement le Glossaire cryptologique du breton de Ernault (1884-1902) édité dans Le Menn (1999), et le dictionnaire Alc'hwez Bras ar Baradoz Vihan de Menard (1995).


interjections

Les mots tabous fournissent par leur mention même un stock lexical de création d'interjections.



Ce vocabulaire tabou fournit un bon stock d'interjections dans ses termes propres, mais les évitements de ces mêmes termes avec des maquillages morphologiques et lexicaux en fournissent encore plus. Les noms tabous peuvent alors apparaître camouflés par une morphologie expressive, avec alternances apophoniques et reduplications.


  • au lieu de Feiz d'am Doue ! 'Foi en mon Dieu !' : Fedamdoulle !, Fidamdaoula !, Fidamdoustik !, Fedamdoustek !, Fedamnotrou !, Fedamnotroudoulle !, Fedamdoull !, Fidamdie !, Damdie !, Fidoue !, Idamdiyee !, Myonafidamdie !, Fidoupenn !, Fedamdouac'h !, Fedamzoupenn !, Fidamdouen !, Fidamdouic'h !, Fidambutun !
  • au lieu de Daonet vo ma ene ! 'Damnée soit mon âme !' : Daoñ ! Daonet !, Redaonet !, Damen !, Dam !, Damen 'vo !, Damnet vo !, Dampred vo !, Damen vo ma ere !, Damen vo krohenn ma ene !, Damen vo krohenn ma eskern !, Damen vo krohenn ma buhez !, Damen vo krohenn ma botez-koad !...
  • au lieu de Sakre nondedie 'Sacré nom de Dieu' : Sakernondedistag ! (Menard & Bihan 2016-), Sakerdistach !
  • au lieu de l'emprunt au français Nom de Dieu : Didiach !, Didiac'h !, Didie !, Nondedië !, Nondidiü !, Nondidiko !, Nondididisteg !
  • au lieu de l'emprunt au français Mordieu : Merdié !, Merdoulle !, Merdamdoulle !
  • au lieu de kurun ! 'Tonnerre !': tankerru !
  • au lieu de Gast, Ga !, Gabell !, Gastou !


L'interjection Freous ! que Cornillet (2020) traduit 'Merde !' et signale comme vulgaire est peut-être à rapprocher de frep 'pet'. L'interjection Tredir ! que Cornillet (2020) et Menard & Bihan (2016-) traduisent 'Corbleu !, Morbleu !' semble du même tonneau.

intensifieurs

Les noms tabous peuvent souvent se trouver en position de nom intensifieurs de nom.



On trouve aussi en intensifieurs les adjectifs sakre, sapre 'sacré' et daonet 'damné'.

Morphologie

grammaticalisation en interjections

Les noms tabous grammaticalisent aisément en interjection (Kaoc'h ! 'Merde !'), ou en intensifieurs (Petra an diaoul 'Que diable … ').

Ils peuvent intensifier des interjections.


(2) Tri mil boulc'hurun an diaoul !
trois mille boule.5tonnerre le diable
'Mille milliards de mille sabords !'
Standard, Kervella (2001:2)


morphologie expressive

Des stratégies de maquillage morphologique empruntent à la morphologie expressive, typiquement pour ne pas prononcer le nom Doue 'Dieu', comme dans A-toue !, Toui !, ou Fidamdoulle (Feiz d'am Doue ! 'Foi en mon Dieu').


(3) Toui ! C'hwitell ! Tapet on !
Nom.de.D.. flûte ! attrap.é suis
'Zut ! Flûte ! Fichu !'
Standard, Moulleg (1978:24)


(4) Fidamdoustik ! Dont a reont d'hon heul gant o c'harr !
Nom.de.D.. venir R font à nous suivre avec leur2 voiture
'Nom de D… ! Ils nous suivent avec la voiture !'
Standard, Moulleg (1978:34)


(5) Fidamdoull ! Nag un droiad spontus !
Nom.de.D.. que un 1tour.ée horrible
'Diantre ! Quelle terrible expédition !'
Standard, Moulleg (1978:36)


Ce maquillage morphologique est productif. L'interjection française originale Sabre de bois ! propre au personnage du compte de Champignac dans la bande-dessinée Spirou et Fantasio est traduite Fidamsabrenn ! par Kervella (2006:44). Dans des exemples comme Mardendoue !, Mardouen ! qui est opaque en breton à part la mention de Dieu mais où des francophones entendent Merde à Dieu !, on peut soupçonner un usage de l'autre langue en contact comme morphologie de maquillage.

morphologie particulière aux mots tabous ?

suffixe hypocoristique

L'interjection Gast ! 'Putain !' peut prendre un suffixe hypocoristique qui atténue l'aspect offensif du tabou avec Gastoù !. La lénition hypocoristique peut aussi survenir (K>G, sur kurun 'tonnerre').


(1) Oh Gurun ! Damen da beta ne ra netra ?
Oh ! 1Tonnerre ! à.cause de1 quoi ne1 fait rien
'Tonnerre de Brest ! Pourquoi ça ne fait pas rien ?'
Cornouaillais (Locronan), A-M. Louboutin (02/2022)


préfixe boul-

Le préfixe boul-1 se retrouve sur plusieurs des mots tabous, comme Boulzouble ! /double boulle ?/ ou /double Dieu ?/ comme dans Tribledie?, Boulzerv ! 'Boule de chêne !', Boulc'hurun ! 'Boule de tonnerre'. Cornillet (2020) donne Boulc'hast ! 'Putain !' (mauvaise humeur, impatience). Il n'est pas clair s'il s'agit du préfixe a-perfectif boull- de boullboaz 'moitié cuit' ou d'une référence à des testicules par un emprunt roman (/bul/).


(2) Boulzouble ! Adarre skoet e-barzh !
boule.5double encore frapp.é dedans
'Tonnerre de Brest ! De nouveau dans le mille !'
Standard, An Here (2003:12)


La mutation est normalement la lénition mais elle est irrégulière sur Boulc'hurun ! (boul ar c'hurun ?).


(3) Boulc'hurun ! Hag aet oc'h da glask reizhoù an eontr Laouenan...
boule.5tonnerre et all.é êtes à1 chercher instrument.s le oncle Vanneau
'Tonnerre de Brest ! […] Vous êtes allés emprunter le matériel du père Vanneau !'
Standard, Kervella (2001:59)

préfixe double-, trible-

En camouflage de Doue !, on a Doubledie !, Doublediou !, Double viou!, Doublechien !, Doubledichou !. Ce préfixe vaguement cardinal existe assez indépendamment pour dériver lui-même en doubleal 'jurer'. Tel n'est pas le cas de Tribledie !. Une dérivation proche existe dans les insultes en français (triple buse !).


(4) Ha paouez besteodiñ, tribledie !
et cesse double.langu.er triple.Dieu
'Et cesse de zézayer, nom de diable !'
Standard, An Here (2003:51)

nominalisation de phrase

En breton ou en français, un nom dénotant un animé humain peut être formé par une citation assignée à cet humain (un jmenfoutiste, une 'personne qui (typiquement) dit Je m'en fous).

  • ur mersimeuskedem 'quelqu'un qui fait des manières, qui (typiquement) dit Mersi, n'em eus ket ezhomm ! 'Merci je n'ai besoin de rien'.
  • ur voulevou, 'une prostituée'
Trégorrois, Menard (1995) citant Ernault (1884-1902: VIII:301)
  • tammoù voulevouioù
Menard (1995), citant Barr-Heol 76/18


Dans le cas de l'évitement de mots tabous en breton, la nominalisation d'une phrase tensée excède ce cadre de la nominalisation de phrase par citation.


(5) Krog eo an "deom-adarre" ennout ?
croch.é est le allons-encore en.toi
'Tu as la diarrhée ?'
Trégorrois, Gros (1984:151)


La même structure se retrouve avec un emprunt (an depechevit 'la diarhée'). Enfin, cette même diarrhée peut être dénotée par le nom déverbal composé red-kof (Trégorrois, Gros 1984:151) dont la structure n'a pas d'équivalent en breton, avec la racine du verbe redek 'courir' qui précède le nom kof 'ventre'.

Syntaxe

évitements, ellipses

L'ellipse de noms tabous crée des tournures et expressions à objets vides. Il n'y a rien d'exceptionnel ici au niveau syntaxique car les objets vides sont courants en breton.


(1) Leuskel a rit diwarnoc'h !
lâcher R faites de.sur.vous
'Vous pétez beaucoup !'
Trégorrois, Gros (1970b:§'leuskel')


(2) Hennez a zo eet a-gostez.
celui-là R1 est all.é de1-côté
'Il est allé de côté.' (aux toilettes)
Trégorrois, Gros (1984:148)


(3) Bopred pa oa ' tremen ar c'hoad ' teuas ezhomm dezhañ d'ober …
toujours quand1 était à4 passer le bois R4 vint besoin à.lui de faire
'Toujours est-il qu'en traversant le bois il a eu envie de faire … '
Cornouaillais du Nord (Kerien), Boutier (1986)

intensification des noms

adjectif prénominal maximisant

L'adjectif sapre, sakre maximise les propriétés du nom qu'il modifie ur sapre ti dénote une maison qui a au maximum les qualités associées à une maison, ou est de très grande taille. L'adjectif sapre, sakre peut maximiser sur n'importe quel nom (ul litrad > ur sapre litrad 'un sacré litre, un litre qui fait plus qu'un litre').


nom prénominal maximisant

Avec la même distribution est celle d'un adjectif antéposé au nom, on trouve des noms intensifieurs.


(1) un tanfoeltr hini gant ur sac'had mouniz.
un foudre celui avec un sach.ée monnaie
'un immense avec un sac d'argent'
Cornouaillais, Crocq (1924)


(2) Ul lastez lorc'h oa ennon o vont da c'hoari soudardig.
un sapré fierté était en.moi à4 aller pour1 jouer soldat.DIM
'J'étais sacrément fier d'aller jouer au petit soldat.'
Léonard (Bodilis), Ar Floc'h (1985:51)


Pour le nom Doue 'Dieu', cette intensification est syntaxiquement possible, mais lexicalement restreinte, peu ou pas productive. Ci-dessous, Doue pourrait être remplacé par tout (e-pad tout an deiz… ).


(3) E-pad Doue an deiz ema evel-se
pendant Dieu ! le jour est comme-ça
'Il est comme ça toute la sainte journée.'
Trégorrois, Gros (1984:94)


Le même rôle sémantique peut être endossé par an diaoul ! 'du diable !' en position de possesseur (ti an diaoul ! 'maison du diable !', 'foutue maison !').


(4) Kê, lousdoni ar foeltr !
va sal.eté le foudre
'Va, saleté du diable !'
Haut-Cornouaillais (Kergrist-Moëlou), Le Garrec (1901:116)


idem sous la négation, avec foeltr nom nu, foeltr mot négatif

On a vu que les noms foeltr, tanfoeltr 'foudre' en usage d'adjectif prénominal maximisent les propriétés du nom. Sous la portée sémantique de la négation, ce nom est un nom nu (den 'aucune personne', den ebet 'aucune personne') ou un mot négatif (netra 'rien', james 'jamais'). Sémantiquement, la maximisation s'applique sur le degré zéro d'existence de la dénotation.


(5) Foeltr sort n'am-eus bet digantañ.
foudre sorte ne1 R.1SG a eu de.lui
'Je n'ai reçu de lui absolument rien.'
Trégorrois, Gros (1984:94)


(6) … pa 'z eo gwir n'em eus tamm foeltr netra ebet da zilezel…
quand+C,1 est vrai ne1 R.1SG a morceau foudre rien aucun à1 .laisser
'… puisque je n'ai bien rien à laisser… '
Cornouaillais (Pleyben), Ar Floc'h (1950:31)


Les mots négatifs adverbiaux peuvent aussi être ainsi maximisés, mais la maximisation s'applique directement sur l'adverbe, et non pas sur la négation de l'adverbe. En (7), on obtient 'tout à fait jamais' en non pas *'vraiment pas jamais'.


(7) Tanfoeltr biken ne deuio he zreid en ti-mañ.
feu.foudre jamais ne1 viendra son2 pied.s en.le maison-ci
'Jamais, au grand jamais, elle ne mettra les pieds dans cette maison.'
Trégorrois, Gros (1984:49)


adjectif postnominal évaluatif

Le participe daonet est un adjectif post-nominal qui exprime une attitude négative du locuteur vis-à-vis de la dénotation. Étrangement, l'adjectif implique une saillance du syntagme dans lequel il se trouve dans la structure informationnelle.


(1) e-barzh ar seier daonet-se
dans le sac.s damn.é.
'dans ces fameux sacs'
Standard, Kervella (2002b:27)


Pragmatique

Il n'est pas correct de dire qu'un niveau de langue contraint à l'évitement de mots tabous, et que c'est la motivation qui obtient les maquillages morphologiques de ces mots tabous. Le mot tabou est et reste ostensible avec son camouflage, et c'est le geste tout aussi ostensible de la camoufler (en partie) qui est réalisé par le discours. Ci-dessous, quelques arguments pour le montrer.


compatibilité du mot tabou et de son évitement

Un mot tabou et son évitement sont compatibles dans la même phrase. C'est l'intention ostensible de l'évitement qui fait le niveau de langue.


(2) Atoe ! Ma Doue ! Pegen plijet on ouzh ho kavout yac'h ha dibistig !
à.D...! Mon Dieu ! combien plaisir.é suis à4 vous3 trouver sain et sans1.blessure
'Ah mon Dieu ! Quelle joie pour moi de vous retrouver sain et sauf !'
Standard, Biguet (2017:54)


maquillages aggravants

Certains mots de morphologie expressive jouent sur deux domaines classiquement tabous ou évitent l'un pour le remplacer par l'autre.

C'est le cas de Fidamdoulle qui camoufle Feiz d'am Doue ! 'Foi en mon Dieu' en 'Foi en mon trou', ou encore Mardendoue ! où les bilingues entendent Merde à Dieu !. L'emprunt au français Mordieu ! contient l'offensant Mort à Dieu ! qui est recouvert par un bazar scatologique avec Merdié !, Merdoulle !, Merdamdoulle ! (Gros 1984:148).

mot expressif pour un autre

Il est courant à travers les langues qu'un domaine des mots expressif en alimente un autre. En anglais, l'onomatopée ding-dong dénote un 'pénis', mot tabou. En français tralala est une onomatopée et reprise de chanson, et le tralala peut, entre autres, dénoter le 'sexe', ou 'l'activité sexuelle'. On retrouve les mêmes ponts entre mots expressifs en breton.

  • Le nom dipadapa dénote la 'colique' et réalise aussi une interjection traduisible par Badaboum ! (Cornillet 2020), ainsi que, rédupliqué, le bruit d'un cheval au galop (Dipadapa ! Dipadapa ! 'Tagada ! Tagada !' Skol an Emsav 1977:14).
  • L'onomatopée klak ! est utilisée pour exprimer un mouvement de chute de solide sur le sol. Menard (1995) donne klakañ 'coïter'. Le dérivé nominal klakenn 'dénote une 'personne bavarde'.
  • L'onomatopée flav ! /flaw/ est utilisée pour exprimer un mouvement de chute de liquide visqueux sur le sol (à Locronan, A-M. Louboutin (02/2022)). La même locutrice utilise flav /flaw/ comme un adjectif qui signifie 'bavard'. Menard (1995) traduit l'adjectif flav par '(fille) dévergondée'.
  • L'onomatopée strak ! est utilisée pour exprimer un craquement, une action brève comme le bris d'une branche sèche. Menard (1995) donne strak, c'hoari strakoù 'coïter', strakeilhoù 'parties sexuelles de l'homme', strakell 'femme légère', strakenn 'putain', et strakouilhenn 'mauvaise femme'. Le nom strak dénote aussi un 'joint (de cannabis), pétard' (Standard, Kerrain 2015b:197).

Horizons comparatifs

On retrouve le même processus de maquillage morphologique de noms tabous en français comme Morbleu ! Tudieu !, etc.

Saperlotte !, Saperlipopette !, Sacrebleu !, Sapristi ! résultent d'évitements de l'adjectif sacré. Nom d'une pipe en bois !, Nom d'un chien évitent le blasphématoire Nom de Dieu !. Diantre ! évite de prononcer le nom de Diable.

Les mots magiques et incantations comme le français Abracadabra ! font partie des mots tabous et usent de morphologie expressive.

Bibliographie

breton

  • Jouitteau, Mélanie. 2023a. 'A survey of Breton expressive words', Jeffrey P. Williams (éd.), Expressivity in European Languages, Cambridge University Press, 295-309. texte ou texte.

horizons comparatifs

  • Olivier, C. 2000. 'L'Interjection Mon Dieu: variabilité sémantique et situations de discours', Cahiers de praxématique 34, 161–89.