Verbe analytique

De Arbres
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Un verbe analytique est un verbe qui, pour être conjugué, apparaît en deux blocs morphologiques séparant le verbe lexical des traits grammaticaux de temps et d'accord (Lenn a ran 'Je lis', Lennet he doa... 'Elle avait lu'). C'est le contraire d'un verbe synthétique, qui lui est conjugué à l'intérieur d'un même bloc morphologique autour du verbe lexical (...e lennan '... je lis').

Dans les conjugaisons analytiques, le contenu lexical du verbe apparaît séparément sous une forme de participe ou sous une forme infinitive. Un auxiliaire sert de support morphologique du temps, de l'aspect et éventuellement des traits de l'accord sujet: bezañ 'être', kaout 'avoir', ou encore l'auxiliaire ober 'faire'.


(1) Kollet en-deus Yann e hent er c'hoad.
perdu R.3SGM a Yann son1 chemin en.le 5bois
'Yann perd son chemin dans le bois.'
Trégorrois (Bulien), Stephens (1982:125)


(2) Koll a ra Yann e hent er c'hoad.
perdre R1 fait Yann son1 chemin en.le 5bois
'Yann perd son chemin dans le bois.'
Trégorrois (Bulien), Stephens (1982:125)


Morphologie

plusieurs verbes, un support

L'auxiliaire ober sert de support morphologique aux morphèmes du temps, de l'aspect et éventuellement aux marqueurs de l'accord sujet. Plusieurs verbes peuvent ainsi utiliser un même support d'auxiliation.


(3) Bale, redek, nijal a rit-hu war-du an termen.
marcher courir, voler R faites-vous sur-côté le terme
'Vous marchez, courez, volez vers le terme.'
SMM. (1864:32), cité dans Le Gléau (1973:45)


suffixes particuliers de l'infinitif

Le verbe à l'infinitif qui apparaît dans la conjugaison analytique peut avoir une forme différente du verbe infinitif en isolation ou dans d'autres environnements syntaxiques (Ernault 1888b:246,7, Jouitteau 2013:336, Châtelier 2016:213).


suffixes vides, vs. -añ, -et, -al

Le suffixe peut être optionnellement vide dans la conjugaison analytique.

 Ernault (1888b:247):
 "En petit Tréguier, on emploie souvent, à cette cinquième conjugaison, la racine verbale sans aucune terminaison, lors même que cette forme d'infinitif est par ailleurs tout à fait inusitée: gwel ë rañ et gwelet ë rañ 'je vois', zell et zelled ë rañ 'je regarde', klev et klevet ë rañ 'j'entends', kerz et kerzet ë rañ 'je marche', gouvé et gouvéed ë ran 'je sais', anav, anaved et an'vé ë rañ 'je connais', gall et galled ë rañ 'je puis', iv ë rañ et ivañ' rañ 'je bois', joñj et joñjal ë rañ 'je pense'; mais on dit toujours, par exemple, red e gwelet, zellet, etc. 'il faut voir, regarder', etc. Notons l'expression deu 'ra 'il vient', plus spéciale aux cas comme deu 'ra jist 'il vient du cidre (du robinet)'; par ailleurs on dit mieux doñd ë ra ou doñ 'ra (et toujours red e doñt)."


On trouve effectivement régulièrement des formes abrégées sans suffixe de l'infinitif dans la forme de conjugaison analytique en ober.


(4) Sant ' rit 'n douar ' kreno.
sentir (R) faites le terre (à4) trembler
'Vous sentez la terre qui tremble.'
Scaër/Bannalec, H. Gaudart (04/2016)


 Châtelier (2016:219):
 "Le seul auteur vannetais où nous avons trouvé ce type d'infinitif pré-verbal est aussi l'un des plus anciens : Joachim Guillôme (né en 1797). [Dans Livr el Labourér, en vannetais de 1849]:
 Kleu e hrer pel duhont er gurun é tarhein.
 'On entend loin là-bas le tonnerre qui gronde.'
 Koeh e hra ha merwel é dan hé beh ponner.
'Elle tombe et meurt sous le fardeau de son poid.'


Madeg (2013:14) considère que la forme élidée est une faute qu'il considère typique des néo-brittophones. Il corrige lavar a ra en lavaret a ra. La forme élidée est assez commune en standard (Lar a ra deomp penaos e vez renket ar galloud en Europa 'Il nous explique comment est organisé le pouvoir européen', S. Georgeault, Radio Kerne).


-et vs. -ein

 Châtelier (2016:219):
 "dans les traductions de Marion comme dans celles de Sévéno, toute marque de l'infinitif du verbe subit une sorte de normalisation et tend à devenir -ein en position préverbale dans les conjugaisons analytiques."


Châtelier (2016:213) relève par exemple chez Marion gùélet 'voir' en isolation, mais en conjugaison analytique gùélein e rér 'On voit', ainsi que larèt 'dire', mais en conjugaison analytique larein e rér 'on dit', et de même pour cleuet mais cleuein e rér, sellet mais sellein e rér. Cette différence, si elle est consistante, n'est cependant pas systématique, et quelques verbes en conjugaison analytique apparaissent avec le suffixe qu'ils ont en isolation ou ailleurs dans la phrase.


à ne pas confondre? -o vs. -ek en Cornouaille

"Certaines localités de Cornouaille, qui par ailleurs préfèrent la terminaison -o pour les infinitifs lui donnent plutôt une désinence -ek quand il est suivi de l'auxiliaire 'faire'" (Ernault 1888b:246,7). Cependant, ce phénomène déborde la conjugaison analytique pour toucher tous les verbes à l'initiale (Labourek a so red 'il faut travailler').


Syntaxe

sujet

restriction aux sujets incorporés?

La réalisation d'un syntagme nominal sujet postverbal est notée incompatible avec la conjugaison analytique par plusieurs auteurs (Le Gléau 1973:44, 45, Varin 1979, et pour Carhaix Timm 1989). Le Gléau (1973:44, 45) note qu'en corpus, ces structures n'apparaissent qu'avec des sujets pronominaux incorporés. Selon lui, la présence d'un sujet postverbal implique forcément une lecture focale sur le verbe infinitif antéposé, ce qui implique qu'il s'agit alors d'un cas d'antéposition du VP entier.


Bouzec & al. (2017:27) disent que les ordres analytiques en général sont évités en cornouaillais de l'Est maritime, mais l'exemple qu'ils donnent contient précisément un sujet réalisé postverbal. En (1), ils rapportent que "la juxtaposition du sujet et d[u] COD donne une impression de lourdeur à la phrase". L'ordre SVO est ici préféré, avec une lecture neutre sur le sujet (Ma sa' kouz 'gozè brèoneg).


(1) * Kozal 'rêè ma sa' kouz brèoneg.
parler (R)1 faisait mon2 père vieux breton
'Mon grand père parlait breton.'
Cornouaillais (Moëlan), Bouzec & al. (2017:27)


Il est cependant indéniable que l'on trouve des ordres analytiques avec un sujet postverbal à travers les dialectes. Dans les exemples ci-dessous, on voit qu'ils sont particulièrement bas dans la structure informationnelle, avec des lectures de type impersonnelle. En (2), à Duault, le sujet an den, qu'on l'analyse comme un sujet lexical ou un pronom, n'est pas incorporé. Le prédicat mont skuizh est cependant discontinu, ce qui suggère que mont est une tête verbale.


(2) Met mont a ra an den skuizh.
mais aller R fait le homme (on) fatigué
'Mais les gens se fatiguent.'
Duault, Avezard-Roger (2004a:145)


En (3), aucun objet n'est présent, mais on a tout de même une conjugaison analytique avec un sujet postverbal réalisé.


(3) Sevel a rae an dud abretoc'h pa veze devejou.
lever R1 faisait le 1gens tôt.plus quand1 était jour.n.ées
'Les gens se levaient plus tôt les jours de corvée.'
Poullaouen, Favereau (1984:444)


patients, expérienceurs et arrière-plan

Selon Châtelier (2016:219), "les conjugaisons analytiques n'impliquent pas directement le sujet, ou pas de manière consciente", ou montrent un "détachement entre l'action et le sujet". La généralisation ne concerne pas les sujets directs, ni n'implique que le système de conjugaison soit conscient, ou le locuteur conscient du système de conjugaison.

Au regard de ses exemples, il s'agit de sujets explétifs (Glav a ra 'il pleut'), de sujets incorporés (Breiniñ a ra 'il pourrit'), de sujets bas dans la structure informationnelle (Dont a rae an dud 'les gens venaient', "le sujet étant ici vague"), et enfin de sujet des verbes intransitifs inaccusatifs, où le sujet ne tient pas le rôle d'agent (Mervel a ra ar verc'h-mañ 'cette fille meurt'). La restriction est particulièrement remarquable dans le cas des pronoms impersonnels. Châtelier trouve plus de 63% de sujets impersonnels parmi les conjugaisons analytiques en vannetais de 1768 (Pourchasse, IS.(I)), plus de 80% en vannetais de 1838 (Marion, EOVD.) et 50% en vannetais de 1917 (Séveno, ENVD.), qui ne constituent qu'une sous-partie des pronoms incorporés.

Chez les auteurs du XX° comme Herrieu, Oliero, ce pourcentage des sujets impersonnels dans la conjugaison analytique tombe sous 12%. Les sujets lexicaux sont globalement des expérienceurs, mais on commence à voir apparaitre des sujets agentifs.


(4) Kornal e hré en ti get é douiadelleu.
corner R fait le maison avec son1 jurons
'La maison résonnait de ses jurons.'
Vannetais, Ar Bayon (1902:84)


(5) Rein e hra dein er veitouréz ul léh de seùel guélé...
donner R fait à.moi le1 métayère un lieu pour1 monter lit
'La métayère me donne un endroit pour y mettre un lit...'
Vannetais, Herrieu (1933-1942:[16/09/1914])


Il serait important de savoir si indépendamment, en vannetais pré-moderne, les sujets lexicaux peuvent être postverbaux ou non. En effet, si ils sont tous préverbaux, la conjugaison analytique qui n'est pas compatible avec un sujet préverbal sera interdite dès qu'ils sont présents.


ce qui peut précéder une conjugaison analytique

complémenteur d'enchâssées

Selon Stephens (1982:102), la conjugaison analytique en ober, 'faire' avec une tête infinitive est restreinte aux phrases matrices et est toujours illicite dans les enchâssées. On en trouve cependant des exemples parmi les ordres T2 en enchâssées.


(6) N'ouzon ket ha dont a raio.
ne sais pas si venir R fera
'Je ne sais pas s'il viendra.'
Merser (2011:56)


pas la négation

Contra Goyat (2012:285), cette construction est incompatible avec la négation (Stephens 1982:105).


(7) * Debriñ ne ra ket Yann krampouezh ed-du.
manger ne fait pas Yann galettes blé-noir
'Yann ne mange pas de galettes de sarrasin.'
Stephens (1982:105)


Ceci fournit un contraste intéressant avec la focalisation de VP propre à la construction avec ober anaphorique:


(8) Debriñ krampouezh ed-du ne ra ket Yann.
manger galettes blé-noir ne fait pas Yann
'Yann ne mange pas de galettes de sarrasin.'
Stephens (1982:105)


pas alies préverbal

L'adverbe alies 'souvent' peut apparaître à l'initiale de phrase, mais ne peut pas précéder un temps analytique.


(1) (* Alies) Kompren a ran an traoù a lavarez. (Alies e komprenan...)
souvent comprendre R fais le choses R1 dis
'Je comprends souvent ce que tu dis.'
Lesneven/Kerlouan, A. M. (04/2016)


da vihannañ, 'au moins'

(2) Da vihana kas a ran va daou sekretour d'ho kaout...
à1 petit.le.plus envoyer R1 fais mon deux secrétaire pour1 vous3 trouver
'J'envoie au moins mes deux secrétaires vous trouver...'
Cornouaillais / Léon, Croq (1908:68)


absence d'extraction longue distance

L'extraction longue distance est illicite avec la conjugaison analytique, ce qui fournit encore un contraste avec la construction avec ober anaphorique.


absence de temps composés

La conjugaison analytique en ober, 'faire' ne supporte pas d'être elle-même mise à un temps composé. Stephens (1982:106) remarque que l'auxiliaire ober est incompatible avec un auxiliaire perfectif ou passif.


(3) * Prenañ az peus graet ur wetur nevez.
acheter R as fait un1 voiture neuf
'Tu as acheté une voiture neuve.'
Stephens (1982:103)


(4) * Prenañ a zo graet ur wetur nevez.
acheter R est fait un1 voiture neuf
'Tu as acheté une voiture neuve.'
Stephens (1982:103)


ordre V-AUX

Dans la conjugaison analytique, l'auxiliaire ober est toujours prononcé après le verbe infinitif (Jouitteau 2011, 2012, 2013). L'ordre [AUX ober - Verbe] n'est jamais constaté.


répartition dialectale des usages

Timm (1987a:262,fn32) considère que l'usage de la construction périphrastique en ober est plus répandue en breton carhaisien oral qu'en breton standard ou dans les corpus écrits.

Timm (1987a:263,fn33) remarque que la conjugaison analytique en ober est évitée avec kavout mat 'aimer, apprécier'.

Diachronie et horizons comparatifs

Les structures analytiques sont attestées dans toutes les variétés de breton et, au delà, dans toutes les langues celtiques.


(1) [ monet pront ] a gresont y.
aller promptement R font-eux
'Eux vinrent rapidement.' Breton 1650, Nl. 28


(2) [ Da hem maruaillaff ] a grez en bras oar an edefiç hac an artifiç en templ man...
(te) se émerveill.er R1 fais en grand sur le édifice et le artifice en.le temple ci
'Tu t'émerveilles grandement sur l'édifice et l'artifice de ce temple...'
Breton 1576, Ca., Loth (1890c:290)


A ne pas confondre

Tous les ordres de mots avec un infinitif à l'initiale devant un auxiliaire ober 'faire' ne sont pas des cas de conjugaison analytique.

Certains sont des cas d'antéposition de groupe verbal avec l'auxiliaire anaphorique ober. Leurs propriétés syntaxiques sont différentes.


Analyse théorique

Hewitt (1988a) et Jouitteau (2011) proposent que le contexte syntaxique où apparaît cette conjugaison analytique coïncide exactement avec les environnements de dernier recours pour les ordres à verbe second.

Cette généralisation prédit que cette structure est restreinte aux phrases où l'espace prétensé serait autrement vide, ce qui rendrait la phrase illicite:

- phrases non impératives (car les phrases impératives sont à verbe initial de toute façon)
- phrases simples ("matrices") car dans les enchâssées, l'espace préverbal est occupé par le complémenteur.
- phrases sans focus préverbal (en contraste avec l'auxiliaire ober en moyen breton)
- phrases sans le verbe emañ, puisqu'il est licite à l'initiale
- phrases sans négation


L'hypothèse d'une opération de dernier recours obtenant un ordre de mots à temps second prédit justement que dans le conjugaison analytique aura des distributions complémentaires à la distribution des sujets préverbaux. Plus le dialecte favorise les ordres à sujet initial SVO, comme le vannetais, et plus la conjugaison analytique sera associée aux rares sujets postverbaux, les sujets incorporés, ou aux sujets patients de l'action ou expérienceurs qui se trouvent moins facilement en position pré-tensée.

Jouitteau (2011) propose un scénario de formation de conjugaison analytique où le verbe monte en initiale de phrase dans la tête tensée, puis est excorporé de la tête tensée. L'interface phonologique prononce ensuite un auxiliaire par défaut dédié au support des morphèmes de temps, d'aspect et éventuellement d'accord du sujet. Cette hypothèse permet d'expliquer que l'infinitif n'apparaît jamais après l'auxiliaire ober en conjugaison analytique, qu'elle n'est pas possible à longue distance et que l'excorporation ne soit jamais possible hors d'un auxiliaire lui-même composé. Cette hypothèse permet enfin d'expliquer les cas de verbes qui se prennent eux-mêmes comme auxiliaires, de type Gouzout a ouzon... (/savoir R je.sais' > 'Je sais.'): Jouitteau (2011) propose qu'il s'agit alors du même procédé d'excorporation, mais avec prononciation de la copie la plus basse qui crée le redoublement.


Effet de discours

Les avis divergent sur l'effet de discours associé à la conjugaison analytique.

Il est crucial pour aborder cette question de faire la différence entre les constructions analytiques simples (Debriñ a rae sivi neuze, 'Alors elle mangeait des fraises') et les ordres à VP antéposé, où le verbe infinitif apparaît en début de phrase avec par exemple son objet (Debriñ sivi a rae neuze!, 'Alors elle MANGEAIT DES FRAISES!'). Les ordres de mots où tout un bloc verbal est antéposé ont évidemment la structure informationnelle associée de topique ou de focus. Il est important de le noter car souvent, les descriptions dialectales utilisent un verbe intransitif. Merser (1963:§392) considère par exemple que dans la phrase Kana a ran 'Je chante', le verbe infinitif kanañ est mis en relief. Cependant, cette constatation ne présume pas du résultat de l'emploi d'un transitif (? Kanañ (eo) a ran ar ganaouenn). Il est donc important de tester des verbes transitifs antéposés dont l'objet est postverbal.


répartition dialectale des effets d'emphase

dialectes à emphase possible

Gros (1970b:'ober') considère que l'auxiliaire ober "s'emploie lorsque l'emphase porte sur le verbe lui-même". Il donne pêle-mêle en exemple des conjugaisons analytiques et des antépositions de VP.


(1) Debriñ a rit boued?
manger R1 faites nourriture
'Mangez-vous?'
Trégorrois, Gros (1970b:'ober')


Merser (1963:§447) considère qu'en (2), où on voit bien que l'objet du verbe est resté à droite, "le verbe est le mot principal". L'objet du verbe référant à une chanson, qu'on ne peut guère faire que chanter, on peut en déduire qu'il ne s'agit en tout cas pas ici d'un focus contrastif.


(2) Kana a ra Yann "ar vatezh vihan". Merser (1963:§447)
chanter R1 fait Yann le 1bonne 1petite
'Yann chante "ar vatezh vihan".' [la petite bonne]


Pour Trépos (2001:§438), la conjugaison analytique est nettement associée à un effet d'emphase. Son hypothèse est appuyée par le fait qu'il est possible de trouver ces structures à l'intérieur de clivées en 'ni (voir Trépos 2001:§438, C'hoarzin 'ni ray, 'C'est rire qu'il fera.'). Press (1986:189) note les mêmes faits pour la clivée en 'ni, et prend soin de les tester avec un verbe transitif dont l'objet e vignonez est resté dans le champ du milieu pour être sur de manipuler une tête verbale et non un constituant plus grand.


(3) Gwelout 'ni ra Yann _ e vignonez.
voir focus fait Yann _ son1 ami.e
'Yann VOIT son amie.'
'Yann actually sees his girlfriend.'
Standard, Press (1986:189)


Noyer (2019:241) donne la conjugaison analytique comme assez commune, sans noter d'emphase (4), mais [[Noyer (2019)|plus loin, p.249), il note que la construction analytique à Briec a "souvent un degré d'emphase". En (5), le contexte de discussion invoque l'activité d'aller vérifier le matin qu'il n'y a pas des traces de renard au jardin. L'effet semble être de verum focus.


(4) [koˈzeˑl ʁɐ o bɛʁn lɑ᷉ ˈgɐʃu] Cornouaille (Briec), Noyer (2019:241)
Kaozeal (a) ra ur bern lañgachoù.
parler (R) fait un tas langues
'Il/Elle parle plein de langues.'


(5) [bɛ᷉ ː paˈseːl ʁa bjuz ˈɐxə ˈgiʃə, ᷉ɛ] Cornouaille (Briec), Noyer (2019:249)
Ben... paseal (a) ra biou aze, e-giz-se, hein.
eh bien passer (R) fait à-côté comme-ça einh
'Eh bien, (le fait est qu')il passe par ici, einh.'


En (6), il semble que l'effet obtenu est une focalisation sur le contenu lexical du verbe. L'interlocuteur vient de dire ironiquement que le locuteur parle "très bien" breton.


(6) [eˈsɛj ʁɔ᷉ ]
Eseye a ran.
essayer (R) fais
'J'essaie.'
Cornouaille (Briec), Noyer (2019:249)


dialectes sans effet apparent d'emphase

À l'opposé, Le Gléau (1973:45) relève les conjugaisons en ober en corpus, et note qu'elles apparaissent surtout pour l'introduction d'un nouveau paragraphe. Cette observation concorde avec l'hypothèse qu'elles coïncident avec des phrases à structure informationnelle plate (c.-à-d.. sans focus du tout ou avec un focus réparti sur toute la phrase). Pour Hewitt (1988a) et Jouitteau (2011), la conjugaison analytique est caractérisée par une lecture neutre sur l'infinitif. La tête verbale antéposée ne reçoit pas de lecture focale, ou de topique. En (5), on voit effectivement que les clivées en eo sont agrammaticales.


(1) Gwelout (* eo) ra Yann _ e vignonez.
voir est fait Yann _ son1 ami.e
'Yann voit son amie.'
Standard, Press (1986:189)


La donnée en (2) est intéressante: il est visible qu'il s'agit d'une antéposition de tête verbale, car l'objet du verbe (le VP distag 'Gouten tag' ag ar gwellañ), est resté à droite de l'auxiliaire tensé. Le focus de la phrase porte sur le sujet 'nous', avec un pronom sujet écho et son adverbe focalisateur ivez 'aussi'. L'hypothèse d'un effet d'emphase sur le verbe lexical 'essayer' impliquerait une double focalisation dans cette phrase.


(2) Esae a raomp-ni ivez [VP objet distag Gouten tag ag ar gwellañ ].
essayer R faisons-nous aussi prononcer Gouten tag de le mieux
'Nous essayons, nous aussi, de prononcer Gouten tag de notre mieux.'
Vannetais, Herrieu (1994:288)


Il est plausible que les dialectes varient précisément dans leur abilité à faire porter une lecture de focus sur la tête verbale.

analyse

La conjugaison analytique est compatible avec une lecture de focus, comme illustré dans le dialecte de Trépos ou à Briec, et dans le dialecte testé par Press. Dans ces dialectes, ce n'est pas le cas que tout focus ou toute clivée soient possibles ou que toute structure analytique soit focalisées.

L'agrammaticalité des clivées en eo, même pour Press qui obtient la lecture focale avec 'ni, plaide pour une analyse de mouvement de tête. Une tête ne peut pas monter en zone de focus par un mouvement A-barre, ce qui prédit l'agrammaticalité de la structure en eo. Les structures à lecture focales en 'ni, elles, disponibles dans certains dialectes, ont grammaticalisé en un simple marqueur de focus. Ce marqueur est généré dans la structure verbale et cliticise sur la tête verbale.

Terminologie

Press (1986:228) traduit amzer-gevrennek par 'compound tense'.

Goyat (2012:285) parle indifféremment de conjugaison périphrastique pour les antépositions de têtes verbales et les focalisations/topicalisation de groupe verbal.


Bibliographie

  • Borsley, R.D. M.L. Rivero & J. Stephens. 1996. ‘Long Head Movement in Breton’, The Syntax of the Celtic Languages: a comparative perspective, ed. Robert D. Borsley and Ian Roberts, 53-74. Cambridge University Press. Preview
  • Hewitt, Steve, 1988a. 'Ur framm ewid diskriva syntax ar verb brezoneg / Un cadre pour la description de la syntaxe verbale du breton', La Bretagne Linguistique, 4:203-11.
  • Jouitteau, M. 2013, 'La conjugaison analytique de doublement du verbe en breton', Ali Tifrit (éd.), Phonologie, Morphologie, Syntaxe Mélanges offerts à Jean-Pierre Angoujard, PUR, 327-354. texte en ligne.
  • Jouitteau, M. 2012. 'Verb doubling in Breton and Gungbe; obligatory exponence at the sentence level’, The Morphosyntax of Reiteration in Creole and Non-Creole Languages, Aboh, Enoch O., Norval Smith and Anne Zribi-Hertz (éds.) [CLL 43]
  • Jouitteau, M. 2011. 'Post-syntactic Excorporation in Realizational Morphology: Breton Analytic Tenses', Andrew Carnie (éd.), Formal Approaches to Celtic Linguistics, Cambridge Scholars Publishing, 115-142. texte en ligne.
  • Jouitteau, M. 2007. ‘The Brythonic Reconciliation: From V1 to generalized V2’, Craenenbroek and Rooryck (éds.), The Linguistics Variation Yearbook, Netherlands, 163-200. texte en ligne.
  • Jouitteau, M. 2005/2010. La syntaxe comparée du Breton, éditions universitaires européennes, ISBN 978-613-1-52800-2. manuscrit en pdf ici ou ici.
  • Stephens, J. 1982. Word order in Breton, Ph.D. thesis, School of Oriental and African Studies, University of London.