Épistémicité
La valeur épistémique d'une phrase dépend de la croyance du locuteur dans la véracité de son propos. Un marqueur épistémique est tout élément qui renseigne sur le degré de confiance du locuteur dans le contenu de son propre énoncé.
En (1), le contexte est que quelqu'un a demandé à voir une personne qui se trouve être absente. Le locuteur répond en localisant la personne attendue, mais il modère sa confiance dans le contenu de son énoncé avec le modal dleout 'devoir' qui signifie que le locuteur n'est est pas sûr à 100%. Le modal dleout est sans doute la stratégie épistémique le plus utilisée avec l'emploi des conditionnels (Hewitt 2010b, 2011).
(1) | [gleˑs | ke | be | ʁe | bɛl] | ||||||||||||||||
(Eñ | a) | gles | ket | bezañ | re | bell. | |||||||||||||||
lui | R1 | doit | pas | être | trop1 | loin | |||||||||||||||
'Il doit pas être trop loin.' | |||||||||||||||||||||
Cornouaillais (Briec), Noyer (2019:240) |
Inventaire
Il existe en breton différents marqueurs épistémiques, plus ou moins grammaticalisés.
modaux
modaux épistémiques
Une manière évidente de marquer l'épistémicité est par le biais modal, avec des modaux et des constructions modales qui dénotent une gradadation de probabilité.
Certains de ces modaux épistémiques n'expriment que l'épistémicité, comme Me 'bari 'Je parie (que)' qui grammaticalise en une particule épistémique dans certains dialectes, et ne peut qu'exprimer la confiance qu'a le locuteur dans la véracité de son énoncé.
(1) | Bai | ma-oñ | hon' | da | jéto. | ||||||||||||
Me | a | bari | emañ | o | vont | da | jetañ. | Équivalent standardisé | |||||||||
moi | R1 | parie | est(-lui) | à4 | aller | pour1 | vomir | ||||||||||
'Je parie qu'il va vomir.' | |||||||||||||||||
Cornouaillais de l'est maritime, Bouzec & al. (2017:431) |
(2) | [ baj | ən ˈdeiːnse | ni e, | me | goˈmɐːlɛs | nøs | bet | oen | akˈsiːdn | gɐ | i | oto | ˈde᷉ ɔ] | |||||||
Bai | an den-se | an hini eo, | ma | gomalez | (e) neus | bet | un | aksidant | gant | e | oto | dezhañ. | ||||||||
1parie | le personne.là | le celui est | mon2 | camarad.e | R a | eu | un | accident | avec | son1 | auto | à.lui | ||||||||
'Il y a des chances que cet homme soit celui avec la voiture duquel mon amie a eu un accident.' | ||||||||||||||||||||
Cornouaillais, (Briec), Noyer (2019:244) |
Certains modaux épistémiques sont des modaux que l'on trouve dans d'autres contextes avec une lecture déontique comme certains emplois de dleout et, plus rarement, rankout 'devoir'. On a les mêmes ambiguïtés de lecture avec le verbe français devoir, ou l'anglais must.
(3) | Ha | sur | ir | menér men | e | telé | bout | tud. | ||||||||||
et | surement | en.le | manoir.ci | R4 | doit | être | gens | |||||||||||
'Et il devait certainement y avoir des gens dans ce manoir.' | ||||||||||||||||||
Vannetais, An Diberder (2000:104) |
(4) | Ar frer | rener | eta | a rankas | bezañ | klevet | un diaoul | a dra | diwar | va | fenn... | |||||||
le frère | direct.eur | donc | R1 dut | être | entend.u | un diable | de1 chose | de.sur | mon2 | tête | ||||||||
'Le frère supérieur a dû entendre une diable de chose sur mon compte...' | ||||||||||||||||||
Léonard (Bodilis), Ar Floc'h (1985:75) |
lecture épistémique sur modal non-spécialisé
Il est possible d'obtenir des lectures épistémiques avec des modaux qui marquent la possibilité contingente, comme gallout 'pouvoir ' (C'hell bezañ ! 'Ca se peut !').
Il me semble que même les modaux les plus déontiques comme faotañ 'falloir' ou ret, dav 'obligé' peuvent avoir une lecture épistémique avec un contexte qui pousse cette lecture. Il serait intéressant de croiser cette intuition de non-native avec des données de corpus ou d'élicitation.
(1) | CONTEXTE: Devant un panneau de 7mx7m | ||||||||||||||
Faot | a | ra | dezhi | bezañ | bet | gwelet | ar skritell | memestra ! | |||||||
faut | R1 | fait | à.elle | être | été | v.u | le affiche | quand.même | |||||||
'Il faut bien qu'elle ait vu l'affiche, quand même !' |
(2) | CONTEXTE: Devant un panneau de 7mx7m | ||||||||||||||
Ret | mat eo | dezhi | bezañ | bet | gwelet | ar skritell | memestra ! | ||||||||
obligé | bien est | à.elle | être | été | v.u | le affiche | quand.même | ||||||||
'Il faut bien qu'elle ait vu l'affiche, quand même !' |
(3) | CONTEXTE: Devant un panneau de 7mx7m | ||||||||||||||
Dav | mat eo | dezhi | bezañ | bet | gwelet | ar skritell | memestra ! | ||||||||
obligé | bien est | à.elle | être | été | v.u | le affiche | quand.même | ||||||||
'Il faut bien qu'elle ait vu l'affiche, quand même !' |
Le même effet de "forçage" de la lecture épistémique n'est pas possible avec les modaux volitifs, comme fellout, plijout 'plaire' ou mennout 'vouloir'.
mode conditionnel
L'expression du mode conditionnel implique la reconnaissance d'une partie de doute quant à la véracité ou la précision rapportée.
(4) | En em | astenn | a | rafe | an | taouarc'hegi | war | ouzphenn | tri | milion | a | gilometradoù | karrez | er | bed. | ||||||
se1 | étendre | R | ferait | le | tourb.ières | sur | plus | trois | million | de1 | kilomètr.age.s | carré | en.le | monde | |||||||
'Les tourbières s'étendraient sur plus de trois millions de kilomètres carrés.' | |||||||||||||||||||||
Standard, Ar Meur (2008) |
constructions adjectivales
On trouve aussi des adjectifs dénotant la capacité et qui ont une lecture épistémique, avec le locuteur qui induit une part d'inconnu pour lui dans la résolution.
(1) | Kapad | eo | houmañ | da | gouezo. | ||||||||||||
capable | est | celle-là | de1 | tomber | |||||||||||||
'Celle-ci est susceptible de tomber.' | |||||||||||||||||
Breton central, Favereau (1984:357) |
(2) | Gouest | eo | houmañ | da | gouezo. | ||||||||||||
capable | est | celle-là | de1 | tomber | |||||||||||||
'Celle-ci est susceptible de tomber.' | |||||||||||||||||
Breton central, Favereau (1984:357) |
(3) | [ | bliʃ | ke | dɪŋ | mɔ᷉ n | ban | ˈ | ɛ᷉ ʃu | bɛn | ve | ʁøz | amɔs, | poˈgɐʁ | ˈbʁɑ᷉ ku | ve | gwɛs | de | ˈgweo] | ||||||
' | Blij | ket | din | mont | e-barzh | an | hentoù | benn | e | vez | reuz | a mod-se, | peogwir | brankoù | a | vez | gouest | da | gouezhañ. | Graphie standard | ||||
ne1 | plaît | pas | à.moi | aller | dans | le | route.s | quand | R4 | est | charivari | de comme-ça | car | branche.s | R1 | est | capable | de1 | tomber | |||||
'Je n'aime pas être sur les routes quand c'est tellement agité, parce que des branches pourraient tomber.' | ||||||||||||||||||||||||
Cornouaillais (Briec), Noyer (2019:251) |
constructions adverbiales
De multiples adverbes de probabilité induisent un doute quant à la confiance du locuteur dans la véracité de son énoncé (voir, sur ce site, la liste des adverbes épistémiques).
Certains de ces adverbes montrent une confiance restreinte:
- marteze 'peut-être', feteiz, kredapl, mitio, meus aon, moarvat, 'sans doute', emichañs 'j'espère', dañjer 'je redoute'
D'autres réalisent des marqueurs de confiance:
- a-dra-sur, sur, sur avat !, douetus 'sûrement'
Ces adverbes peuvent être modifiés (kaji sur). Certains sont neutres quant à ce que le locuteur souhaite, mais d'autres ont au contraire une dimension évaluative.
(1) | Glô | a vo | hirio | { moarvad | / | emichañs }. | ||||||||||||||
pluie | R sera | aujourd'hui | sans.doute | / | sans.doute | |||||||||||||||
'Il va pleuvoir aujourd'hui.' (et je le désire) | ||||||||||||||||||||
Cornouaillais (L'Hôpital-Camfrout), Le Gall (1958) |
constructions nominales
(2) | Dañjer | e | vo | glô | hirio. | ||||||||||||||
danger | R | sera | pluie | aujourd'hui | |||||||||||||||
'Il va pleuvoir aujourd'hui.' (je le redoute) | |||||||||||||||||||
Cornouaillais (L'Hôpital-Camfrout), Le Gall (1958) |
(3) | Klaoustre | ez | eo | bet | staget | da | zeod | ez | kenou ! | ||||||||||||
pari | R+C | est | été | attach.é | ton1 | langue | dans.ton3 | bouche | |||||||||||||
'Je parie qu'on t'a lié la langue !' | |||||||||||||||||||||
Standard, Riou (1923:7) |
distribution
Les adverbes épistémiques sont des adverbes de proposition. Ils peuvent apparaître assez haut dans la structure. Ils ont une portée sémantique sur toute la phrase.
(3) | 'M-eus aon | ez | eer | da | vale ?! | ||||||||||||||
ai.peur | R+C | va.on | à1 | marcher | |||||||||||||||
'Je crois qu'on va se promener.' (que vous allez vous promener) | |||||||||||||||||||
Trégorrois, Gros (1984:159) |
Les adverbes épistémiques comme marteze 'peut-être' peuvent apparaître au-dessus de la négation, provoquant des ordres V3.
(4) | Marteze | ivez | n'he doa | ket | klasket | Matriona | kalz | war | o | lerc'h. | ||||||||||
peut-être | aussi | ne 3SGF avait | pas | cherch.é | Matriona | beaucoup | sur | leur2 | suite | |||||||||||
'Peut-être aussi que Matriona n'avait pas beaucoup cherché à les trouver.' | ||||||||||||||||||||
Standard, Ar Barzhig (1976:34) |
Un adverbe épistémiques comme marteze 'peut-être' peut séparer abalamour de sa préposition da (une modification agrammaticale en français aussi bas dans la structure).
(5) … | hogen | abalamour | muioc'h | c'hoaz | marteze | d'an | istoriou | burzudus, | skrijus | pe | fentus | a veze | warno | da | lenn ! | |||||
mais | à.cause | plus | encore | peut-être | de le | histoire.s | merveilleux | terrifiant | ou | drôle | R1 était | sur.eux | à1 | lire | ||||||
'… Mais peut-être plus encore à cause des histoires merveilleuses, terrifiantes ou drôles qu'on y trouvait à lire.' | ||||||||||||||||||||
Cornouaillais (Pleyben), Ar Go (1950:5) |
verbes de paraître
Les verbes et les constructions de paraître comme les verbes à montée hañval, seblantout 'sembler', ou la construction kaout an aer da 'avoir l'air de' peuvent être considérés comme ayant une lecture épistémique en ce qu'ils induisent la possibilité, même parfois infime, que les apparences soient démenties par les faits.
Interjections
L'attitude du locuteur vis-à-vis de la véracité de son énoncé peut aussi être réalisée (ou focalisée ?) par une interjection.
(6) | pep | hini | veille | mad | or | e | damm | douar, | o | ya ! | |||||||||
chaque | celui R1 | veillait | bien | sur | son1 | morceau | terre | Oh ! | oui | ||||||||||
'Chacun veillait bien sur son lopin, pour sûr !' | |||||||||||||||||||
Léonard (Ouessant), Gouedig (1982) |
Expressions
din da c'houzout 'à ce que je sache'
(7) | Mod | 'mañ | dleet | emañ, | din | da | c'hout. | ||||||||||||||
façon | est | d.û | est | de.moi | de1 | savoir | |||||||||||||||
'C'est bien comme il faut, autant que je sache.' | |||||||||||||||||||||
Cornouaillais (Scaër/Bannalec), H. Gaudart (07/2022) |
prosodie
Une intonation montante, comme dans les questions, peut aussi ouvrir une dimension épistémique.
Diachronie
n'eo ket laret, 'c'est pas dit'
On trouve en breton du XIXe la formule N'eo ket lavaret, ouvrant des possibilités épistémiques comme en français moderne (C'est pas dit que je me rappelle de tous).
(1) | Ne | ket | lavaret | e | vent | deuet | holl | em | spered. | ||||||||||
Ne1 est | pas | d.it | R4 | seraient | venir | tous | en.mon | esprit | |||||||||||
'Peut-être n'ai-je pas souvenir de tous.' | |||||||||||||||||||
Léonard, Troude (1886:'peut-être') |
daoust hag, 'à savoir si'
On trouve aussi des usages de daoust hag dans des affirmatives épistémiques, proches de l'étymologie de daoust en da c'houzout hag... 'à savoir si... '. En breton moderne, ces phrases seraient comprises comme des interrogatives polaires (est-ce que... ).
(2) | Daoust | hag | hen | a | ve | eat | da | vale. | |||||||||||
à1.savoir | si | lui | R1 | est | all.é | pour1 | marcher | ||||||||||||
'Peut-être est-il allé se promener.' | |||||||||||||||||||
Léonard, Troude (1886:'peut-être') |
(3) | Daoust | hag | dre | ama, | ema | ar c'hiz | da | ober | evelse. | ||||||||||
à1.savoir | si | par | ici | est | le 1coutume | pour1 | faire | comme.ça | |||||||||||
'Peut-être est-ce la coutume en ce pays.' | |||||||||||||||||||
Léonard, Troude (1886:'peut-être') |
À ne pas confondre
Les marqueurs épistémiques sont parfois confondus avec les marqueurs d'évidentialité, qui concernent, eux, le marquage de la source de l'information (a-berzh-vat 'de source sure', a glever 'à ce qu'on dit', etc.).
Sont à la fois évidentiels et épistémiques les marqueurs qui prennent le locuteur lui-même comme source, si celui-ci montre aussi une grande confiance dans la véracité de son énoncé, comme avec sur avat ! 'ça oui !', meus aon 'je pense' ou l'expression din da c'houzout 'à ce que je sache'.
Bibliographie
breton
- Hewitt, S. 2011. 'Breton: A tale of two conditionals', présentation donnée à Fourteenth International Congress of Celtic Studies (ICCS-XIV), Maynooth, Ireland, 1-5 August 2011.
- Hewitt, Steve. 2010b. 'Mood in Breton', Björn Rothstein & Rolf Thieroff (éds.), Mood in the Languages of Europe, 292-308. review.
horizons comparatifs et théoriques
- Bergqvist, Henrik. 2017. 'The role of 'perspective' in epistemic marking', Lingua 186–187, 5-20.
- Cornillie, Bert. 2009. 'Evidentiality and epistemic modality: On the close relationship between two different categories', Functions of language 16 (1): 44–62.
- Heritage, John. 2012. 'Epistemics in action: Action formation and territories of knowledge', Research on language & social interaction 45 (1), 1–29.