Focus
Le focus est typiquement l'élément de la structure informationnelle de la phrase qui porte l'information nouvelle, comme dans le cas d'une réponse à une question. La lecture induite s'appelle une lecture focale. Sa place canonique en breton est la périphérie gauche de la phrase.
(1) | Ur c'holc'hed | veze | ivez | c'hoazh. | |||||||||||||||
un 5couette | R1 | était | aussi | encore | |||||||||||||||
'Il y avait aussi une couette.' | |||||||||||||||||||
Léonard (Plougerneau), Elégoët (1982:9) |
Les éléments qui peuvent porter un focus sont, en breton:
- certains syntagmes nominaux focalisés par leur présence en initiale de phrase.
- les syntagmes verbaux infinitifs focalisés par leur présence en initiale de phrase.
- les syntagmes qui apparaissent dans les structures clivées
- les pronoms écho (ma zad-me 'mon père à moi')
- les éléments qui suivent les adverbes focalisateurs: nemet 'seulement, sauf', re 'trop' ou ken 'seulement' ou qui précèdent ivez 'aussi', hepken 'seulement' ou kentoc'h plutôt'
- les éléments qui suivent le présentatif setu 'voici, voila'
Inventaire sémantique
Schapansky (1996:100) distingue différents types de focus en breton:
- le focus interrogatif (exprimé par un constituant interrogatif)
- le focus informatif (un constituant en réponse à une question)
- le focus contrastif (qui exclut des alternatives)
- le focus présentationnel (qui présente comme important un référent du discours jusqu'alors inactivé)
- le focus emphatique (qui présente une information comme surprenante ou intéressante)
- 'all-comment' (structure où toute l'information est nouvelle, en réponse type à une question de type 'qu'est-ce qui s'est passé ?'). Ces structures sont aussi appelées structures informationnelles plates, car aucun élément n'y est plus saillant qu'un autre en terme de structure informationnelle.
Il existe plusieurs définitions du terme de focus, chacune essayant d'isoler le dénominateur commun à tous ces focus différents.
variation dialectale
En breton, l'ordre des mots est intimement lié à aux lectures de focus, qui seront typiquement disponibles pour les éléments antéposés en initiale de phrase. Cependant, un ordre de mots dans un dialecte donné est lié à un type de focus qui n'est pas forcément celui du dialecte à côté.
L'Académie bretonne (1922:294) note ainsi qu'en léonard, "me a lenn al levr veut dire et est senti comme « c'est moi qui lis… », tandis que al levr a lennan est senti comme « c'est le livre que je lis ». En vannetais (comme en Goëlo), la construction a beaucoup perdu de sa valeur expressive."
Sémantique
information nouvelle
Halliday (1967), l'école de Prague (Sgall 1987) ou Jackendoff (1972) considèrent le focus informationnel. Ils s'appuient sur la généralisation que les tous les types de focus ont en commun de porter l'information nouvelle de la phrase. En breton en (2), l'émission a été mentionnée en contexte et est maintenant une information ancienne, reprise par un démonstratif. Seul Jakez Kroc'hen, le sujet du passif, porte l'information nouvelle et le focus, ce qui l'impose à l'initiale de phrase (comparez avec Alies e veze lâret Jakez Konan eus an abadenn-se).
(2) | "Jakez Kroc'hen" | a | veze | lâret | eus | an | abadenn-se | war | Radio Kimerc'h. | |||||||||
Jakez Kroc'hen | R1 | était | d.it | de | le | émission-là | sur | Radio Kimerc'h | ||||||||||
'Cette émission sur Radio Kimerc'h s'appelait "Jakez Kroc’hen".' | ||||||||||||||||||
Cornouaillais (Ploéven), Gouérec (2018:14) |
Krifka (2006) s'oppose à la restriction du focus au portage d'information nouvelle, en pointant des exemples comme (3), où John a été introduit dans le discours.
(3) Qui a volé le cookie, John ou Marie ?
- John a volé le cookie.
marqueur d'alternatives
Selon Krifka (2006), le focus indique "la présence d'alternatives pertinentes pour l'interprétation des expressions linguistiques". Par exemple en français, il faut une intonation focale sur plat du JOUR pour convoquer un contraste avec une alternative (plat de la nuit).
Un focus particulier est le focus de correction, qui propose une alternative à une information donnée antérieurement. Ce focus est syntaxiquement particulier, par exemple en breton en (1) il n'est pas obligatoirement à l'initiale de phrase comme, par exemple, un focus interrogatif.
(1) | A : | Ar vugale | o deus | gwelet | ar gwaz | deac'h. | B : | Ket, | ar vugale | o deus | gwelet | ar vaouez. | |||||
le 1enfant.s | 3PL a | v.u | le homme | hier | pas | le 1enfant.s | 3PL a | v.u | le 1femme | ||||||||
A : 'Les enfants ont vu l'homme hier.' / B : 'Non, les enfants ont vu la femme.' | |||||||||||||||||
Léonard (Plougerneau), M-L.B (10/2018) |
(2) | A : | Ar vugale | o deus | gwelet | ar vaouez gintaou. | B : | Ket, | ar vugale | o deus | gwelet | ar vaouez | deac'h . | |||||
le 1enfant.s | 3PL a | v.u | le 1femme ce.matin | pas | le 1enfant.s | 3PL a | v.u | le 1femme | hier | ||||||||
A : 'Les enfants ont vu la femme ce matin.' / B : 'Non, les enfants ont vu la femme hier.' | |||||||||||||||||
Léonard (Plougerneau), M-L.B (10/2018) |
Cette définition du focus par les alternatives qu'il crée ne rend cependant pas compte du focus présentationnel induit par setu 'voici'.
présupposition d'existence
Krifka (2006) note que si la plupart des éléments focalisés ont une présupposition d'existence, il existe aussi des contre-exemples.
(4) Who, if anyone, has solved the problem?
- Noone solved the problem.
Syntaxe
On distingue quatre stratégies syntaxiques permettant la réalisation d'un focus en breton:
- -la focalisation par mouvement
- -la focalisation par clivée
- -la focalisaton par doublage (pronom écho)
- - la focalisation par tête dédiée (les adverbes focalisateurs)
focalisation par mouvement
L'élément focalisé est prononcé à gauche de l'élément tensé, dans la périphérie gauche de la phrase. Il peut être le seul qui précède l'élément tensé dans un ordre à verbe second.
En (1), la locutrice vient de dire qu'elle ne se souvient pas elle-même d'un évènement parce qu'elle était trop jeune. Elle applique un focus contrastif sur le groupe verbal à l'initiale.
(1) | Klev anezhi o lar | m'eus | graet | vat, | o | ya. | ||||||||||
entendre P.elle à4 dire | 1SG a | fa.it | cependant | Oh ! | oui | |||||||||||
'Mais je l'ai entendue raconter, ça oui.' | ||||||||||||||||
Cornouaillais (Le Juch), Hor Yezh (1983:13) |
site de focalisation en périphérie gauche
Le site de focalisation de loin le plus utilisé est en initiale de phrase devant le verbe fléchi, en périphérie gauche de la phrase.
Jouitteau (2005/2010:chap 2) propose une structure de la périphérie gauche de la phrase bretonne comme suit:
(2) | [ForceP | Force° | [TopP | [FocP | [ModeP | NEG | [FinP | Fin | ||||||||||||
topique suspendu | adjoints scéniques | topique | focus | négation ne | explétif | rannig-verbe | ||||||||||||||
Structure du domaine CP, Jouitteau (2005/2010:126) |
Les constituants focalisés, groupes nominaux sujet et objet, adverbes, propositions circonstancielles, groupes verbaux infinitifs… sont hébergés dans le spécifieur de la projection de focus FocP (Jouitteau 2005:178). En (3), il s'agit d'un prédicat.
(3) | Leun | e voe | buan | al | laouer | gant | an | dour | o | tiverañ | diwar | an | dôenn. | |||||||
plein | R fut | vite | le | auge | avec | le | eau | à4 | couler | de | le | 1toit | ||||||||
'L'auge fut vite pleine grâce à l'eau qui coulait du toit.' | ||||||||||||||||||||
Standard, Kervella (1947:§603) |
La projection de la négation est sous FocP, ce qui prédit entre autres que lorsque la phrase est négative, un sujet qui apparaît devant est toujours ou un topique ou un focus.
autres sites de focalisation dans la proposition
Il existe aussi manifestement d'autres zones de focalisation dans le champ du milieu.
(4) | Disadorn, | 'vat, | am-bo | foueta arhant | d'ober | _ . | |||||||||||
jour.samedi | mais | R.1SG aura | dépenser argent | à faire | <dépenser argent> | ||||||||||||
'Mais samedi je devrai dépenser de l'argent.' | |||||||||||||||||
Trégorrois, Gros (1989:164) |
La phrase en (5) doit être comparée avec Petra 'zo o c'hoari gant houmañ?, 'Qu'est-ce qui se passe avec elle ?'.
(5) | Petra | zo | gad houmañ | e | ober | _ , | ne | ya | na | ne | deu. | ||||||
quoi | est | avec celle-ci | à4 | faire | <avec celle-ci> | ne1 | va | ni | ne1 | vient | |||||||
'Qu'est-ce qu'elle est en train de faire, celle-ci, elle ne pousse pas.' | |||||||||||||||||
Cornouaillais (Sein), Fagon & Riou (2015:22) |
en enchâssées
Plusieurs auteurs reportent des zones de focalisation possibles dans des enchâssées - celles en tout cas qui tolèrent les ordres V2.
(1)a. | N'ouzon | ket | hag- | eñ | en deus | lennet | al levr. | |||||||||||
ne1 sais | pas | si | explétif | 3SGM a | l.u | <le livre> | ||||||||||||
'Je ne sais pas s'il a lu le livre.' | ||||||||||||||||||
Trégorrois (données Stephens), Rivero (1999:81-82) |
(1)b. | N'ouzon | ket | hag | al levr | en deus | lennet | _ | |||||||||||
ne1 sais | pas | si | le livre | 3SGM a | l.u | <le livre> | ||||||||||||
'Je ne sais pas s'il a lu le livre.' | ||||||||||||||||||
Trégorrois (données Stephens), Rivero (1999:81-82) |
L'ordre des mots dans la subordonnée modifie le focus de la question. En (a), Bihan & Press (2003:187) focalise brav, en (b) an amzer, en (c) a-benn archoazh.
(2) | N'ouzon | ket | hag- | eñ | e vo | brav | an amzer | a-benn | arc'hoazh. | ||||||||
a. | N'ouzon | ket | ha | brav | e vo | an amzer | a-benn | arc'hoazh. | |||||||||
b. | N'ouzon | ket | ha | an amzer | e vo | brav | a-benn | arc'hoazh. | |||||||||
c. | N'ouzon | ket | hag- | a-benn arc'hoazh | e vo | brav | an amzer | ||||||||||
ne1 sais | pas | si | R sera | beau | le temps | d'ici demain | |||||||||||
'Je ne sais pas si il fera beau demain.' | |||||||||||||||||
Standard, Bihan & Press (2003:187) |
mouvement dans le groupe nominal
Après les focalisateurs comme les adverbes de quantité ken, ker, kel, 'tant, tellement' et re, 'trop', on peut trouver en zone prénominale des adjectifs qui sont autrement canoniquement post-nominaux. Il sont dérivés par mouvement à l'intérieur du groupe nominal, plausiblement sur le site de l'article qui disparaît alors.
(4) | Re vras | labour | a | oa | evit | un den. | |||||||||||
trop1 grand | travail | R | était | pour | un personne | ||||||||||||
'C'était trop de travail pour une seule personne.' | |||||||||||||||||
Menard & Kadored (2001:'re') |
(5) | Biskoazh | n'he doa | Naig | gwelet | ken bras | bag. | |||||||||||||
jamais | ne 3SGF avait | Naig | v.u | tellement grand | bateau | ||||||||||||||
'Naig n'avait jamais vu d'aussi grand bateau.' | |||||||||||||||||||
Standard, Bijer (2007:392) | |||||||||||||||||||
cité dans Rezac (2009) |
focalisation par clivée
Les clivées sont très productives en breton (… an hini eo), qui a même des clivées récursives (…eo an hini eo…).
En (6), l'adverbe focalisateur kentoc'h montre que le focus particulier appliqué au prédicat par la clivée est un focus contrastif.
(6) | Ur baganez | eo | an hini | e oa | kentoc'h, | stag ma | oa | ouzh | brizhkredennoù… | |||||||||
un 1païenn.e | est | le celui | R était | plutôt | attaché que | était | à | mé.croy.ances | ||||||||||
'C'était plutôt une païenne, attachée qu'elle était à des superstitions.' | ||||||||||||||||||
Trégorrois (Kaouenneg), ar Barzhig (1976:38) |
Terminologie
Le focus est appelé en breton: lavarenn greizennus (ang. focus in linguistics)
L'élément qui porte l'information nouvelle de la phrase est appelé, dans la tradition de l'école de Prague, le rhème. La focalisation s'entend alors sous le terme de rhématisation. On dit aussi que c'est le propos de la phrase: quand un élément est focalisé, l'effet sémantique de cette focalisation est le propos de la phrase (C'est LUCIEN qui a mangé les calamars.). Cette terminologie, entre autres, est confuse car le topique, lui, est ce dont la phrase est à-propos.
Bibliographie
breton
- Jouitteau, Mélanie. 2005/2010. La syntaxe comparée du Breton, éditions universitaires européennes, ISBN 978-613-1-52800-2. manuscrit en pdf ici ou sur Language Description Heritage.
- Schapansky, Nathalie. 2000. Negation, Referentiality and Boundedness in Gwenedeg Breton: A Case Study in Markedness and Asymmetry, Lincom Europa, Munich.
autres langues celtiques
- Guillemin, Maxime. 2015. 'La focalisation en irlandais', Denis Costaouec & Tanguy Solliec (éds.), Actualité de la recherche sur le breton et les langues celtiques, jeunes chercheurs, Emgleo Breiz, 12-19.
- Koch, John T. 1985. 'Movement and Emphasis in the Gaulish Sentence', Bulletin of the Board of Celtic Studies 32:1-37.
ouvrages théoriques et horizons comparatifs
- Erteschik-Shir, Nomi, 1997. The Dynamics of Focus Structure, Cambridge University Press, Cambridge.
- E´ Kiss, Katalin, 1998. 'Identification focus and information focus', Language 74, 245–273.
- Komen, E. 2013. Finding Focus, a study of the historical development of focus in English ', Utrecht: LOT Dissertation Series, pdf.
- Komen, E., & Los, B. 2012. The pentaset: Annotating information state primitives.
- Krifka, Manfred. 2006. 'Basic Notions of Information Structure', Féry, Fanselow & Krifka (éds.), Interdisciplinary Studies on Information Structure 06, 13-55, Postdam: Universitätsverlag: Posdam.
- Lambrecht, Knud, 1994. Information Structure and Sentence Form, Cambridge Univesity Press, Cambridge.
- Prince, Ellen F., 1979. 'On the given/new distinction', Clyne, P., Hanks, W., Hofbauer, C (éds.), Papers from the Fifteenth Regional Meeting III. Chicago Linguistic Society, Chicago, 267–278 .
- Rooth, Mats. 1992, 'A Theory of Focus Interpretation', Natural Language Semantics 1, 75–116.
- Steedman, Mark, 2000. 'Information structure and the syntax–phonology interface', Linguistic Inquiry 31 (4), 649–689.
- Szabolcsi, Anna, 1981. 'The semantics of topic–focus articulation', Groenendijk, Jan, Janssen, Theo, Stokhof, Martin (éds.), Formal Methods in the Study of Language. Matematisch Centrum, Amsterdam, 513–541.
- Szendroi, Kriszta. 2005. 'Focus Movement (with Special Reference to Hungarian)', Martin Everaert And Henk Van Riemsdijk (éds.), The Blackwell Companion to Syntax, Blackwell Publishing, vol II, chap.26.
- Szendroi, Kriszta. 2004. 'Focus and the interaction between syntax and pragmatics', Lingua 114, 229-254.
- Vallduvı´, Enric, Engdahl, Elisabet, 1996. 'The linguistic realisation of information packaging', Linguistics 34, 459–519.
- Vallduvı´, Enric, Vilkuna, Maria, 1998. 'On Rheme and Kontrast', Culicover, Peter, McNally, Louise (éds.), Limits of Syntax. Academic Press, San Diego, pp. 79–108.