Les numéraux cardinaux

De Arbres
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Les numéraux cardinaux comme tri, teir 'trois' indiquent le nombre comptable du nom qu'ils quantifient. Ils s'opposent aux numéraux ordinaux comme trede 'troisième'.


(1) an tri hilh kreiz a gouezas war an tri hleiz.
le trois2 quille milieu R1 tomba sur le trois2 gauche
'Les trois quilles du milieu tombèrent sur les trois de gauche.'
Léonard, Kerrien (1926)
cité dans Seite & Stéphan (1957:144)


Morphologie

catégorie grammaticale

La catégorie grammaticale des numéraux cardinaux n'est pas immédiatement évidente. C'est un quantifieur, mais ceux-ci peuvent être de différente catégorie. Le numéral, même complexe, se prononce la plupart du temps entièrement avant le nom. Si le numéral cardinal est un adjectif, cet adjectif fait donc partie de la sous classe restreinte des adjectifs antéposés au nom.


(1) Hennez a hounez deg mil lur d'e zizunvez well-waz.
celui.là R1 gagne 10.000 franc pour1 son1 semain.ée mieux-pire
'Celui-là gagne dix mille francs par semaine en moyenne.'
Trégorrois, Gros (1989:'gwel')


Il existe un environnement syntaxique où le numéral apparaît partiellement après le nom , celle des numéraux discontinus (ul logodenn ha tregont 'trente-et-une souris', voir plus bas la syntaxe). Les numéraux discontinus montrent une structure particulière et des ordres qui ne sont pas ceux des adjectifs.

genre sur les petits nombres

Les nombres 2, 3 et 4 marquent une distinction masculin/féminin (Kervella 1995:§438). Un nom féminin déclenche un cardinal féminin.


(2) Diw pe deir mecher rae ar vigwale.
deux ou trois métier R1 faisait le 1enfant.s
'Les enfants avaient deux, voire trois activités.'
Breton central, Favereau (1984:360)


(3) 2 daou zen div vaouez 3 tri c'harr teir gwezenn 4 pevar loen peder moger
deux personne deux femme trois 5voiture trois arbres.SG quatre animal quatre mur


 L'ALBB documente la variation morphologique dialectale de 
   'deux' au masculin carte 115  
   'deux' au féminin carte 116 
   
   'trois' au masculin carte 118, carte 384
   'trois' au féminin carte 119
   
   'quatre' au masculin carte 120
   'quatre au féminin carte 121, carte 384


En comparaison, en français, seul le chiffre 1 varie en genre (un vs. une). À travers les langues seuls les chiffres les plus bas montrent cette tendance à porter un marquage morphologiquement plus important que le reste du paradigme.

accentuation

En KLT, où l'accent tombe régulièrement sur la syllabe pénultième, le numéral cardinal et le nom qu'il quantifie semblent former un même composé. Le cardinal fonctionne donc comme un préfixe selon les règles de l'accentuation (Hemon 1995:§281).


Les numéraux cardinaux, en isolation, sont accentués régulièrement sur l'avant dernière syllabe (Fave 1998:116).


(4) PEMzeg, peVARzeg, TRIzeg…


Or, devant un nom monosyllabique, le numéral cardinal porte l'accent (Fave 1998:116).


(5) pemZEG vloaz, triZEG ti

'quinze ans, treize maisons'… (Léon, Cléder, Fave 1998:116)

(6) [ãn 'tri den]

an tri den, 'les trois hommes', Plozévet, Goyat (2012:127)


C'est le cas même si le numéral est lui-même monosyllabique (Favereau 1997:131).


(7) DAOU zen, TRI dra, PEMP taol, DEK kwech…

deux hommes, trois choses, cinq coups, dix fois… (KLT, Favereau 1997:131)


Pour les règles d'accentuation, il semble donc que le numéral cardinal et le nom forment une même entité. C'est aussi le cas avec un article ou un adjectif prénominal.

mutations

sur le cardinal

La mutation est différente de celle que le nom recevrait. En (1), le nom pazenn 'marche, degré' est féminin. La mutation sur le numéral qui le précède est typique du masculin singulier K > C'H.


(1) Ne oa ket gouest da sevel ar c'hant-unnek pazenn evit mont d'ar gar…
ne1 était pas capable de1 monter le 5cent-onze marche pour aller à le gare
'Il ne pouvait pas monter les cent-onze marches qui menaient à la gare … '
Standard, Herri (1982:14,15)


sur le nom

Certains numéraux cardinaux provoquent une mutation consonantique sur le nom qui les suit.


cardinal 2

Les numéraux cardinaux daou et div provoquent une lénition.

Devant le numéral cardinal kant 'cent, 100' dans les dialectes KLT, daou provoque une spirantisation, comme on peut le voir sur la carte 139 de l'ALBB. Hewitt (2001) relève en trégorrois cette spirantisation sur kant 'cent, 100', mais aussi karg 'charge' et kordenn' 'corde'.


  • daou c'hant, diw c'harg, diw c'hordenn
'deux cent, deux charges, deux cordes'
Trégorrois, Hewitt (2001)


On peut aussi relever daou-c'hement en trégorrois chez Gros, mais plus que le numéral cardinal indépendant, il s'agit probablement ici du préfixe du duel.


(2) Honnez a oa bepred daou-hement din-me.
celle-là R était toujours deux2-autant à.moi-moi
'Celle-là avait au moins le double de ma grosseur.'
Trégorrois, Gros (1970:159)


cardinaux 3, 4, 9
spirantisation

Les cardinaux tri, teir (3), pevar et peder (4), nav (9) provoquent en standard une spirantisation.

Cependant, une variation dialectale existe. La carte 255 de l'ALBB illustre les traductions de lit, 3, 4, 9 lits. La carte 509 documente la variation dialectale des traductions de trois garçons.


mutation

On trouve cependant beaucoup de variation et dans de nombreux endroits, les cardinaux provoquent la lénition (cf. cartes 384 et 139 de l'ALBB).


(3)a. leizh daou pe dri c'harr
plein deux ou1 trois2 voiture
'plein deux ou trois voitures'
Standard, Menard & Kadored (2001:'leizh')


(3)b. leizh daou pe dri garr
plein deux ou1 trois1 voiture
'plein deux ou trois voitures'
Favereau (1997:§312)


(4) Teir blac'h e oant…
trois1 fille R étaient
'Elles étaient trois filles… '
Trégorrois (Gros), Giraudon (2014:15)


(5) ar chô gwenn tri gi gantoñ.
le cheval blanc trois1 chien avec.lui
'le cheval blanc, accompagné de trois chiens'
Breton central, Favereau (1984:392)


(6) /'de:R wa 'tapɛt 'tejɛR' 'hat 'ganῖ /
Dec'h oa tapet teir c'had ganin.
hier était attrap.é trois1 lièvre avec.moi
'Hier j'en ai attrapé trois.' (lièvres)
Cornouaillais (Carhaix), Timm (1987a:265)


(7) N'on ket bet d'ar skol ken na oan nav vlez.
ne1 suis pas été à le école tant ne1 étais neuf1 an
'Je ne suis pas allé à l'école jusqu'à ce que j'aie neuf ans.'
Vannetais (Le Scorff), Ar Borgn (2011:39)


Le Dû (2012a:38) à Plougrescant et Konan (2017:264) à Perros-Guirec notent qu'en trégorrois, les spirantisations induites par des numéraux cardinaux ne subsistent plus que dans des tournures archaïques et expressions figées telles que zoubenn en tri zraiĝ ('la soupe des trois petites choses') ou zul Vhask ('le dimanche de Pâques'). En trégorrois toujours, Hewitt (2001) relève après 3, 4, 9 une lénition sur les consonnes p, t, k. Konan (2017:264) y date la perte des spirantisations du milieu du XXe.

  • tri benn, pewar benn, naw benn, tri di, pewar di, naw di, tri gi, pewar gi, naw gi
'trois têtes, quatre têtes, neuf têtes, trois maisons, quatre maisons, neuf maisons, trois chiens, quatre chiens, neuf chiens'
Trégorrois, Hewitt (2001)


La lénition après tri se trouve aussi en Léon. En (8), la locutrice a corrigé spontanément la donnée standard qui lui était proposée: tri faotr kozh.


(8) tri baotr kozh
trois1 homme vieux
'trois vieux hommes'
Léonard (Plougerneau), M-L. B. (04/2016)


Cependant, dans trois mots fréquemment comptés en trégorrois, dont le nom kant 'cent' qui montre aussi une spirantisation avec 2, Hewitt (2001) signale aprés 3, 4, 9 la spirantisation (ou la mutation consonantique réduite) k > c'h :

  • tri c'hant, pewar c'hant, naw c'hant, tèir c'harg, peder c'harg, naw c'harg, tèir c'hordenn, peder c'hordenn, naw c'hordenn
'trois cent, quatre cent, neuf cent, trois charges, quatre charges, neuf charges, trois cordes, quatre cordes, neuf cordes'
Trégorrois, Hewitt (2001)
pas de mutation du tout

En vannetais, il peut ne pas y avoir de mutation du tout (carte 509 de l'ALBB, traduction de 'trois garçons').


dix-huit
(1) Setu on krog gant ar gouren 18 vloaz zo dija.
voici suis pris avec le lutte 181 an est déjà
'Du coup ça fait déjà 18 ans que j'ai commencé le gouren.'
Standard, Kazetenn Ya 944, [11/07/2023]


mille

Le chiffre mil '1.000' déclenche une lénition.


(2) Mil boan em oa bet o kaout ur gwele evit an noz…
mille1 peine 1SG avait eu à4 avoir un lit pour le nuit
'J'avais eu mille peines à me loger pour la nuit… '
Léonard (Bodilis), Ar Floc'h (1985:117)


(3) Ni on-oa bet mil boan o tïaocha ar pez tamm koad-se.
nous 1PL avait eu mille1 peine à4 .grève.r le pièce morceau bois-
'Nous avions eu mille peines à tirer cette pièce de bois de la grève.'
Trégorrois, Gros (1989:'diaocha')

sur l'adjectif post-nominal

La mutation consonantique provoquée par les cardinaux ne cible que le nom et ne s'étend pas à l'adjectif postnominal.

En (1)a, le numéral cardinal masculin tri provoque une spirantisation sur le nom kamm. En (1)b, le nom qui suit est vide, et tri ne provoque pas de mutations sur l'adjectif postnominal kamm. Ce dernier a reçu sa mutation du nom.


(1)a. tri c'hamm vs. b. tri _[ø]_ gamm
3.masc pas 3.masc N.masc boiteux
'trois pas' vs. 'trois boiteux'
Standard, Kervella (1995:§515)


Selon Gourmelon (2014:88), les usages pronominaux des cardinaux comme en (1)b, lorsqu'ils touchent les cardinaux de plus de 2, induisent une lénition, qui tend maintenant à se perdre dans la langue (tri vras ha tri vihan).

variation dialectale

Les règles ci-dessus n'épuisent pas les possibilités de mutations après les cardinaux. On trouve ainsi des noms mutés après des cardinaux en haut-vannetais.


(2) On oeit a nezé da Gerare de huèh 'v betag pearzek vlé.
suis all.é de1 alors à1 Gerare de six1 an jusqu'à quatorze1 an
'Je suis donc allé à Kerarhaye de six à quatorze ans.'
Vannetais (Plaudren), Quéré (2011:119)

dérivation

Les cardinaux sont facilement nominalisables. Ils peuvent pour cela recevoir un suffixe hypocoristique comme ici -ig, un diminutif ou un suffixe -ad.


(1) Emaint diouig eno o-unanou.
sont 2.hyp y leur2-un.hyp
'Elles sont deux pauvres filles là-bas toutes seules.'
Trégorrois, Gros (1984:175)


(2) evit kas un daouzegad boutailhoù gwin.
pour envoyer un douze.ée bouteille.s vin
'pour envoyer une douzaine de bouteilles de vin'
Standard, Herri (1982:57)


composés

Les numéraux cardinaux sont utilisés dans de nombreux mots composés, probablement en préfixes dans la mesure où la lénition peut en être un signal.


(3) koadigoù pevarc'hornek
bois.DIM.PL [ [ quatre1.coin].ADJ]
'de petits bois carrés ou rectangulaires.'
Vannetais, Herrieu (1994:112)


(4) Ar bleizi pevarzroadek ne reont ket aon din.
le loup.s quatre1.pied.é ne1 font pas peur à.moi
'Je n'ai pas peur des loups à quatre pattes.' (quadrupèdes)
Standard, Riou (1941:128)


(5) Emaout o trevezañ ar C'hwec'hkogneg ?
es à4 singer le six.coint.é
'Tu ne serais pas en train d'imiter l'Hexagone ?' (France)
Trégorrois, Duval (1964), 'Aour al lanneg'


ni hon daou 'nous deux'

Un des composés productifs est une tournure réflexive (int o daou, /eux leur 2/, 'tous les deux, eux seuls'). Kervella (1995:§436) signale que dans cette tournure réflexive, et surtout pour les nombres bas, les numéraux cardinaux peuvent prendre un diminutif (o-daouig, standard).

Inventaire et système de comptage

comptage par vingtaines

Le système de comptage par vingtaines connu du français (quatre-vingt) existe en breton de manière parfois beaucoup plus productive, particulièrement en Trégor et jusqu'à 200.


(1) … rak bean a oa gantan nav ugent manac'h.
car être R1 était avec.lui neuf vingt moine
'… car il était accompagné de 180 moines… '
Trégorrois, Le Clerc (1910:17)


(2) [hwɛh 'y:gən] [sɛjz 'y:gən] [ɛjz 'y:gən]
c'hwec'h-ugent seizh-ugent eizh-ugent
six-vingt sept-vingt huit-vingt
'cent vingt, 120' 'cent quarante, 140' 'cent soixante, 160'
Trégorrois (Bégard), Yekel (2016:'an niveradur dre ugent')


(3) 120 c'hwec'h-ugent 140 seizh-ugent 160 eizh-ugent 180 nav-ugent Gourmelon 2014:174)


Dans le système de comptage par vingtaines, les dizaines sont traitées comme des unités (comme dans le français quatre-vingt douze). Le traitement en unités inclut la prononciation devant le nom.


(4) Daouzek vla ha tri-ugent ec'h ê, ha ne rofe ket an nen d'ean ouspenn tri-ugent.
douze1 an et trois-vingt R+C,4 est et ne1 donnerait pas on à.lui au.delà trois-vingt
'Il a soixante-douze ans, et on ne lui en donnerait pas plus de soixante.'
Trégorrois, Le Clerc (1910:95)


le cas de l'unité 1, unan/un

Le cardinal unan est un pronom indéfini, et non un quantifieur comme les autres cardinaux (* unan pe zaou romant, 'un roman ou deux', Gourmelon 2014:86). Le quantifieur 1 est réalisé en un, ul ur, l'article indéfini. Devant un nom, le cardinal 1 unan est donc remplacé par l'article indéfini ur (ur romant pe zaou, 'un roman ou deux').

L'unité 1 pose un cas particulier dans les dizaines "plus un" comme 21, 31, 41. 'Trente et un' se dit donc unan ha tregont, mais on aura ur bloaz ha tregont, 'trente et un an'.


(5) Ret eo gouiet e oa erru d'ur blez ha tregont pa oa dimezet.
obligé est sav.oir R était arriv.é à un an et trente quand1 était mari.é
'Il faut savoir qu'il avait trente et un an quand il s'est marié.'
Vannetais, Carré (2011)


Cette structure est établie de longue date.


  • béthac ur Roué ha tregont,
'jusqu'à trente et un rois', HTAN., 131.
  • Ur Gannen ha tregont eit Mis Mari,
'Trente et une chansons pour Marie', titre de livre de 1855


Le nom peut être précédé d'un mot interrogatif, ce qui réalise un indéfini de choix libre comme dans le français Je te l'ai dit je ne sais pas combien de fois (> beaucoup, qu'importe le nombre exact). L'interrogatif apparaît avant le nom.


(6) N'hon eus ket c'hoant kaout ur ped komision warn-ugent.
ne 1PL a pas envie avoir un combien commission sur.le-vingt
'Nous ne voulons pas avoir (trente-mille / watt mille / une multitude de) commissions.'
Standard, Flippot (2010)


Une alternative hors dizaines est d'utiliser hag unan (Ar mil nozvezh hag unan, 'les mille et une nuits', et non pas un nozvezh ha mil).

comptage par six

La forme triwec'h (3x6 = 18) a remplacé une forme régulière. Le brittonique *oktundekan avait donné le vieux breton régulier eithnec, avec une préservation de la nasale finale (Greene 1992:540).

Syntaxe

ordres respectifs du numéral et du nom

les numéraux discontinus

Lorsque le nombre comprend une unité, cette unité peut apparaître directement devant le nom, alors que les dizaines et plus apparaissent après. On obtient alors un numéral discontinu.


(2) Peder c'humun ha tregont a zo ennañ.
quatreF commune et trente R1 est en.lui
'Il se compose de quatre communes.'
Standard, Parc du Morbihan (2016)


En (3), le numéral 'ving-cinq' n'est pas réalisé comme un nombre discontinu car il est mis en alternative avec l'autre argument de etre.


(3) Etre peder ha peder-warn-ugent pajenn a zo.
entre quatreF et quatreF-sur.le.vingt page R1 est
'Il y a entre quatre et vingt-quatre pages.'
Guillevic (1998)


Il y a aussi une variation dialectale dans l'utilisation des numéraux discontinus. Hewitt (2001) rapporte qu'en Trégor, pour les noms moins usités que lur 'unité de monnaie' ou bloaz 'année', le numéral est continu pemp warn-ugent kontadenn 'vingt-cinq histoires'.

numéraux discontinus avec un nom démonstratif

Les numéraux discontinus apparaissent autour du nom tête. La seconde partie du numéral est nettement intégrée dans le groupe nominal car elle apparaît avant le démonstratif -mañ.


(4) Kas din ar pevar roc'h ha tregont-mañ.
envoie à.moi le quatre roche et trente-ci
'Amène-moi ces trente-quatre roches.'
Léon/Standard, M. Lincoln (01/2015)


Dans les dizaines "plus un" comme 21, 31, 41, le cardinal 1 unan est, comme toujours, remplacé par l'article indéfini ur devant un nom. Le démonstratif, lui, doit commencer par un article défini. Dans le groupe nominal démonstratif, un article défini précède alors la forme ur du cardinal 1 devant un nom.


(5) Degas an ur mein ha tregont-se din.
envoie le un roche et trente- à.moi
'Amène-moi ces trente et une roches.'
Léon/Standard, M. Lincoln (07/2016), c.p.


Cette construction peut poser problème et même être intraduisible pour des locuteurs traditionnels habitués à compter en français. H. Gaudart (03/2017) ne trouve ainsi pas de traduction confortable pour 'ces trente et une roches' ou 'ces quarante et un beaux papillons'.

numéraux discontinus avec nom démonstratif et adjectif

Placer un adjectif dans un numéral complexe alourdit sensiblement la structure, et les locuteurs tendent à éviter ces ordres de mots en production. Cependant, on voit deux sites adjectivaux se dessiner, l'un après le nom et l'autre après la seconde partie du numéral. On note entre ces deux ordres une différence prosodique: l'ordre /DET Num Noun Num Adj Dem/ est prosodiquement marqué, avec une petite pause avant lui. C'est cet ordre qui est préféré par la locutrice ci-dessous.


(6) Kas din ar pevar roc'h (? gwenn) ha tregont (√/? gwenn) -mañ.
envoie à.moi le quatre roche blanc et trente blanc ci
'Amène-moi ces trente-quatre roches blanches.'
Léon/Standard, M. Lincoln (01/2015)


(7) Sell 'ta an div logodenn (? jentil) warn-ugent (√/? jentil) -mañ.
regarde donc le deux.F souris.SG gentil sur.le-vingt gentil ci
'Regarde donc ces vingt-deux gentilles souris.'
Léon/Standard, M. Lincoln (01/2015)


Les autres sites d'insertion, prénominal ou post-nominal, fournissent un contraste net d'agrammaticalité.


(8) Kas din ar pevar (* gwenn) roc'h ha tregont -mañ (* gwenn).
envoie à.moi le quatre blanc roche et trente ci blanc
Standard, M. Lincoln (01/2015)


(9) Sell 'ta an div (* jentil) logodenn warn-ugent -mañ (* jentil).
regarde donc le deux.F gentil souris.SG sur.le-vingt ci gentil
Standard, M. Lincoln (01/2015)


La préférence pour l'un ou l'autre ordre grammatical peut varier selon les adjectifs. En (10), l'adjectif bihan 'petit' est préféré juste après le nom, et non après la seconde partie du numéral. Ce contraste pourrait venir de propriétés clitiques particulières de cet adjectif, ou d'un évitement de la question de la mutation de l'adjectif lorsque celui-ci n'est pas directement postnominal.


(10) Sell 'ta an div logodenn (√/? vihan) warn-ugent (*/? vihan) -mañ.
regarde donc le deux.F souris.SG petit sur.le-vingt petit ci
'Regarde-donc ces vingt-deux petites souris.'
Léon/Standard, M. Lincoln (01/2015)

préposition a

(1) Moarvat ne zalho ket tri a gezeg.
sans.doute ne1 gardera pas trois de1 chevaux
'Il ne gardera sans doute pas trois chevaux.'
Trégorrois, Gros (1989:'derhel')


(2) Hiziv e lamer a-vezk genomp an tadoù a bemp a vugale …
aujourd'hui R enlève.on de-parmi avec.nous le père.s de1 cinq de1 enfant.s
'Aujourd'hui on nous enlève les pères de cinq enfants.'
Vannetais, Herrieu (1994:116)

cardinal et nom vide

Les numéraux cardinaux apparaissent normalement devant le nom, mais ce nom peut être vide, non réalisé phonologiquement.


(3) A : Ped loen-kezeg ho-peus ? B : Daou _[ø]_ am-eus
combien animal-chevaux 2PL a deux R.1SG a
A : 'Combien de chevaux avez-vous ?' / B : 'J'en ai deux.'
Trégorrois, Gros (1984:182)


Lorsque le contexte ne fournit pas d'autres choix, les cardinaux réfèrent par défaut au nombre correspondant des personnes humaines (Gros 1984:182). Le quantifieur kalz montre la même ellipse conventionnalisée.


(4) En deiz-se e oa daou amañ o leinañ.
en.le jour- R était deux _[ø]_ ici à4 déjeun.er
'Ce jour-là, il y avait deux hommes ici en train de déjeuner.'
Trégorrois, Gros (1984:182)


Un modificateur diminutif peut être affixé au nom vide. Celui-ci apparaît alors comme affixé sur le numéral cardinal.


(5) daouig kozh
deux.DIM _[ø]_ vieux
'deux petits vieux' (et non pas * 'presque deux vieux')
Standard, Kervella (1995:§515)

ellipse du cardinal

Sporadiquement, dans certaines expressions, on peut trouver des ellipses du cardinal comme dans un timbr a vlank 'un timbre d'un sou', ur vonbonenn a vlank 'un gâteau d'un sou' (Cléguérec, Thibault 1914:177).

absence d'accord avec le nom

Comme en gallois, les numéraux cardinaux bretons sont suivis d'un nom singulier (comme si on disait en français *trente-deux cheval).


(1) Kant mil lizherenn a ranked da gaout, da vihannañ, evit tapout ar priz.
cent mille lettre.SG R1 doit.on de1 avoir à1 petit.le.plus pour prendre le prix
'Il faut au moins avoir cent mille signes pour remporter le prix.'
Léonard (Bodilis), Ar Floc'h (1985:138)


Les cartes 385, 509 et 578 de l'ALBB documentent la permanence inter-dialectale de cette règle, avec les traductions de 'trois, quatre chiennes', 'trois garçons', 'trois chapeaux' et 'trois tables'.


exceptions régulières

Il existe des cas où le cardinal co-existe avec un marqueur du pluriel, et ce dans tous les dialectes. En (2), o-fevar, modificateur du sujet, montre la co-occurrence d'un cardinal avec un déterminant possessif pluriel.


(2) A : Ped a zo dit ? B : - O-fevar int din.
combien R1 est à.toi 3PL2-quatre sont à.moi
A : 'Combien sont à toi ?' / B : 'Les quatre sont à moi.'
Léonard, Fave (1998:60)

exceptions irrégulières dialectales

Le cardinal est suivi d'un nom pluriel dans les constructions incluant une préposition a1 (Favereau 1997:132).

daou pe dri mil a dud, '2 ou 3 mille personnes'
triwec'h a vugale, '18 (d') enfants'


Goyat (2012:218) signale la forme /fɛx bi'ɡa:le/, c'hwec'h bugale. Il explique la présence du pluriel bugale par l'hypothèse de l'amuïssement d'une préposition a. Cependant, une telle préposition entrainerait une lénition c'hwec'h a vugale qui est absente.

Sémantique

maximiseurs, seizh gwellañ 'de son mieux'

Le chiffre sept apparaît régulièrement comme maximiseur.


(2) He seizh gwech ha seizh kant posupl a raio an hini a skriv…
son2 sept fois et sept cent possible R1 fera le celui R1 écrit
'L'autrice fera tout son possible …'
Cornouaillais (Scaër/Bannalec), Gaudart (2022:1)

Cognition

compter sans nombres ?

Pitt & al. (2022) montrent que les capacités de comptage des humains sont bornées par les noms de nombre qu'ils connaissent. Ces travaux fournissent un argument pour l'hypothèse de Sapir-Whorf, la relativité linguistique, qui postule qu'une langue donnée influence et forme la pensée et le comportement humain qui s'expriment dans cette langue. Cependant, cet argument peut être très limité au comptage numérique, et les capacités comptables au-delà du nombre 5 pourraient être cognitivement différentes du reste du système linguistique.

Expressions

kontañ pemp ha pevar

De nombreuses expressions figées utilisent les cardinaux dans un sens figuré.


(1) E-pad ma oamp é kontiñ pemp ha pevar.
pendant que4 étions à4 compter cinq et quatre
'Pendant que nous causions.'
Vannetais (Le Scorff), Ar Borgn (2011:22)


daou-ha-daou, 'deux-à-deux'

(2) Savet war-laez hag e tiskenned daou-ha-daou, med me 'm-oa tamm kavalier.
mont.é sur-haut et R4 descendait.on deux-à-deux mais moi 1SG avait morceau cavalier
'On est montés et on descendait deux-à-deux, mais moi je n'avais pas de cavalier.'
Léonard (Ouessant), Gouedig (1982)


war he zrant-eun, 'en joie, en pleine forme'

Le chiffre 31 se lit un ha tregont en breton standard, mais sa version française trente-et-un a été empruntée dans le nom du jeu de cartes le trente-et-un avec c'hoari trant-eun.

L'expression française être sur son trente-et-un a aussi été empruntée, mais avec un sens différent avec Be(za) war he zrant-eun 'se montrer gaie, enjouée, être en pleine forme', et non comme en français être remarquablement bien habillée (L'Hôpital-Camfrout, Le Gall 1958). L'idée commune aux expressions dans les deux langues est celle de la fête, occasion joyeuse de porter des costumes précieux, dont au moyen-âge ceux des étoffes de trentain (car composées de trente centaines de fils).

Horizons comparatifs

Nurmio & Willis (2016) montrent que le gallois aussi a des formes du nom singulier après un cardinal: un saer 'un charpentier', seiri 'charpentiers', mais dau saer 'deux charpentiers'. Additionnellement en gallois, certains noms minoritaires comme brawd 'frère' ont une forme spécifique à leur usage avec des numéraux: un brawd 'un frère', brodyr 'frères', mais dau froder 'deux frères'. Cette forme est appelée le "numératif" (Borsley, Tallerman & Willis 2007:336).


Nurmio & Willis (2016) mentionnent aussi un système de nom singulier après cardinal en turque, en georgien, en godoberi, en guaraní, en kayardild, en hongrois, en oromo, en quechua, en tagalog, en archi et en urarina.

Terminologie

Le Clerc (1986:132), Chalm (2008) les appellent les 'adjectifs numéraux cardinaux'.

En breton, un nombre cardinal est appelé:

- anv-gwan pegementiñ (Le Clerc 1986, Chalm 2008)
- niver diazez (Chalm 2008)
- niver pegementiñ, (Kervella 1947:§438, Press 1986:241, Chalm 2008)

Kervella (1947:§438) utilise le terme de raganv niveriñ pour unan (en opposition au cardinal un, ul, ur).

Kervella (1947:§438) utilise le terme de degenn pour 'dizaine'.

Hemon (1995:§281) utilise en anglais le terme 'cardinal adjective'. Press (1986:241) utilise 'cardinal number'.

Bibliographie

  • Geriafurch, développé par Anthony Lannuzel, a un convertisseur chiffres > nombres écrits en breton.

breton

  • Yann Gerven. 2014. 'unan pe zaou, un dra pe zaou', Yezhadur !, Alioù fur evit ar vrezhonegerien diasur, Keit Vimp Bev, 87-88.
  • Pennaod, Goulven. 1966. 'Notennoù war an niveriñ', Al Liamm 114:55.

autres langues celtiques

  • Greene, David. 1992. Celtic [numerals], IEN, 497-554.
  • Kim, Ronald I. 2008. 'The Celtic Feminine Numerals '3' and '4' Revisited', Keltische Forschungen 3, Vienna: Praesens Verlag, 143-168.
  • Nurmio, Silva & David Willis. 2016. 'The rise and fall of a minor category: the case of the Welsh numerative', Journal of Historical Linguistics 6(2), 297–339.


horizons théoriques

  • Ionin, Tania & Ora Matushansky. 2018. Cardinals: The Syntax and Semantics of Cardinal-Containing Expressions, Samuel Jay Keyser (Series Editor), Linguistic Inquiry Monographs.
  • Benjamin Pitt, Edward Gibson, Steven T. Piantadosi. 2022. 'Exact Number Concepts Are Limited to the Verbal Count Range', Psychological Science, DOI: 10.1177/09567976211034502.