Doubles pluriels
Certains types de noms, en breton, présentent deux morphèmes prototypiques du pluriel. En (1), tiré de Herrieu (1994), le nom park 'champ', semble recevoir les deux suffixes pluriel -où et -ier. Le même locuteur vannetais utilise régulièrement cette forme (p.28,128,206), mais aussi la forme simple parkoù (p.19,26,37) sans qu'une différence sémantique soit évidente.
(1) | Er | parkoùier | ivez | eh | eus | toulloù | hag | o | gwelet | ne | raer | ket, | e-kreiz | an teñvelded. | |||||||
en.le | parc.s.s | aussi | R | est | trou.s | que | les | voir | ne1 | fa.it.on | pas | en.milieu | le sombre.té | ||||||||
'Dans les champs aussi se trouvent des trous qu'on ne voit pas dans la pénombre.' | |||||||||||||||||||||
Vannetais, Herrieu (1994:96) |
Le phénomène de doublage des marques du pluriel sur les noms pose des problèmes théoriques divers.
Présentation
Le doublage de la marque du pluriel peut être morphologiquement reduplicative (1), c'est-à-dire produire deux fois exactement le même marqueur morphologique du pluriel.
pluriel discontinu reduplicatif brisé par un diminutif
sens | racine au singulier | pluriel simple | pluriel double | pluriel double discontinu | ||
---|---|---|---|---|---|---|
(1) | a. | 'morceau' | tamm | tamm-où | * | tamm-où-ig-où |
b. | 'bateau' | bag | bag-où | * | bag-où-ig-où | |
c. | 'vin' | gwin | gwin-où | * | gwin-où-ig-où |
Ce doublage morphologiquement reduplicatif peut être opéré sur base adverbiale (cf. Standard 'a-wechouigoù', Kérisit 2009:25).
Le doublage peut aussi être morphologiquement hétérogène (2), (3). Le doublage peut être continu (3) ou discontinu (1) et (2).
Pluriel double continu (pluriel interne + -PL), Stump (1989:262):
sens | racine au singulier | pluriel simple interne | pluriel double discontinu | ||
---|---|---|---|---|---|
(2) | a. | 'renard' | louarn | lern | lerned |
b. | 'chèvre' | gavr | gevr | gevred | |
c. | 'fer' | houarn | hern | hernioù | |
d. | 'pied' | troad | treid | treidoù |
Pluriel double continu et discontinu, Stump (1989:265-6):
sens | racine au singulier | pluriel simple | pluriel double | pluriel double discontinu | ||
---|---|---|---|---|---|---|
(3) | a. | 'fille' | merc'h | merc'h-ed | merc'h-ed-où | merc'h-ed-ig-où |
b. | 'animal' | loen | loen-ed | loen-ed-où | loen-ed-ig-où | |
c. | 'ver' | preñv | preñv-ed | preñv-ed-où | preñv-ed-ig-où | |
d. | 'cheval' | roñse | roñs-ed | roñs-ed-où | roñs-ed-ig-où |
Le doublage du pluriel peut aussi être uniquement syntaxique, sans que cela apparaisse dans la morphologie, comme en (4).
Les noms collectifs sont sémantiquement pluriels (Kervella 1947:§337) mais ne portent pas de morphologie plurielle (Anderson 1986).
Cependant, ils sont syntaxiquement pluriels et déclenchent l'accord verbal pluriel (Stump 1989:264).
C'est un autre cas de doublage d'une marque de pluriel sur une entité déjà plurielle.
Pluriel sur racine collective
sens | collectif (PL) | diminutif | pluriel syntaxique double | sens | ||
---|---|---|---|---|---|---|
(4) | a. | 'gens' | tud | tud-ig | tud-ig-où | 'petites gens' |
b. | 'bétail' | chatal | chatal-ig | chatal-ig-où | 'petits bovins' | |
c. | 'abeille' | gwenan | gwenan-ig | gwenan-ig-où | 'petites abeilles' | |
d | 'habit' | dilhad | dilhad-ig | dilhad-ig-où | 'petits habits' |
productivité
Les pluriels dits doubles sont assez productifs en breton, mais ils semblent inégalement utilisés selon les items lexicaux.
Dans Herrieu (1994), on trouve bizoùier 'bijoux', mais jamais bizoù. On trouve plus d'une vingtaine d'occurrences de pradoùier, 'champs' et une seule fois pradoù. On trouve parfois koadoùier 'bois, forêts' mais surtout koadoù.
Inventaire
Les doubles pluriels sont productifs en breton. Ci-dessous, quelques relevés en corpus pour en faire l'inventaire.
-ouioù
La finale en -aouioù montre deux morphèmes /u, ju/ à la suite. Le premier est sous l'accent de mot, ce qui déclenche l'allomorphe -aou-.
- Papa gave ket aes anezhañ ar matelaouioù.
- 'Papa ne trouvait pas les matelas pratiques.'
- Cornouaillais (Le Juch), Hor Yezh (1983:25)
La même locutrice (page suivante) qui a la forme matelaouioù a les formes du singulier matelas et du pluriel matelaioù, ce qui montre que pour elle, le pluriel simple de matelas est en -ioù.
-ierigoù
La finale en -ierigoù semble n'être représentée que sur le pluriel du mot kloc'h 'cloche'.
- Klev'ta ar hleierigou brug o seni en avel !,
- 'Ecoute-donc les clochettes de bruyère qui sonnent au vent !'
- Léonard (Cléder), Seite (1998:257)
- klec'hierigoù-Mae, klec'hierigoù an iliz
- 'les cloches de mai (le muguet)', 'les cloches de l'église'
- Vannetais, Herrieu (1994:253,281)
-oùachoù, -oùajoù
La finale en -oùachoù, -oùajoù montre le suffixe -ach intercalé entre les deux suffixes en -où
Kervella (1947:§840) cite traoùachoù. Gros (1984:356) donne aussi traouajou, /chose.s.sfx.s/, 'choses, nippes, affaires'.
- N'ouzoh ket peleh eo arru ho traouajou?
- 'Vous ne savez pas où sont passées vos choses (nippes, affaires)?'
- Trégorrois, Gros (1984:356)
À noter que la finale en -achoù est toujours associée avec une lecture péjorative, et que le singulier * traoùach n'existe pas (Kervella 1947:§840).
-oùigoù
La finale en -oùigoù est productive, apparemment dans tous les dialectes.
- da ziskuliañ a-ouez d'an hentez hini pe hini eus e siouigoù.
- Standard, Drezen (1990:68)
- Dezrevell a reas darnouigoù – darnouigoù nemetken – eus ar c'haozioù skoemp a oa bet en iliz etrezañ ha maouez du Miranda.
- Standard, Drezen (1990:75)
-edigoù
La finale en -edigoù semble productive.
- evel evnedigoù pennfolet,
- 'comme de petits oiseaux affolés'
- Vannetais, Ar Meliner (2009:134)
- aeledigoù bihan é vousc'hoarzet doc'h gouloù an deiz
- 'des petits anges qui sourient à la lumière du jour'
- Vannetais, Herrieu (1994:32)
-edoù
La finale en -edoù semble purement hypocoristique.
Gros (1970b:'paotr.11'): "Paotr a un double pluriel, paotredou, qui présente par rapport au plus simple paotred une nuance réelle mais légère et difficile à expliquer. Je sens que paotredou, moins courant, a une signification moins abstraite, moins générale, je dirais volontiers plus intime que paotred. Ar baotredou a blij dezo dond da weled ahanon, 'Les garçons aiment à venir me voir' (On sent qu'il s'agit de garçons du pays, déterminés, plus ou moins connus du sujet parlant, et non de toute la gent garçonnière comme ce serait le cas si on disait ar baotred)."
-oùier
La finale en -oùier est peu relevée.
(5) | E'it | paraat | a-zoc'hti | a | sailh | en | douaroùier. | |||||||||||
pour | empêcher | de1.de.elle | de1 | sauter | en.le | terre.s.s | ||||||||||||
'pour l'empêcher de sauter dans les terres de culture' | ||||||||||||||||||
Vannetais, Ar Meliner (2009:78) |
Le Bayon (1878:18) donne bizeu, bizeuiér, 'bagues' et kreu, kreuiér, 'étables'.
PL + -ouig
En trégorrois, le pluriel re de la tête nominale hini, au démonstratif, peut recevoir un suffixe -où suivi du suffixe -ig. La qualification de ces données en doubles pluriels dépend de l'analyse de cette finale.
(1) | ar re-maouig | , | ar re-zeouig | |||||||||||||||
le ceux.ci.PL.DIM | le ceux.là.PL.DIM | |||||||||||||||||
'ceux-ci, ceux-là.' | ||||||||||||||||||
Trégorrois, Gros (1984:176) |
-izien, -izion
Les finales en -izien, -izion sont le résultat de la suffixation d'un pluriel en -ien, -ion sur un agentif en -iz.
Suivant l'analyse selon laquelle le morphème /iz/, iz, est la marque de pluriel des noms d'humains en -ad, les finales en -izion et en -izien sont des doubles pluriels.
-aouennoù, -ouennoù
(2) | Roll | ar c'helaouennoù | brezhonek | adalek | dibenn | an eil | brezel-bed | ||||||||||||
liste | le 5journal.x | breton | depuis | fin | le second | guerre-monde | |||||||||||||
'liste des journaux bretons depuis la fin de la seconde guerre mondiale' | |||||||||||||||||||
'Raoul, titre d'article', Hor Yezh (1996). |
PL + -enned
(3) | Peb | tiegez | a | laboure | gand | kezekenned. | Ar re-mañ | a veze | kaset | d'ar | marh | beb | bloaz. | |||||
chaque | maisonn.ée | R1 | travaillait | avec | chevaux.SG.PL | le ceux.ci | R1 était | envoy.é | à le | cheval | chaque | an | ||||||
'Les fermes travaillaient avec des juments. On les envoyait au cheval chaque année.' | ||||||||||||||||||
Léonard (Plouzane), Briant-Cadiou (1998:7) |
sur racine de nom collectif
-où
Puisque les noms collectifs sont syntaxiquement pluriels, leur dérivation avec un morphème pluriel obtient un double pluriel.
Le Bayon (1878:16) donne:
- avalen, 'une pomme', aval / avaleu, 'des pommes'
- stiren, une étoile', stir / stired, 'des étoiles'
Selon Ternes (1970:206), l'adjonction d'un pluriel où directement sur une racine collective met "en relief le nombre extrêmement grand des choses ou des êtres vivants". Ternes (1970:206) illustre en contrastant /irvi:nənew/ et /irvi:new/ ('(des) navets').
-ennoù
Il est rare de trouver, tout du moins en corpus, des finales -ennoù sur une base de nom collectif (la plupart sont sur noms massiques). Le sens obtenu varie alors entre la dénotation d'une entité singulière, et celle d'un nombre indéfini. C'est une approximation.
Kervella (1947:§341) signale des finales en -ennoù qui dénotent des entités singulières.
(3) | un nebeut | koumoul | = | koumoulennoù | = | ur goumoulenn | bennak | |||||||||||
un peu | nuages | nuages.SG.PL | un 1nuages.SG | quelque/quelconque | ||||||||||||||
'des nuages, un peu de nuages, quelque nuage.' | ||||||||||||||||||
Standard, Kervella (1947:§338) |
Favereau (1997:§83) citant Humphreys (1995) traduit par 'un petit nombre de'. Gourmelon (2014:23) donne koumoulennoù 'quelques nuages', steredennoù 'quelques étoiles', pluennoù erc'h 'des plumes de neige', greunennoù ur chapeled 'les graines d'un chapelet', skantennoù war ar c'hroc'hen 'des squames sur la peau'. Le sens donné par Drezen est, lui, compatible avec un nombre important.
(4) | o | tarlipat | enezennoù | diniverus | ||||||||||||||
à4 | léch.ouiller | îles.SG.s | in.nombreux | |||||||||||||||
'en léchouillant d'innombrables îles.' | ||||||||||||||||||
Standard, Drezen (1932:9) |
Intérêt théorique
Le paradigme de doublage des marques de pluriel sur les noms en breton est certainement le trait de la langue le plus connu par les linguistes non-brittophones. Les doubles pluriels en breton sont d'un intérêt théorique certain à la fois pour les champs de la morphologie, de la syntaxe, de la syntaxe comparative et de la sémantique.
Une approche fonctionnelle suppose que le marquage morphosyntaxique suit les besoins de l'interprétabilité. Cette hypothèse ne peut cependant pas prédire un doublage morphologique des marques de type [pluriel + X + pluriel] où les deux pluriels sont identiques.
Les doubles pluriels du breton semblent être des contre-exemples à la Elsewhere Condition de Anderson (1986).
Stump (1989, 1990a) note que les exemples en (2) et (3) montrent une morphologie du pluriel s'adjoignant à une base déjà spécifiée pour le pluriel (contra la Elsewhere Condition proposée par Anderson 1986) sans que ces marques du pluriel soient irrégulières, donc susceptibles d'être générées dans le lexique (contra l'hypothèse de la morphologie divisée de Perlmutter 1988).
Comme Stump (1989) le souligne, la motivation pour le double pluriel pourrait être élucidée s'il était attesté que les pluriels simples et doubles renvoient, dialectes après dialectes, structure après structure, à des différences sémantiques consistantes. Ces différences ne sont pas rapportées.
Stump (1989, 1990a) analyse les doubles pluriels bretons comme des cas résultant de la précédence d'une opération de morphologie inflexionnelle sur une opération de morphologie dérivationnelle. Ces résultats remettent en cause la séparation théorique entre dérivation et flexion morphologique.
Newell (2008) considère que toutes les doubles affixations sémantiquement redondantes découlent d'un effet de phases internes à la dérivation morphologique du mot, avec un phénomène d'adjonction tardive.
Quand le morphème où n'est pas un pluriel
Le suffixe -où analysé comme un double pluriel par Stump et Anderson pourrait-il être analysé de façon différente ?
changements de sens
Dans le cas des doubles pluriels continus, comme dans merc'h-ed-où, on peut par exemple remarquer des changements de sens, qui s'ils s'avéraient réguliers, affaibliraient cette classe de pluriels comme doubles pluriels.
Selon Menard (1995:§ gwaz), le suffixe -où sur gwaz-ed-où a un import péjoratif qui obtient: 'gigolo'. De même, merc'h-ed-où obtient 'femmes légères'. C'est donc que nous n'avons pas ici affaire (ou pas uniquement) à un redoublement de marques morphologiques du pluriel.
cas de singulier en où
Herrieu (1994) utilise douaroùier, 'terres', mais il semble aussi pouvoir traiter douaroù comme un singulier (voir aussi p.151,228).
(1) | Treuziñ | a reomp | douaroùier | leun | a | winizh. | ||||||||||||
traverser | R faisons | terre.s.s | plein | de1 | blé | |||||||||||||
'Nous traversons des terres pleines de blé.' | ||||||||||||||||||
Vannetais, Herrieu (1994:16) |
(2) | Arrest | a ra | hon | treñ | e-kreiz | un | douaroù. | ||||||||||||
arrêter | R fait | notre | train | en.milieu | un | terre.s | |||||||||||||
'Notre train s'arrête en plein champ.' | |||||||||||||||||||
Vannetais, Herrieu (1994:16) |
cas de duel en où
Trepos (1956:221) relève un usage de nom de duel en -ou, qui prend donc un pluriel sur cette base.
Trepos (1956:221): "On oppose quelquefois l'idée du duel à l'idée du pluriel en réservant le pluriel simple pour désigner la paire, ou les paires (loerou, 'des bas') et en utilisant un double suffixe pour exprimer l'idée du pluriel (V. loerouyer, KLT loereyer).
-où comme marque hypocoristique
Un suffixe hypocoristique -où existe indépendamment, comme dans tudoù, 'copains, amis'. Trépos (1982:39-40) différencie nettement un suffixe -où hypocoristique et un suffixe -où pluriel.
La littérature théorique a jusqu'ici fait l'impasse sur cette hypothèse. Il est probable que les recherches antérieures aient noté l'effet hypocoristique du composé, mais l'aient attribué à la présence du diminutif -ig. Dans les cas des pluriels sur diminutifs, une hypothèse à explorer est que le -où qui redouble morphologiquement un pluriel serait en fait une marque hypocoristique. Certains arguments penchent pour une telle analyse.
différences entre le pluriel interne -où et le double pluriel -où
Les pluriels internes dans le composé peuvent être de différentes sortes (-ed, -où), alors que le double pluriel est uniformément -où.
De plus, le suffixe -où du double pluriel a un comportement atypique pour un suffixe pluriel pour la mutation consonantique (F.J., c.p.) :
Les noms masculins de personne en -où ne sont normalement pas marqués par une mutation consonantique après le déterminant. (tadoù, an tadoù, an tadoùigoù: pères, les pères, les petits pères). En contraste, les noms masculins de personne qui ne font pas leur pluriel en -où sont marqués par une mutation consonantique après le déterminant (bugale, ar vugale: enfants, les enfants). Or, lorsqu'à ce composé on ajoute un suffixe en -où, la mutation reste et semble ne pas reconnaitre la présence d'un pluriel en -où (ar vugaligoù, *ar bugaligoù : les petits enfants).
Pourquoi cette hypothèse est théoriquement importante
L'hypothèse simple à considérer est que -où dans les composés de double pluriels est un pluriel hypocoristique (PLhyp).
Suivant cette hypothèse, un composé tel que bag-ou-ig-où est un composé abstrait [N-PL-SGhyp-PLhyp], dans lequel il n'y a pas co-occurrence de deux marqueurs pluriels identiques et donc pas de violation du "Elsewhere Condition".
distribution
Si on pose que le pluriel hypocoristique est restreint à l'apparition du diminutif -ig, on prédit correctement (i) l'absence de pluriels doubles continus en -ouou, (ii) les composés en -ig-où de type (1), (3) et (4). Restent à prédire les occurrences de -où sans diminutif (2 et 3).
En morphologie, les affixes dérivationnels sont en effet postulés plus près du noyau que les affixes inflexionnels. Par exemple, en français, on a dîn-ette-s et non pas *dîn-s-ette. Si le pluriel hypocoristique, qui est externe, est dérivationnel, les affixes pris en sandwich entre lui et le noyau ne sont plausiblement pas flexionnels et donc le pluriel en -ed ou en -où doit aussi recevoir une analyse dérivationnelle.
Il n'est pas problématique en morphologie de postuler qu'un suffixe dérivationnel soit restreint à certains types de racines. Cependant, postuler que le pluriel hypocoristique est dérivationnel a une implication directe sur l'analyse générale du pluriel breton.
un nombre non-flexionnel mais dérivationnel
Un nom racine peut donc être dérivé par adjonction d'un affixe pluriel (-où, signifiant quelque chose comme 'groupe de'), puis un diminutif singulatif (-ig, équivalent d'un adjectif comme 'petit'), puis un pluriel hypocoristique (-où, signifiant quelque chose comme 'mignons').
Dans cette hypothèse, un composé double pluriel tel que bagouigoù (N-PL-DIM-Hyp) est l'équivalent grammaticalisé de:
[bateau] bag [groupe de [bateaux]] bag-où [petites unités d'un [groupe de [bateaux]]]] *bag-ou-ig [un tas de mignonnes [petites unités d'un [groupe de [bateaux]]]] bag-ou-ig-où
Ce qui est très intéressant, c'est que les morphèmes ajoutés, même s'ils ont un sens pluriel, peuvent être syntaxiquement singuliers (comme on aurait en français: '[un groupe de mignons petits bateaux].SG est.SG entré.SG dans le port').
Se pourrait-il alors que la langue bretonne n'ait qu'un pluriel dérivationnel qui serait syntaxiquement singulier, comme l'est son équivalent lexical en français 'un groupe de'?
Si tel est le cas en breton, alors on pourrait prédire aisément que le système d'accord verbal en breton montre des marques de 3SG avec des sujets lexicaux sémantiquement pluriels. Si la racine 'plurielle' dérivée des noms est en fait syntaxiquement toujours au singulier, alors on peut prédire que l'accord pluriel ne sera possible que lorsqu'un pronom sujet est incorporé dans le verbe. Le système d'accord verbal ne 'verrait' jamais de variation de nombre syntaxique sur les syntagmes nominaux. L'analyse des pluriels est donc très importante pour l'analyse de la langue bretonne, car l'analyse de l'accord verbal en dépend.
Il est à noter que l'hypothèse que les marques du pluriel en breton sont syntaxiquement au singulier devrait rendre compte aussi des exceptions à l'effet de complémentarité (cf. fiche sur l'accord verbal et les variations des règles de conjugaison du verbe 'avoir').
Variation dialectale
Selon Grégoire de Rostrenen (1738:48,49), les redoublements de pluriel sur diminutifs (-igoù) sont absents du vannetais, qui montre un pluriel simple à l'extérieur du complexe nominal sur lequel apparaît le diminutif. Cependant, on trouve de très nombreuses formes en -igoù dans Herrieu (1994) : poulladigoù gwad, a-nebeudigoù, bodadigoù koad, etc.
Pour le parler de Plougastell, Stump (1990b:215) signale des nuances de sens entre différentes étapes de la dérivation - sans les expliciter cependant.
Pour le dialecte trégorrois, il existe quelques notes dans Trépos (1957:223, §261).
Favereau (1997:46) signale une connotation péjorative attachée aux doubles pluriels en –ed-où.
Perspective comparative
Ensergueix (2012:33) signale des doubles pluriels en occitan du Couserans:
"Le plus souvent, on ajoute -s au pluriel: ostau, ostaus, casa, casas, cap, caps, òrts, òrts […] Les noms terminés par -ç, -s, -tz, -ish, -sc prennent -s: braç, braces, prètz, prètzes, peish, peishes, bòsc, bòsques Sur ce modèle, on peut trouver des pluriels doubles: cap, capses ['katses], peu, peusses, dent, dentses ['denses] Un nouveau singulier est parfois refait sur ce pluriel redoublé: eras dentses > era dentse
On en trouve aussi en portuguais (Ledgeway 2011:402):
(1) pãozinho, /pão 'pain' + diminutif -zinho/, 'petit pain'
- > pãezinhos, 'petits pains'
En dehors des langues indo-européennes, des composés [Nom-PL-Diminutif-PL] sont signalés en yiddish (kind-er-l-ex, 'petits enfants', Bochner 1984, Perlmutter 1988). Stump (1993) signale des doubles pluriels en kikuyu.
À ne pas confondre
Trépos (1982:224, 1963:505) suit Pedersen en considérant le nom pluriel c'hoarezed 'sœurs', comme un pluriel simple dérivé sur un reforcement du féminin en -ez, et non comme un pluriel complexe sur c'hoar 'sœur' (contra Falc'hun 1951, 1963:253-271, suite à une confusion avec le suffixe collectif -ez).
Terminologie
Press (1986:235) traduit eilliester par l'anglais double plural.
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