La nominalisation
La nominalisation est un processus qui obtient un nom par dérivation morphologique, à partir d'un item d'une autre catégorie.
Les déverbaux
La nominalisation déverbale est un processus morphologique très productif en breton. Les verbes et les noms ont en breton plus d'affinités morphologico-syntaxiques qu'en français ou en anglais (Jouitteau 2005/2010:chap 4).
suffixes créant des noms abstraits
Certains suffixes comme -edigezh, -idigezh, ont un effet nominalisant.
(1) | kemeridigezh | ur c'hreñvlec'h | ||||
prendre.N | un 5fort.place | |||||
'la prise d'un fort' | Vallée (1980:XIX) |
D'origine romane, le suffixe -ach, -aj obtient un nom massique à partir d'une racine adjectivale, verbale ou nominale. Le suffixe -amant, -emant et le suffixe -añs forment des noms abstraits.
Léon (Bodilis), Ar Floc'h (1985:146) | ||||||||||
(2) | ma teufoc'h | da vezañ reizh | eus ar vicher, | e roin | deoc'h | kreskañs. | ||||
si4 viendriez | de1 être droit | de le 1métier | R4 donnerai | à.vous | croiss.ance | |||||
'Je vous augmenterai si vous vous faites au métier.' |
Le suffixe -ailh obtient des noms de nuance péjorative.
Les suffixes -onsi, -ni, -oni, -on ou -i obtiennent des noms abstraits.
suffixes créant des noms d'animés
La morphologie rend aussi disponible différents suffixes pour créer des noms d'animés.
-ad, -iad
Le suffixe -ad / -iad qui dérive de racines verbales (tremeniad 'passant' Trépos 2001:77).
suffixe optionel ou morphème zéro
En (2), le suffixe -ians a un effet nominalisant, mais il est cependant optionnel, ce qui revient à l'hypothèse d'une alternance libre avec un morphème zéro sur la forme infinitive du verbe.
(2) | Ar gloaneier a zo ker, | hag an ober(ïans) | anezo a zo ive. | ||||
le laine.s R est cher | et le faire.(sfx) | P.eux R est aussi | |||||
'Les laines sont chères, et leur façon (fabrication, travail, ici: leur tricotage) l'est aussi.' | Gros (1970b:§'ober-20') |
Un morphème zéro différent est utilisé en (3), puisque celui-ci s'affixe sur le radical du verbe kaozeal nominalisé (voir la liste complète des noms déverbaux documentés sur ce site)..
(3) | Aze, 'vat, | a zo | kaoze. | ||||
ici cependant | R est | cause | |||||
'Que de barvardage il y a là!' | Gros (1989:'kaozé') |
par ajout de l'article
Il est prudent pour l'analyse de traiter à part les noms déverbaux qui sont utilisés avec un article, dans le cas où ce serait la présence de l'article qui déclancherait la nominalisation. L'article n'est pas un préfixe puisque des adjectifs prénominaux peuvent être insérés entre l'aticle et son déverbal, mais l'article pourrait autoriser un morphème zéro là où sa distribution serait plus restreinte ailleurs.
La présence d'un article n'implique pas la possibilité de n'importe quel déterminant (al labourat, #?pep labourat). Il est à noter aussi que les pronoms clitiques objets sont souvent morphologiquement ambigus avec les déterminants possessifs, ce qui donne deux sens possibles à ma labourat: 'mon action de travailler' et 'l'action de me travailler'.
sur l'infinitif
Hingant (1868:§39) AL LABOURAT. 39. On n'a qu'à mettre l'article avant l'infinitif pour en faire un substantif [...]. Exemples : Labourât, travailler; al labourat, l'action de travailler (mot à mot, le travailler); diskuiza, se reposer ou se défatiguer; ann diskuiza, l'action de se défatiguer (mot à mot, le se défatiguer); sével, monter; ar zével graiou a zô diez d'ar ré a zô berr ho halan, il est difficile à ceux qui ont la courte haleine de monter des côtes (mot à mot, le monter des côtes est difficile à ceux qui ont la courte haleine), etc.
sur la racine
L'article peut précéder la racine verbale, avec un suffixe nominalisant qui est un morphème zéro (ø).
(1) | Al lip | 'zo mad, | med n'eo ket enorabl. | ||||
le léch.ø | R est bon | mais ne'est pas honneur.able | |||||
'Le léchage est bon, mais il n'est pas honorable.' | |||||||
(Il n'est pas convenable de lécher les plats.) | Gros (1970b:§'lip') |
genre masculin
Les substantivisations étaient de genre neutre en proto-brittonique. Les langues brittoniques, en perdant ce genre neutre, ont reclassé les substantivisations de verbes en masculin (Irslinger 2014:84).
non-mutation de l'objet des déverbaux
Il n'y a pas de mutation sur l'objet des déverbaux (Gourmelon 2014:33, 34), pas plus que sur l'objet des verbes tensés. La mutation douce (lénition) qui s'applique sur les adjectifs après les noms ne concerne pas l'argument interne d'un nom déverbal.
(2) | dastumerien gwerzhioù /* werzhioù | , | un nezerez gloan /* c'hloan | , | ar werzherien petrol /* betrol | |
collect.eurs * 1chansons | , | un fil.euse * 1laine | , | le1 vend.eurs * 1pétrole | ||
'les collecteurs de chansons, une fileuse de laine, les vendeurs de pétrole.' | ||||||
Gourmelon (2014:33) |
Si la mutation est faite, l'interprétation du second nom est celle de matière.
sémantique
La structure aspectuelle qui caractérisait le verbe est toujours décelable après sa dérivation nominale.
(1) | troidigezh Jean-Floc'h e korf div eurvezh | vs. | levr Jean-Floc'h (* e korf div eurvezh ) | |
traduc.tion Jean-Floc'h en-corps deux heure.durée | livre Jean-Floc'h dans corps deux heure.durée | |||
'la traduction/*le livre de Jean-Floc'h en deux heures.' |
Les désadjectivaux
suffixes créant des noms abstraits
Une base adjectivale peut devenir un nom par dérivation morphologique, comme l'ajout d'un suffixe en -ach, -adenn, ou -ig.
(1) dister 'insignifiant' => disterach 'babiole, chose futile', Merser (2009)
(2) brav 'beau' => bravadenn 'embellie, amélioration passagère', Merser (2009)
(3) berv 'bouillant' => bervig 'bouillonnement, éclair dans les yeux', Merser (2009)
adjectif de couleur + morphème zéro nominalisant
Tous les adjectifs de couleur peuvent être substantivés (Goyat 2012:195). Cette opération n'implique pas de suffixe visible. Comme la catégorie change, on postule un morphème zéro. Cette dérivation est indépendante de la présence du déterminant et peut créer des noms massiques (4) comme des noms comptables.
(4) | gant rezin | ha melen vi | mesklet en toaz | Morlaix, Herri (1982:14) |
avec raisin.s | et jaune oeuf | mélangé dans.le pâte | ||
'avec des raisins et du jaune d'oeuf dans la pâte' |
adjectif en -eg (Adj.) + morphème zéro nominalisant
Il existe aussi en breton un morphème zéro, un suffixe qui n'est pas prononcé et crée des noms qui dénotent un être animé. Ce suffixe apparaît sur les adjectifs.
Le suffixe -eg est ensuite nominalisé dans ezhommeg 'nécessiteux' (Chalm 2008:W-215). Le pluriel est en -ien, comme dans ezhommeien 'des nécessiteux').
adjectif participial en -et + morphème zéro nominalisant
La nominalisation d'un participe passé an daonet 'le damné' obtient sémantiquement un nom d'animé qui dénote le patient du verbe.
Au pluriel, c'est un pluriel de nom d'animé en -idi qui apparaît (an daonidi 'les damnés' Vallée 1980:XX).
ajout de l'article
Comme en français, l'ajout de l'article est un processus morphologique notable pour la substantivisation des adjectifs. Certains induisent une sémantique de prototype ('le beau') et d'autres non ('le vieux').
(5) | ar paour kêz koz, | ar paour kêz kêz. | ||||
le pauvre-cher vieux | le pauvre-cher cher | |||||
'le pauvre vieux', 'le pauvre homme' | Trégorrois, Gros (1989:'Kêz') |
productivité restreinte
La nominalisation désadjectivale simple est lexicalement restreinte (Hingant 1868:§39). Vallée (1980:XX) donne aussi an eeun 'le juste' et ar bihan 'la petitesse'.
Hingant (1868:§39): "AL LABOURAT. 39. [...] les adjectifs bretons, comme les adjectifs français, deviennent aussi des substantifs, quand ils sont précédés de l'article; mais il n'est pas permis de mettre l'article avant tous les adjectifs bretons, et d'en faire ainsi des substantifs: il faut consulter l'usage, quand on veut faire un substantif d'un adjectif."
En (6), on voit que l'adjectif nevez 'nouveau' n'est pas nominalisé et on utilise la tête nominale hini. Les adjectifs paour 'pauvre' et pinvidik 'riche' sont nominalisés avec une sémantique de prototype.
(6) | Ne ree an hini nevez | diforh ebed etre ar paour | hag ar pinvidig. | ||||||
ne faisait le N nouveau | différence aucun entre le pauvre | et le riche | |||||||
'Le nouveau ne faisait aucune différence entre le pauvre et le riche.' | Léon, Lagadeg (2006:113) |
La productivité peut être dialectale. La plupart des dialectes n'ont pas de stratégie de nominalisation pour l'adjectif uhel. Seule la région autour de Groix et sa côte (Ploemeur, Belz, Nostang, Plouhinec, Plouharnel) utilise, avec probablement de-, di-, dis-, des variantes de la forme dehuel (carte 018 du NALBB pour 'le haut'). Cette forme n'existe pas ailleurs. Cependant, les cartes peuvent rater des créations idiolectales: à Plozévet, Goyat (2012:195) donne uhel, an uhel 'haut, le haut' et d'autres adjectifs qui suggèrent une productivité locale plus grande des nominalisations d'adjectifs.
(7) | beo, ar beo | / | paour, ar beorien | / | izel, an izel | / | uhel, an uhel |
vif, le vif | pauvre, le 1pauvr.es | bas le bas | haut, le haut | ||||
'vif, le vif; pauvre, les pauvres; bas, le bas; haut, le haut.', | Plozévet, Goyat (2012:195) |
au superlatif
Les adjectifs au superlatif semble pouvoir nominaliser plus facilement que les autres adjectifs. En (7), le nom dérivé de l'adjectif kozh 'vieux' subit la lénition propre aux noms féminins.
(8) | ar goshañ | anezho | Léon, Bodilis, Ar Floc'h (1985:8) | ||
le 1vieux.le.plus | P.eux | ||||
'la plus vieille d’entre eux' |
emprunts au français
Les adjectifs formés avec des suffixes empruntés au français, comme -an et -ard, peuvent se substantiver par l'ajout d'un article. Les pluriels en -ed visibles en (9) n'apparaîssent que sur les noms.
(9) | Feson droukoh | e-nevez an dukarded (duarded) | evit ar meleganed. | ||||||
air méchant.plus | 3SG-a le noir.sfx.s | que le jaune.sfx.sfx.s | |||||||
'Les hommes bruns ont l'air plus méchants que les blonds.' | Trégorrois, Gros (1984:356) |
Les désadverbiaux
(9) War an abred
- 'au début (de la saison)', Gros (1989: 'abréd')
Terminologie
En français, on parle de substantivisation, ou de processus de nominalisation. Si la base est verbale, on parle de noms déverbaux. Si la base est adjectivale, de noms désadjectivaux.
Le terme dérivation des noms peut aussi référer aux dérivations morphologiques qui prennent les noms comme base, ce qui peut porter à confusion. Le terme breton équivalent est deveradur an anv.
Bibliographie
breton
- Yann Gerven. 2014. 'ur bajenn ouzhpenn e levr bras ar c'hemmadurioù', Yezhadur!, Alioù fur evit ar vrezhonegerien diasur, Keit Vimp Bev, 33-34.
- Jouitteau, M. 2005/2010. La syntaxe comparée du Breton, , éditions universitaires européennes, ISBN 978-613-1-52800-2. manuscrit en pdf ici ou ici.
horizons comparatifs
- Roy, Isabelle et Elena Soare (dir.) 2011. Nominalizations, Recherches Linguistiques de Vincennes 40, résumés en ligne.