Standard, standardisation

De Arbres
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La standardisation de la langue est le processus d'unification de différentes variétés dialectales d'une langue donnée. Les représentations de la langue standard sont intimement liées aux représentations de l'ampleur des différences entre les dialectes et les niveaux de langue. En breton, dû à un bilinguisme massif avec le français, la question de la langue standard est aussi inséparable de la question des phénomènes de contact montrant l'influence d'une langue sur une autre en situation de bilinguisme.

Jouitteau (2018b, 2019) montre qu'il est possible d'étudier des natifs du breton standard, qu'ils soient ou non par ailleurs bilingues dans un dialecte traditionnel du breton. Jouitteau (2020a) compare la variation syntaxique entre les dialectes du breton. Elle trouve une variation syntaxique considérable entre les dialectes traditionnels. Le dialecte standard, lui, est moins distant des dialectes traditionnels que ne le sont les dialectes traditionnels entre eux.


Le breton standard (et ses variétés)

brève histoire des standards

Deux normes standard écrites émergent du moyen breton (XI°-XVI°): d'une part un standard vannetais, d'autre part un standard des prêtres carmélites et franciscains de l'aire parlante trégorroise, principalement autour de la baie de Morlaix, qui fut repris par le collège des jésuites de Quimper dans l'aire dialectale cornouaillaise (Le Dû 1997, Timm 2005). Le Roux (1957:16) considèrait, lui, que le moyen breton avait un standard KLT, englobant donc le Léon.

Après la révolution française, un troisième standard écrit émerge du nouvellement créé département des Côtes-du-Nord, principalement pour la rédaction de textes religieux.

Au XIX°, une vague de celticisme cherche à expurger la langue de ses gallicismes, vers une langue standard dont le lexique serait plus celtique d'origine. Au XX°, la vague nationaliste bretonne cherche réellement à créer une norme de langue standard littéraire, langue de science et d'État. Les choix opérés vers cette langue standard cherchent à assurer une diversité lexicologique adaptée à la modernité (néologismes) et à différents niveaux de langue (voir Kergoat 2012 pour une brève synthèse), et à subsumer les différents dialectes, dont le dialecte vannetais.

Cette langue standard se construit partiellement en opposition aux dialectes traditionnels. Le Roux (1915) regrette par exemple que les écrivains brittophones ne connaissent au plus que "le dialecte plus ou moins altéré, mutilé et incomplet en usage dans leur paroisse ou leur canton". Il considère que le breton moderne, sous l'influence du français et sans l'avènement du standard est "un arbre ébranché, branlant et à demi-déraciné". La distance réputée entre le breton standard et les dialectes locaux lui vaut le nom de "néo-breton", variété enseignée dans le système scolaire.

breton standard du XX° et XXI°

Cette variété est au XX° puissamment filtrée par l'édition, ce qui la rend sensible aux volontarismes politiques dont ceux des politiques publiques. Avant d'être publiés, les écrits sont corrigés afin de correspondre à l'idée d'alors de ce qu'est le standard. Sont considérés standard sans hésitations les écrits en orthographe dite unifiée, ceux du mouvement littéraire Gwalarn, la grammaire de Hemon (1941), Kervella (1947), ou de Trépos (1968), ou les manuels scolaires et d'apprentissage de la langue non-spécialisés sur un dialecte.

La ligne est plus floue en ce qui concerne le breton des nouvelles générations ("néo-breton", "diwaneg", etc.). Cette variété langagière est caractérisée par une tendance à l'évitement de structures perçues à tort ou à raison comme françaises (hypercorrections) et par l'acceptation de néologismes favorisant les racines celtiques.

Des représentations très divergentes de ce standard

Au XX°, le breton standard est considéré, principalement pour des raisons politiques extra-grammaticales, soit comme équidistant des dialectes, eux-mêmes proches en structure, soit comme radicalement étranger aux variétés traditionnelles.


hypothèse d'une distance forte standard /dialectes

Jones (1995:428) considère que le breton parlé par les néo-locuteurs est "fréquemment inintelligible pour beaucoup des locuteurs natifs de communautés principalement rurales". Jones (1998) utilise le terme de "xénolecte", considérant que la langue standard caractéristique du système scolaire du XX° est une forme linguistique qui, si elle est parlée de façon native, l'est par des natifs éduqués par des enseignants eux-mêmes non-natifs, et a changé tellement radicalement qu'elle est devenue fondamentalement étrangère aux variétés dialectales parlées traditionnellement, et devrait être considérée comme une langue à part. Ce terme de xénolecte essaie de cerner un état de changement qui ne va pas jusqu'à la créolisation (Timm 2005).

 Le Berre & Le Dû (2015): "l'effacement du breton hérité d'une part, la présence constante et massive du français dans l'environnement social d'autre part, ont créé une nouvelle variété de langue, une sorte d'hybride dont seule la dimension lexicale empêche l'intercompréhension avec le français, tandis que la phonétique, la phonologie, la prosodie, l'intonation et la syntaxe s'alignent irrésistiblement sur les normes du français médiatique."


Au vu de cette hypothèse d'une très grande distance linguistique entre le breton standard et les variétés traditionnelles, on s'attend à pouvoir lister aisément des propriétés syntaxiques différenciant le breton standard de toute variété traditionnelle (en terme d'accord verbal, ordre des mots, système de négation, etc.). On trouve au contraire soit une avalanche de faits qui ne sont pas linguistiques, soit des faits qui concernent en fait la distance des dialectes entre eux.


raisons non-linguistiques

Pour différentes raisons sociologiques intriquées, la notion de déviance linguistique est émotionnellement chargée chez les locuteurs d'une langue mise en minorité (Hornsby 2014:116). La charge émotionnelle, qu'elle soit positive ou négative, fragilise les tests d'intercompréhension.

Il faut aussi peser le fait que dans l'Etat français, la prétention de non-compréhension du breton sous toutes ses formes (totale, dialectale, néo) est culturellement récompensée, que cette non-compréhension soit réelle ou prétendue. Il appartient aux sociolinguistes d'étudier ces comportements, mais aux syntacticiens de mettre ces raisons extra-linguistiques de côté pour pouvoir peser la variation linguistique réelle de la langue.


traits du standard reflétant en fait des traits dialectaux

Les locuteurs traditionnels, et surtout ceux qui n'ont pas accès à l'écrit, par manque d'input, ont souvent une mauvaise connaissance de la variation dialectale en breton. Ils tendent donc à comparer uniquement leur propre variété avec une variété standard. Ils rapportent toute variation comme étant une faute et une dégradation. Or, certaines distances rapportées entre le breton standard et une forme traditionnelle particulière proviennent en fait d'une variation dialectale. Hornsby (2014) rapporte les paroles d'un locuteur traditionnel critiquant le breton parlé standard qui mentionne que les enfants scolarisés à Diwan ont parfois une accentuation sur la dernière syllabe, ce qui marque effectivement une différence profonde avec l'accent KLT sur la pénultième et nuit à l'intercompréhension. Cependant, l'accentuation finale, si elle est certes la règle en français, est aussi celle d'un autre dialecte breton, le dialecte vannetais, et ce depuis au moins le XV° siècle.


Un ensemble de faits syntaxiques sont signalés dans la littérature comme une divergence prototypique du standard par rapport à un dialecte traditionnel donné. La plupart du temps, ces faits existent en fait dans une ou plusieurs autres variétés traditionnelles.


pas les ordres V3

Hornsby (2014) cite une note de Davalan (2000) sur l'existence d'ordres de mots où le verbe apparaît en troisième position en néo-breton, mais ces ordres de mots sont par ailleurs largement documentés dans les variétés traditionnelles de la langue.

zo/ez eus

Hornsby (2005:198) cite l'usage en néo-breton de la copule zo après bout (boud zo trous er-maes au lieu de boud ez eus trous er maes, 'Il y a du bruit dehors'). Cependant, on relève des occurrences de Bout zo... suivi d'un sujet indéfini dans des sources trégorroises (| Le Bozec 1933:6), vannetaises (Guillevic et Le Goff 1986:56) ou encore en cornouaillais de l'Est (Cornouaillais (Scaër/Bannalec), H.G. 04/2016b).

Hornsby (2005:198) cite aussi l'usage en néo-breton de la copule zo avec un sujet postverbal indéfini (amañ zo trous au lieu de amañ ez eus trous, 'Il y a du bruit ici'). Cependant, Comme ez eus dans les variétés standard, zo peut être associé à un sujet postverbal indéfini dans toute la bande centrale allant de la Cornouaille au Trégor (voir l'Académie bretonne 1922:291, Kervella 1970:59, Favereau 1997:443, Chalm 2008:C7144, Goyat 2012:297). On en trouve aussi des exemples en vannetais chez Herrieu.


archaïsmes et dialectes conservateurs

Le standard littéraire, comme la langue des gwerz (Le Rol 2013), favorise les archaïsmes (passé simple, tournures figées, objets proclitiques, forme -hu du pronom écho 2PL, etc.). Cependant, ces propriétés sont vivantes dans les dialectes les plus conservateurs que sont le léonard ou le vannetais.

Tous les archaïsmes présents dans les dialectes vivants ne sont pas adoptés en standard, qui n'a pas retenu par exemple l'infinitif conjugué du verbe endevout/kaout à la vannetaise.

La tendance du standard à la conservation des archaïsmes croise l'usage du standard en niveau de langue élévé, car ses locuteurs, par l'accès à l'écrit, ont accès aux textes plus anciens. La langue standard n'est cependant pas figée dans le temps. Le pronom relatif pehini, pere 'lequel, laquelle, lesquel.le.s' a ainsi émergé au XVI° et s'est maintenu en breton pré-moderne jusqu'au XIX° comme un archaïsme marquant le standard littéraire. Il disparaît au début du XX° (Widmer 2012:37) et est rarissime en breton moderne.


préservation de la variété morphologique

Le standard tend à préserver la variété morphologique. Lorsque la langue évolue vers une perte de variété (ou vers un fonctionnement perçu comme tel), le standard a tendance à la préserver, ce qui renforce sa tendance aux archaïsmes.

Dans l'aire centrale a émergé en breton moderne une préposition généraliste deus pour ouzh, diouzh et eus (Académie bretonne 1922:292). Ce creuset a aussi absorbé la préposition dimeuz qui était concurrentielle avec eus dans le coeur de l'aire centrale en breton pré-moderne. Cette préposition irradie en Vallée du Scorff, et sur les bords du Léon on la trouve sous la forme dac'h, à Saint-Pol-de-Léon et jusqu'à Plougerneau. Cette préposition généraliste reste exogène au Léon de l'Ouest dont Ouessant, et ne pénètre que peu le standard écrit.

La préservation de la variété morphologique peut aller contre une propriété représentée en moyen breton ou en gallois. Le verbe emañ 'être' est défectif et restreint à la troisième personne dans l'Est du territoire parlant, en trégorrois, en Pélem et en vannetais (Favereau 1997:§416, carte 63 de l'ALBB qui traduit 'Je suis en train de manger', 'Nous sommes en train de manger'). Dans ces dialectes, la copule eo supplée au paradigme défectif. La restriction à la personne 3 existe aussi en gallois (Favereau 1997:§416) et en moyen breton (Hemon 2000:§139.4.fn1), mais le standard ne suit pas, préférant préserver le paradigme morphologique entier représenté en Cornouaille, en Léon ou Poher.

Toutes les variétés morphologiques ne sont pas automatiquement préservées non plus. Les formes emedo, evedo du verbe emañ 'être' encore vivantes dans l'Ouest du territoire parlant ne sont pas passées en standard. Même la forme edo du passé du Léon est connue comme une marque dialectale ou de niveau de langue élevé, voire d'archaïsme. La différentiation de deux interrogatifs de lieu dynamiques en vannetais peban ou /zo-men/ à Groix 'd'où (provenance)' et emen ou /imen/ à Groix 'où (destination)' n'a pas été adopté en standard qui s'aligne sur le KLT avec l'interrogatif généraliste statique et dynamique pelec'h.

hypothèse d'une distance mesurée standard /dialectes

intercompréhensions

L'hypothèse d'une communication impossible entre les locuteurs traditionnels entre eux et avec les néo-brittophones, dans le sens d'une opacité réciproque indépassable, est assez aisément écartable. Hornsby (2005:198) analyse la rencontre de deux néo-brittophones et d'une locutrice traditionnelle de Quimper dans un film documentaire (Daniellou 1998, Brezhoneg 'leiz o fenn.), et constate que l'intercompréhension est indiscutable même si c'est la variété standard qui est symboliquement valorisée dans l'échange par les deux parties.

Aucun des exemples avérés de communication de dialecte à dialecte ne prouve qu'il ne s'agirait pas là de cas de bilinguisme plus ou moins inconscient entre des variétés pourtant syntaxiquement distantes. Un exemple de bilinguisme inconscient serait celui des locuteurs du gallo qui ne sont pas conscients de leur maîtrise de cette langue (typiquement décrite à l'école comme du français maladroit), et qui comprennent autant le français que le gallo et s'expriment aisément dans les deux langues, sans se penser bilingues. Un autre exemple de bilinguisme de variétés proches est celui des locuteurs brittophones de l'aire centrale qui utilisent les formes novatrices du pronom objet incorporé dans la préposition a (Me 'gar lenn anezho 'J'aime les lire'), mais connaissent par les chansons les formes anciennes ou vanneto-léonardes des proclitiques objets (Me 'gar o lenn 'J'aime les lire').

Stephens (1982) est la thèse d'une native du dialecte trégorrois, ayant appris le français à l'école, et qui étudie le standard et lit sans difficultés les autres dialectes. Stephens relève uniquement trois points de variation dialectale: (i) le système des particules verbales (rannigs), (ii) les pronoms objets proclitiques et (iii) les complémenteurs pa 'quand' et ma 'que', et considère manifestement qu'au delà, les différences dialectales sont surtout phonologiques. Hornsby (2005) propose de considérer le standard comme un des dialectes de la langue bretonne, ce qui est une hypothèse de travail intéressante car elle permet d'une part de reconnaître qu'il existe des locuteurs natifs de cette variété standard, et d'autre part d'étudier la question de la distance syntaxique entre ce dialecte standard et les autres dialectes dits traditionnels.

bonne résistance de certaines mutations

Kennard & Lahiri (2017) ont étudié sur plusieurs générations de locuteurs la distribution et la réalisation acoustique de la mutation mixte après la particule o4 progressive. Ils n'ont pas noté de différence entre les jeunes adultes et les plus vieilles générations. Seuls les enfants interviewés lors de leur scolarisation dans le primaire différaient, avec une normalisation des productions s'ils ont un input suffisant dans la langue dans la prime adolescence.

des limites des impressions des locuteurs

La distance entre le dialecte standard et les dialectes géographisés traditionnels n'est pas équivalente sur tous les domaine linguistiques. Selon Hornsby (2014), les différences accentuelles ou lexicales sont mentionnées massivement lorsque des locuteurs sont interrogés sur les caractérisations de la langue standard ou néo, alors que rares sont les observations faites sur l'ordre des mots ou sur des règles de la grammaire. Cela n'est pas forcément le signe que ces différence grammaticales n'existent pas car les différences grammaticales sont plausiblement moins aisément synthétisables et reportables par les locuteurs qu'un élément de lexique marquant, ou un accent particulier.

Il est aussi possible que l'accommodation d'un locuteur donné à la variation soit de nature différente pour les règles de grammaire: si l'accomodation est plus aisée ou qu'elle est plus inconsciente, elle sera logiquement moins rapportée.


Traits syntaxiques originaux du standard

La langue standard du XXI° comprend des formes et des règles qui sont parfois très peu ou pas représentées dans les dialectes, ou au contraire développe des stratégies d'évitement vis-à-vis de structures établies dans les autres dialectes.


un dialecte proche du léonard

Le breton standard a émergé à partir des publications qui circulaient en dehors du lieu de leur genèse dialectale, comme la revue catholique Feiz ha Breiz (1865-1884) qui a été dirigée exclusivement par des locuteurs d'origine léonarde (Choplin 2011).

Linguistiquement, on peut dire que le standard est sans aucun doute un dialecte dans le continuum KLT, plutôt conservateur comme le dialecte du Léon. Mais quels traits du léonard n'y sont pas représentés, et quels autres traits dialectaux y trouve-t-on ?


traits non-léonards

Certaines particularités léonardes ont été écartées du standard.


choix de pegoulz

L'ALBB carte 518 documente la variation dialectale de la traduction de l'interrogatif temporel Quand? et trouve les trois formes, peur sur le Léon, pedavare, pevare, pezavare, pelare, pe vare dans le sud de l'aire centrale et pegoulz, pegourz au Nord-Est et en vannetais (ALBB carte 518). Les manuels d'apprentissage standard au XXI° privilégient la forme pegoulz, et non pas peur.

pas de complémenteur déclaratif réalisé

Le breton standard n'a qu'un complémenteur vide déclaratif, et rejette systématiquement les grammaticalisations réalisant des complémenteurs déclaratifs. Le fait que ces complémenteurs permettent dans l'aire centrale des ordres T2 en enchâssées relève sans doute d'un évitement de ce qui peut être perçu comme un trait du français (bien que l'élément devant le verbe puisse être d'autre sorte que le sujet dans ces enchâssées).


perte de penaos 'que'

Penaos est un complémenteur déclaratif ('que') dans de nombreux dialectes, et est attesté depuis le moyen breton. Il est cependant absent du standard.


perte du complémenteur la(r) 'que'

Kennard (2013:188) signale à Quimper la disparition du complémenteur la(r) entre la génération des locuteurs traditionnels et les jeunes adultes. Cette forme est effectivement absente du breton standard. Elle est absente de la grammaire de Chalm (2008). Ni la, ni lar ne sont des entrées dans Menard & Kadored (2001) ou Merser (2009).

Selon Favereau (1997:§597), ce complémenteur la(r) est répandu « de Plogoff au Poher, à l'exclusion de l'extrême-Est – Pelem ». Sur ce site, on en relève en cornouaillais de l'Est (à Lanvénégen, Evenou 1987:580, à Moëlan, Cheveau & Kersulec (2012-évolutif:Moëlan,'tud'), à Quimper (Kennard 2013:188), en breton central (Favereau 1997:§597, Wmffre 1998:57, à Plonévez-du-Faou, à Plouyé), et jusqu'à Uhelgoat (Skragn 2002:89) et Loqueffret (Solliec 2015). Le complémenteur la(r) est inconnu dans les autres dialectes. En Léon, la forme est inconnue à Plougerneau (M-L. B. 02/2016) comme à Lesneven (A.M. 02/2016).


forme nasalisée emañ

La nasalisation écrite standard de emañ n'est pas étymologique et n'existe sur la racine du verbe dans aucun dialecte, où la forme du paradigme au présent est uniformément ema- suivi d'un affixe porte-manteau de nombre et de personne. Favereau (1997:§416) et Deshayes (2003:'ema') proposent de dériver emañ de ema-eñv (est-3SGM). Cette hypothèse est plausible si l'on considère que dans les parlers de l'Ouest, le verbe 3SG est ema (ema Mari), mais avec des pronoms post-verbaux de désambiguïsation genrée: emañ pour un sujet (vide) masculin et emei pour un sujet (vide) féminin (Merser 2011:93,fn2).

La langue standard a pris pour norme neutre la forme spécifiée masculine dans les parlers de l'Ouest. La forme emañ n'est par ailleurs pas (plus ?) genrée en Trégor ou en Haute-Cornouaille (Merser 2011:93,fn2). En standard qui a adopté la forme emañ, il devient possible d'ajouter à ce verbe 3SG un pronom écho ou un pronom désambiguïsateur de genre.


(1) O klask ar Markiz emaomp bet, Daoust penaos emañ-eñ gwisket ?
à4 chercher le marquis sommes été Q comment est-lui habill.é
'Nous avons été cherché le marquis, comment était-il habillé ?'
chanson Marv Pontkallek, Tri Yann


(2) Emañ eñ o vevañ e Bro an Tad Nedeleg !
est lui à4 vivre en pays le père Noël
'Il vit au pays du père Noël !'
Le Télégramme, 15.12.2005

gwelloc'h eget 'mieux que'

Dans le comparatif de supériorité, le standard utilise massivement la préposition-outil eget. La carte 190 de l'ALBB montrait cependant que pour la traduction de 'plus fort que moi', cette préposition n'était récoltée que dans la partie extrême-Ouest du Léon (Landeda et les îles de Ouessant et Molène), au profit partout ailleurs de la préposition evit. On en trouve aussi ailleurs en Léon (à Plouider chez Burel 2012:202) et en vannetais chez Herrieu (1994:148).


(8) Bevañ a reomp ur poent hag ar vugale a hoar en em zervicha gwelloc'h it o zud gant an ordinateur.
vivre R1 faisons un temps que le 1enfant.s R1 sait se1 servir mieux que leur2 parents avec le ordinateur
'Nous vivons un temps où les enfants savent plus des ordinateurs que leurs parents.'
Léon (Plougerneau), M-L. B. (05/2016)

an ur roc'h ha tregont-mañ

Dans le domaine mathématique et de datation, la diglossie a entériné chez les locuteurs traditionnels le code-switching automatique en français. Même si la plupart des nombres peuvent rester connus, des constructions particulières existent en standard chez les enfants Diwan qui n'existent pas et peuvent être même intraduisibles par des locuteurs traditionnels. C'est le cas des numéraux cardinaux discontinus en "dizaine plus un" lorsqu'on essaie de les mettre au démonstratif. Les numéraux discontinus apparaissent autour du nom tête, et un démonstratif analytique encadre le tout en ar... -mañ.


(2) Kas din ar pevar roc'h ha tregont -mañ.
envoie à.moi le quatre roche & trente -ci
'Amène-moi ces trente-quatre roches.'
Léon/Standard, M. Lincoln (01/2015)


Dans les dizaines "plus un" comme 21, 31, 41, le cardinal 1 unan est remplacé par l'article indéfini ur, comme toujours devant un nom. Le démonstratif, lui, doit commencer par un article défini. Deux éléments différents requièrent donc un article défini et indéfini. En standard, ce conflit peut être résolu avec un article défini précèdant la forme ur du cardinal 1 devant un nom. Cette construction peut poser problème et même être intraduisible pour des locuteurs traditionnels habitués à compter en français. H. Gaudart (03/2017) ne trouve ainsi pas de traduction confortable pour 'ces trente et une roches', 'ces vingt et une étudiantes' ou 'ces quarante et un beaux papillons'.


(3) Degas an ur mein ha tregont -se din.
envoie le un roche & trente -là à.moi
'Amène-moi ces trente et une roches.'
Léon/Standard, M. Lincoln (07/2016), c.p.

évitement des ordres SVO

Au fur et à mesure que les apprenant.e.s du breton deviennent plus uniformément des monolingues francophones, les manuels d'apprentissage deviennent insistants sur les différentiations d'avec le français. C'est ainsi que les manuels de breton standard au vingtième tendent de plus en plus précisément à faire éviter aux apprenant.e.s les phrases à sujet initial (SVO). Dans les années 50, le manuel pédagogique Seite & Stéphan (1957) est encore aussi destiné à des natifs du breton, et les phrases des petits textes donnés à l'étude qui se veulent standard ne montrent aucun évitement des ordres SVO. Dans les manuels des années 90, les phrases à sujet initial sont systématiquement traduites en français par des clivées pour visibiliser un effet de focus, et ce très tôt dans les leçons. Les dialectes traditionnels, eux, varient entre eux quant à la valeur accordée au sujet initial dans la structure informationnelle de la phrase (pour une approche de la variété de ces lectures à travers les dialectes traditionnels, se reporter à la page de ce site sur les ordres SVO).

La stratégie d'évitement des ordres SVO appauvrit la diversité des lectures des structures SVO des parlers traditionnels, et obtient un trait dialectal original du standard où un sujet initial tolère parfois uniquement la lecture de focus. Par rapport aux dialectes traditionnels, le breton standard se distingue par son évitement des ordres à sujet initial dans les phrases à structure informationnelle plate sans emphase particulière sur le sujet.

Avezard-Roger (2004a:377) croise les productions de brittophones natifs de différents dialectes KLT et leurs déclarations d'attachement à la langue. Elle trouve que les locuteurs déclarant un attachement fort à la langue produisent nettement moins d'ordres SVO en traduction (18,50% contre respectivement 58,50% et 53% pour les attachements faibles ou moyens à la langue). Il est possible que les personnes déclarant un attachement fort soient aussi plus entrainées à l'exercice même de la traduction, mais leur représentation des ordres de mots neutres en breton traditionnel semble être faussée. On trouve effectivement une prépondérance d'ordres SVO en phrases neutres dans au moins certains dialectes traditionnels.


évitement du SVO neutre au profit de la conjugaison analytique

Avezard-Roger (2004a:367,9), (2004b) relève une prépondérance d'ordres SVO à La Forêt-Fouesnant pour des tâches de traduction français > breton (à 92%) comme pour des réponses à choix multiples en breton (à 64%). Kennard (2013:180) confirme cette tendance à user d'ordres SVO en structure informationnelle a-priori plate dans son étude des locuteurs autour de Quimper, et montre que cela se vérifie aussi sur les pronoms sujets. Elle note que dans les tournures progressives avec la particule o, les locuteurs traditionnels semblent pouvoir placer un pronom sujet à l'initiale sans focalisation de ce sujet (1). En contraste, les jeunes adultes semblent réserver cette structure aux focalisations du sujet, réservant la structure informationnelle plate aux ordres à verbe initial (Emaon o tebriñ bara), ce qui est la règle plus généralement en KLT.


(1) Me a zo o tebriñ bara.
moi R est à4 manger pain
'Je suis en train de manger du pain.'
Quimper, Kennard (2013:180)


Kennard (2013:144) constate aussi hors des structures progressives une différence entre le placement des pronoms sujets à la première personne des adultes, locuteurs traditionnels et jeunes adultes, et ceux des enfants. Alors que les adultes des deux générations montrent une tendance lourde à placer un pronom suivi d'un verbe déclaratif (Me (a) soñj... 'Je pense que... '), les enfants utilisent pour ces phrases des formes analytiques (Soñjal a ran). Si l'utilisation ici de la conjugaison analytique en ober est exogène à Quimper, c'est un trait relevé comme typique du breton central, comme montré par Avezard-Roger (2004a), (2004b) dans son étude sur la fréquence des usages d'ordres SVO entre La Forêt Fouesnant et Duault en breton central.

Avezard-Roger (2004a:367), à Duault en breton central trouve une prépondérance de 53% de conjugaison analytique en ober 'faire' contre 20,50% d'ordres SVO pour les mêmes tâches de traduction français > breton qu'à La Forêt-Fouesnant, et 51% de conjugaison analytique en ober 'faire' contre 27% d'ordres SVO pour des réponses à choix multiples en breton. C'est donc beaucoup moins de réponses à ordres SVO pour un même protocole, ce qui montre une différence dialectale dans la réalisation des ordres neutres, avec tout de même 20 à 30% d'ordres SVO.

Dans une certaine mesure, le breton standard favorise donc une stratégie présente au moins dans le dialecte du breton central. Cependant, cette tendance peut être radicalisée en standard au point d'éviter totalement les ordres à sujet initial neutre. De façon intéressante, Avezard-Roger a interrogé un universitaire de Duault mais éduqué en langue standard. Celui-ci donna, pour les choix multiples, 100% de réponses en conjugaison analytique en ober 'faire' avec donc 0% d'ordres SVO, montrant un effet net d'évitement des ordres SVO en langue standard.

lecture du sujet devant la négation

En standard, un sujet devant une négation est nettement restreint à une lecture de focalisation. Cet effet n'est en fait pas vérifié dans les dialectes traditionnels (pour plus de détails, se reporter à la page de ce site sur le sujet prénégation).


SVO en enchâssées

Kennard (2013:196) relève chez des locuteurs traditionnels des ordres SVO en enchâssées (sans donner les exemples spécifiques donc on ne sait pas sous quel complémenteur ces ordres sont relevés). Elle remarque que ces ordres disparaissent chez les jeunes adultes au profit d'ordres strictement à verbe initial en enchâssées.


perte de la construction du faux sujet ?

La construction du faux sujet de type Me 'zo laouen ma c'hoar 'Ma sœur est contente' semble beaucoup plus répandue en corpus de locuteurs traditionnels que dans le parler standard. Il faudrait vérifier la constance dialectale de ce décalage, et vérifier qu'il ne s'agit pas d'un décalage indépendant entre oral et écrit.

Horizons comparatifs

 Boon (2014:19):
 “Welsh does not have a standard variety in the way that other European languages can be said to have a standard (high or public) register. There is no single prestige dialect nor has there been a deliberate standardization process of the spoken language, like the Irish Official Standard (though prescriptive grammars may be consulted for a sort of literary standard of Welsh). The “standard” language, when referred to casually, is generally meant as a stand-in for educated or refined language skills of any dialect.”


Traits que le standard ne favorise pas

Les prépositions doublées dont seule la seconde reçoit un pronom incorporé comme en (1) ne sont pas favorisées en standard.


(1) ... n'en-doe ket a ezomm da en em servicha diouz outañ.
ne1 3SGM avait pas de1 besoin de1 se1 servir de de.lui
'... où il n'avait pas besoin de s'en servir.'
Plouzane, Briant-Cadiou (1998:195)

À ne pas confondre

linguistique normative vs. descriptive

La linguistique normative et la linguistique descriptive n'ont pas la même attitude vis-à-vis de la standardisation. La linguistique normative est en charge des politiques linguistiques, et peut éventuellement proposer des règles de standardisation informées des variations dialectales. C'est par exemple la linguistique menée par l'Office Public de la Langue Bretonne. La linguistique descriptive, elle, se cantonne à une attitude scientifique d'observation, de documentation et d'analyse sans influer sur les faits. C'est l'objet de ce site.


langue vs. orthographe(s)

Le breton peut être écrit suivant différents sytèmes orthographiques, et le XX° siècle a produit en Bretagne plus d'un tel système, ainsi que des tensions sociétales pour l'établissement d'un système plutôt qu'un autre (Wmffre 2007). Au XXI°, la graphie largement majoritaire est la ZH dite peurunvan (Moal 2009). En soi, un système graphique ne présume pas de la variété qu'il encode. Ce site concerne l'étude du langage et ne documente que la forme langagière elle-même, c'est-à-dire orale, quelle que soit sa graphie.


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