Le conditionnel
En breton, le conditionnel a deux paradigmes morphologiques distincts, le conditionnel présent et le conditionnel passé.
Le conditionnel présent est marqué morphologiquement par le morphème -f en KLT et -he en vannetais. Avec ce conditionnel présent, des alternatives possibles sont ouvertes, et restent ouvertes. On parle de conditionnel realis, ou de conditionnel potentiel.
(1) | Ha ! | ma | ' | ven | ket | amañ... | ||||||||||||||
suis | si4 | ne1 | étais | pas | là | |||||||||||||||
'Ah ! Si j'étais pas là… ' | ||||||||||||||||||||
Standard, Moulleg (1978:27) |
Le conditionnel passé est marqué morphologiquement par le morphème -j. Avec ce conditionnel passé, des alternatives ont été possibles mais ne le sont plus, et on parle de conditionnel irrealis, ou de conditionnel hypothétique.
(2) | Petra | am-bije-me | greet | ma | vije | arruet | netra | nemed | peb | mad | ganit-te ? | |||||||
quoi | R.1SG 1.aurai.-1SG | fa.it | si4 | serait | arriv.é | rien | seulement | chaque | bien | avec.toi-toi | ||||||||
'Qu'aurais-je fait s'il t'était arrivé malheur ?' | ||||||||||||||||||
Trégorrois, Gros (1984:226). |
Variations dialectales
-fe KLT vs. -he vannetais
Le conditionnel présent, le conditionnel réalis, est réalisé prototypiquement en -fe en KLT et en -he en vannetais. La carte 249 de l'ALBB le montre bien avec les traductions de Si je savais… , dans la protase donc d'une proposition conditionnelle.
La carte 480 de l'ALBB montre la même chose, avec la variation dialectale des traductions de Il irait (s'il voulait). Il s'agit donc de l'apodose d'une proposition conditionnelle. On voit qu'en vannetais et dans le nord du pays Glazik, -fe comme -he sont éventuellement remplacés par la morphologie du futur.
Pour le haut-vannetais du XXIe, Delanoy (2010) donne Me e garehé, 'J'aimerais.
-j vs. -z
À Guiscriff et à Scaër, selon Naoned (1952:61), la forme en -j est rare. En cornouaillais de l'est maritime aussi, au profit d'une forme en -z.
(2) | Ha | ma | vizé | bet | eun | naer | 'barz ? | ||||||||||||||
et | si4 | était | été | un | vipère | dedans | |||||||||||||||
'Et s'il y avait eu une vipère à l'intérieur ?!' | |||||||||||||||||||||
Cornouaillais (Moëlan), Bouzec & al. (2017:502) |
Le cornouaillais Ar Scao produit des formes de conditionnel irréalis en /e/.
(3) | Distruj | ar | sclavaj | a | glié | béa | bét | gréet | gant | ar | rouéet | catolik. | ||||||||
Distruj | ar | sklavaj | a | glije | bezañ | bet | graet | gant | ar | roued | katolik. | Graphie standardisée | ||||||||
destruction | le | esclavage | R1 | aurait.dû | être | été | fa.it | avec | le | roi.s | catholique | |||||||||
'L'abolition de l'esclavage aurait dû être décidée par les rois catholiques.' | ||||||||||||||||||||
Cornouaillais, Ar Scao (1945) |
-f/h vs. -j/z
Falc'hun & Fleuriot (1978-79:7B) notent que "dans l'usage, la distiction entre vefe et vije n'est pas toujours bien nette".
Hewitt (2010b:303) "Sommerfelt (1921) for Kastell-Paol (St.-Pol-de-Léon, EL) and Ploneis (1983) for Berrien (NK) show widespread confusion of the ‑ffe- and ‑je- (‑che-) sets, as does the voluminous corpus of Jules Gros's Trésor du breton parlé (TBP., 1970–76) from Tredraezh (Trédrez, WCT). It is furthermore clear in TBP.III that the tendency to use the compound perfect construction with a conditional auxiliary and a past participle for hypotheticals/counterfactuals is very strong; in this case, the auxiliary is almost invariably of the hypothetical ‑je- (‑che-) set rather than the potential ‑ffe- set. On the edges of the SE area, Humphreys (1985) for Bothoa (EK) only has ‑ffe- forms for the conditional, and uses the compound perfect with the conditional of 'be' or 'have' plus past participle for counterfactuals; the ‑ije set for 'be' and 'have' appears to be reserved for the imperfect habitual. This is reminiscent of the adjacent G (SE) area, where the only conditional is in ‑ehe-, and the ‑ese-/‑ise- forms are reserved for imperfect habitual or secondary future."
(1) | Yoñ | 'nife | eur | baro | bédég | en dwar ! | ||||||||||||
Eñ | en devoa | ur | barv | betek | an douar ! | Équivalent standardisé | ||||||||||||
lui | 3SGM aurait | un | barbe | jusque | le terre | |||||||||||||
'Il avait une barbe qui touchait le sol !' | ||||||||||||||||||
Cornouaillais (Moëlan) Bouzec & al. (2017:350) |
Pour la traduction de (Si) j'avais eu (du pain) dans la carte 092 de l'ALBB, la partie Nord et centrale de l'aire parlante utilisent -je/z. Des zones côtières isolées (Pleubian, Bréhat, Ploubazlanec en Trégor), le sud-ouest cornouaillais et le vannetais utilisent les formes en -f/h.
Thibault (1914:186): "Les formes du conditionnel passé vannetais en zan, zen sont inconnues à Cléguérec et l'on dit : ne gredã ket i tęy ou tęhę, 'je ne crois pas qu'il vienne' ; ne gredã ket i lęro ou lęrehę, 'je ne crois pas qu'il dise' [littéralement : dira, dirait] ; suivant que l'on veut indiquer une probabilité plus ou moins grande."
Diachronie
Selon Schrijver (2010), le vieil irlandais et le protobrittonique marquaient la distinction sur le verbe 'être' entre le subjonctif * be- et le futur * bɔ(h)-. Le breton en porterait la trace dans son conditionnel présent dérivé de son subjonctif et dans son conditionnel passé dérivé de la forme future.
Avec les autres verbes que le verbe 'être', le prétérite a donné le subjonctif passé (Schrijver 2010). Hewitt (2010b:301) considère que le paradigme du potentiel [‑ffe- (G‑ehe-)] dérive historiquement d'un subjonctif imparfait.
Le paradigme de l'hypothétique [‑je- (‑che-, G ‑ese-)] dérive historiquement du plus-que-parfait du vieux breton (Falc'hun & Fleuriot 1978-79:7B).
Le Brigant (1779:A4) signale l'usage du marqueur an diaoul 'diable' (ayoul ne vifés, an diaoul ne vefes, 'diable que tu fusses').
Terminologie
Le Clerc (1986:203) parle d' imparfait du subjonctif pour les forme en -je. Cette terminologie vient de l'analyse des phrases équivalentes en français.
La forme conditionnelle réalis est appelée forme potentielle dans Le Gléau (1973:12).
Kervella (1947) utilise le terme breton de doare divizout.
KAG (2016) traduit conditionnel hypothétique par amzer dic'hallus an doare divizout, et conditionnel potentiel par amzer c'hallus an doare divizout.
Bibliographie
sur le breton
- Bottineau, Didier. 2012a. 'Les conditionnels potentiel et irréel en breton : De la morphologie temporelle à la valeur instructionnelle', Faits de langues 40, Peter Lang, 85-92. texte.
- Desseigne, Adrien & Pierre-Yves Kersulec. 2014. 'Remarques sur l'emploi du conditionnel passé dans des récits au passé dans un dialecte vannetais contemporain', Catherine Moreau, Jean Albrespit et Frédéric Lambert (dir.), Du Réel à l'Irréel, PUR, 125-129.
- Schrijver, Peter. 2010. 'Breton light on the origins of the Old Irish f-future', présentation à la Conference La langue bretonne des origines - Origines de la langue bretonne - Rennes, 29-30 avril 2010. texte.
horizons théoriques
- Pancheva, Roumyana & Rajesh Bhatt. 2005. 'Conditionals', Martin Everaert And Henk Van Riemsdijk (éds.), The Blackwell companion to Syntax, Blackwell Publishing, vol I, chap.16.
- Ippolito, Michela. 2002. 'On the Semantic Composition of Subjunctive Conditionals', ms. pdf.
- Liu, Mingya (éd.). 2019. Natural Language Conditionals and Conditional Reasoning, Special Issue of Linguistics Vanguard 5:s3. Mouton De Gruyter.