Les singulatifs
Un morphème singulatif est un morphème qui forme un singulier.
Le morphème singulatif le plus répandu en breton est le suffixe -enn, qui sur la racine plurielle gwez 'arbres' obtient gwezenn, ur wezenn 'arbre, un arbre'. La plupart des singulatifs apparaissent sur des noms collectifs comme gwez 'arbres' ou des noms massiques comme dour 'eau'.
Morphologiquement, un singulatif obtient un singulier dérivé. Sémantiquement, un singulatif obtient une entité singulière à partir d'entités sémantiquement plurielles ou massiques.
Inventaire des singulatifs
les suffixes
-enn
Le suffixe singulatif le plus communément utilisé est de loin le suffixe -enn (se reporter à la page dédiée).
-ez
On trouve aussi comme singulatif le suffixe -ez. Kervella (1947:§342) donne bragez, bragoù, botez, botoù, derez, diri. Ce suffixe tombe au pluriel et laisse la place au suffixe pluriel -où.
-ig
Le suffixe -ig fait aussi à la marge un travail sémantique de singulatif sur les noms massiques et les noms collectifs, ou enfin les nominalisations d'adjectifs.
(2) dour 'eau' => an Dourig 'le petit ruisseau'
- chokolad 'du chocolat' => ur chokoladig 'un petit chocolat'
(3) gwez 'arbres' => gwezig kakao, gwezennig kakao 'cacaoyer', Breton du XVII°, Favereau (2021-évolutif)
- => gwezig 'petit arbre', gwezigou 'petits arbres', Cornouaillais (Sizun), Ab-Sulio (XXe)
(4) berv 'bouillant' => bervig 'bouillonnement, éclair dans les yeux' Merser (2009)
morphème vide ?
Certains noms massiques, comme houarn 'fer' peuvent avoir sans suffixe supplémentaire réalisé une lecture qui est prototypiquement celle des singulatifs (houarn 'fer à cheval, morceau de fer'). L'hypothèse d'un morphème vide permet de l'associer à certains noms et pas à d'autres (dour 'eau', mais pas 'goutte').
L'hypothèse d'un morphème vide ouvre des possibilités d'analyse pour les pluriels qui n'apparaissent pas sur un singulier.
Dans le cas des noms collectifs comme bleuñv 'floraison, fleurs' qui ont un singulatif en -enn, si on considère le pluriel bleunioù, on peut postuler soit que le suffixe -enn tombe au pluriel, soit qu'il existe un singulatif alternatif vide. De même pour botez, botoù.
les noms singulatifs
Une stratégie singulative consiste à associer à un nom collectif les noms penn 'tête', loen 'animal' ou pezh 'morceau' (Kervella 1947:§343, Trépos 1982:236). Kervella (1947:§343) donne pe(m)mo'h 'cochon', penn-deñved 'mouton', loen-kezeg 'cheval'.
(4) | Ar moh | bihan | o-devoa | eur | reun | tano | a oa | êsoh | da | werza. | |||||||||
le cochons | petit | 3PL avait | un | soies | fin | R1 était | facile.plus | à1 | vendre | ||||||||||
'Les petits cochons avaient des soies fines qui se vendaient plus facilement.' | |||||||||||||||||||
Léonard (Plouzane), Briant-Cadiou (1998:7) |
(5) | Pa | veze | lazet | ar penn-moh | e | veze | eur gwall | zervez. | ||||||||||
quand1 | était | tu.é | le tête-cochons | R4 | était | un sapré1 | journ.ée | |||||||||||
'Quand on tuait le cochon ça nous faisait une sacrée journée.' | ||||||||||||||||||
Léonard (Plouzane), Briant-Cadiou (1998:8) |
Gourmelon (2014:44) remarque que ce phénomène touche surtout les noms de groupes d'espèces et des ensembles hétéroclites (penn chatal 'tête de bétail', pezh dilhad 'pièce d'habits (différents)', pezh arrebeurri 'meuble') ainsi que les noms finissant déjà en -en, dans une stratégie morphologique d'évitement du singulatif suffixal en -enn.
Syntaxe et sémantique
singulatif sur singulier
Des noms syntaxiquement et sémantiquement singuliers peuvent localement apparaître avec le singulatif -enn.
Dans certains cas, le nom racine a été réinterprété comme collectif, c'est-à-dire syntaxiquement pluriel (Trépos 1982:244 cite raz, razenn 'rat'; to, toenn 'toit'; gwal, gwalenn 'alliance'; minwal, minwalenn 'muselière').
Dans d'autres cas, le nom non-dérivé a tout simplement disparu (Trépos 1982:244 cite higenn 'hameçon', qui a un cognat hig en Cornique mais aucun nom hig en breton moderne).
Horizons comparatifs
les langues à dérivation singulative
Le recours à un morphème singulatif comme le suffixe -enn en breton n'est pas typologiquement exceptionnel: il existe entre autres un singulatif dans toutes les autres langues celtiques, mais aussi en berbère, dans les divers dialectes de l'arabe, dans les langues slaves, en swahili (langue bantoue) et en sorbe (Asmus & Werner 2015).
Ojeda (2020:114) "[...] En arabe, [les singulatifs] ont été appelés ʔisma 'l waḥdati par les grammairiens arabes traditionnels et nomen unitatis vel individualitatis 'nom d'unité ou d'individualité' par leurs adeptes occidentaux (Greenberg 1977, p. 287). Prenez par exemple le nom massique khashab 'bois' de l'arabe classique. Étant massique (ou co-universelle), il ne peut pas être énuméré. Pourtant, il en existe un dérivé qui le peut. Il s’agit du singulier khashabat 'morceau de bois' (Greenberg 1977, p. 288). D'autres exemples de formation singulative en arabe classique sont les suivants (voir Howell 1900, pp. 1057f ; Wright 1933, I, p. 147). (19) loupe 'blé' / burrat 'grain de blé' baqar 'bétail' / baqarat 'vache, taureau ou bœuf' thamar 'fruit' / thamarat 'un fruit' dhahab 'or' / dhahabat 'morceau d'or, pépite' tiban 'paille' / tibnat 'une paille' "
les langues à stratégies lexicale
Les langues comme le français, qui n'ont pas de singulatif grammaticalisé, recourent à des classificateurs nominaux individuants pour isoler une sous-unité sémantique d'un nom massique. Cette sous-unité sémantique obtient un objet sémantique singulier qui peut ensuite être pluralisé.
Lectures du pluriel des noms massiques et collectifs
collectif | massique | racine + classificateur individuant | pluralisation | sens obtenu | ||
---|---|---|---|---|---|---|
(2) | a. | (du) bétail | une tête de bétail | des têtes de bétail | pluriel d'entités distinctes | |
b. | (du) sel | une pincée de sel | des pincées de sel | pluriel d'entités distinctes | ||
c. | (de la) salade | un pied de salade | des pieds de salade | pluriel d'entités distinctes | ||
d. | (du) pain | un bout de pain | des bouts de pain | pluriel d'entités distinctes |
Le français opère donc toujours comme dans les rares cas du breton où le singulatif n'est pas utilisé, en utilisant des unités individuantes comme penn 'tête' ou pezh 'morceau'. L'opération sémantique d'individuation peut être effectuée à l'intérieur même du mot comme en anglais en passant du nom massique snow 'neige' à snowflake 'flocon de neige'.
diachronie
L'analyse fonctionnelle de Heinz (2009) lie le système gallois du singulatif à celui du diminutif. Elle note une tendance en gallois moderne pour les tournures analytiques, sous l'influence de l'anglais.
Bibliographie
breton
- Costaouec, D. XXXX. 'Affixe ou modalité ? Le cas du singulatif et du duel en breton', Actes du Colloque en hommage à B. Vardar, Université d'Istambul, 101-107, texte.
- Jouitteau, Mélanie & Milan Rezac. 2018. 'Tester les noms collectifs en Breton, enquête sur le nombre et la numérosité', Ronan Le Coadic (éd.), Mélanges en l'honneur de Francis Favereau, Morlaix : Skol Vreizh, 331-364. texte.
- Jouitteau, Mélanie & Milan Rezac. 2015a. 'Fourteen tests for Breton collectives, an inquiry on number and numerosity', Lapurdum XIX - 565-597. texte.
- Irslinger, Britta. 2009. 'Singulativ und Kollektiv in den britannischen Sprachen', Uwe Hinrichs, Norbert Reiter et Siegfried Tornow (éds.), Eurolinguistik. Entwicklung und Perspektiven, 233–53. (Eurolinguisitische Arbeiten 5) Wiesbaden: Harrassowitz.
- Trépos, Pierre. 1982. Le pluriel breton, Brud Nevez, Brest.
horizons comparatifs
- Asmus, Sabine & E. Werner. 2015. 'Singulatives in Modern Celtic and Slavic Languages, D. Johnston, E. Parina, M. Fomin (éds.), Yn llawen, yn llawn iaith: Proceedings of the 6th International Colloquium of Societas Celto-Slavica, Llandysul: Gomer Press, 89-104.
- Greenberg, J. 1977. 'Numeral classifiers and substantival number: Problems in the genesis of a linguistic type', A. Makkai et al. (éds.), Linguistics at the crossroads, Liviana Editrice and Jupiter Press.
- Harrison, Godfrey & Susan Jones, 1984. 'The imperceptible marking of Welsh singulatives', Cardiff Working Papers in Welsh Linguistics 3, 89–96.
- Heinz, Sabine (Asmus). 2009. 'Diminutive Formations in Modern Welsh and Functions of their Formatives', Maria Bloch-Trojnar (éd.), Perspectives on Celtic Languages, Lublin Studies in Celtic Languages 6, Lublin: Wydawnictwo KUL, 2009, 187-198.
- Irslinger, Britta. 2011. 'Les dérivés gallois, cornique en -yn / -en, breton en -enn et irlandais en -ne : fonction et sémantique', Nelly Blanchard, Ronan Calvez, Yves Le Berre, Daniel Le Bris, Jean Le Dû, Mannaig Thomas (dir.), La Bretagne Linguistique 15:43-81.
- Irslinger, Britta. 2009. 'Singulativ und Kollektiv in den britannischen Sprachen', Uwe Hinrichs, Norbert Reiter et Siegfried Tornow (éds.), Eurolinguistik. Entwicklung und Perspektiven, 233–53. (Eurolinguisitische Arbeiten 5) Wiesbaden: Harrassowitz.
- Nurmio, S. 2015. Studies in grammatical number in Old and Middle Welsh, Dissertation, St John's College, University of Cambridge.
- Nurmio, Siva. 2022. Singulatives: a morphological overview, ms. à paraître.
- Pronk, Tijmen, 2015. 'Singulative n-stems in Indo-European', Transactions of the Philological Society 113(3), 327–348.
- Howell, M. 1900. A Grammar of the Classical Arabic language. Part I, Allahabad: Published
under the authority of the Northwest Provinces and the Government of Oudh.
- Wright, W. 1933. A grammar of the Arabic language, (2 vols). Cambridge University Press.