Nikun
'Nikun' est un quantifieur négatif animé. Sémantiquement, il impose le nombre zéro dans un ensemble d'entités animées.
(1) | Nikun | ne da | tre, | 'met a Vreiz e ve. | ||||||
NEG vient | ptc | sauf P1 Bretagne R serait | ||||||||
'Personne ne pénètre, à moins d'être né en Bretagne.' | léonard, | Kerrien (2000:12) |
Morphologie
La marque de la négation est intégrée à la morphologie de nikun.
une étymologie latine
Kervella (1947:§488) note que le /k/ interne signale la trace d'un passage par le latin. Hemon (1958:§104) propose donc de dériver negun; nikun du latin nec unus, 'pas un'. Il est suivi en cela par Deshayes (2003:§'nikun') qui documente les stades intermédiaires: nikun attesté le plus anciennement sous la forme negun (1499), serait un emprunt à l'ancien français negun, 'aucun', 'pas un' (XIII°).
Nikun diffère donc des quantifieurs négatifs à morphologie négative intégrée (Nep-X, type netra) de par son étymologie romane.
accentuation
En breton moderne, nikun porte encore la trace de cette histoire de par une accentuation particulière: si les autres composés Nep-X sont accentués sur la dernière syllabe, 'nikun', lui, l'est sur la première.
variation dialectale
En Goelo, la forme nikun n'est pas connue (G. Morvan, manuscrit).
Pour la basse Cornouailles, Favereau (1997:§302) signale à sa place la forme gour (ebet). On retrouve cette forme à Douarnenez en (4).
(2) | Me n'ouzon ket | petra eo ar paotr, | lavaran deoc'h | me frekantan | gour | deuzouto. |
1SG NEG sais NEG | quoi est DET gars | dis.1SG à.2PL | 1SG fréquente.1SG | homme | P.P.3PL | |
'Moi, ce gars, je sais pas ce qu'il est, je vous dis que je ne fréquente aucun d'eux.' | ||||||
Bas-Cornouaillais (Treboull), Hor Yezh (1983:73) |
Syntaxiquement, il est par ailleurs plausible que dans les aires dialectales où la forme nikun est employée, elle puisse l'être avec différents emplois sémantiques (cf. l'enquête ci-dessous).
Distribution
Nikun sélectionne une préposition dans laquelle on trouve le syntagme nominal référant à l'ensemble sur lequel il quantifie. Cette préposition est a / eus (Kervella 1947:§604).
(3) nikun eus ar re-se
Sémantique
contextes d'émergence des lecture négatives
Nikun peut porter un sens négatif sans qu'aucune autre marque de la négation ne soit présente. On le classe donc plutôt dans les quantifieurs négatifs que dans les items de polarité négative.
En (4), aucune négation de phrase n'est présente. Nikun a clairement un sens négatif (aucun élément d'un ensemble prédéfini). Il est donc probable que la négation morphologique de nikun soit responsable de cette lecture négative.
Qui plus est, la lecture de l'adverbe c'hoazh juste au dessus de nikun a lui aussi une lecture négative ('pas encore'), ce qui est un indice qu'un élément négatif existe bien quelque part dans cette phrase.
(4) | Ha koulskoude | he deus ezhomm a-walc'h | da gaout un dra bennak | da reiñ d'he bugale | ||||||
et pourtant | 3SGF a besoin assez | P1 DET chose quelconque | P donner P POSS.3SGF enfants | |||||||
a zo holl yaouank-flamm | ha gouest c'hoazh nikun anezho | da reiñ skoazell dezhi. | ||||||||
R est tous jeune.INT | et capable déjà aucun P.3PL | P donner aide à.3SGF | ||||||||
'Et pourtant, elle a assez besoin d'avoir quelque chose à donner à ses enfants, | ||||||||||
qui sont tous très jeunes, et pas encore capables de l'aider.' | Kerne, (Pleyben), | Ar Gow (1999:18) |
Dès que nikun est présent dans une phrase, la négation ket n'est plus obligatoire (cf. Kervella 1947:§234).
Ket peut cependant aussi apparaître, conformément à la concordance négative, la règle de calcul sémantique de la négation en breton qui permet d'avoir de multiples occurrences de la négation pour une seule négation sémantique.
contextes d'émergence des lectures positives
Nikun apparaît parfois avec une lecture positive (comme le français d'aucun pensent...). Ces contextes syntaxiques qui obtiennent une lecture positive sont les conditionnelles et les comparatives. Il est intéressant de noter que ces contextes syntaxiques sont connus pour être prototypiques des items de polarité négative.
lecture positive dans les conditionnelles
(2) "Dibaot int, mar deuz nikun, ar re en eur zounjal en ifern hag a lavarfe :
- « An ifern a zo, var a glevan, eul leac’h skrijus sounjal enhan ; skrijusoc’h c’hoaz rankout chomm ebars..."
- léonard, Jean Quéré, Sarmoniou an Aotrou Quere, p.193
(3) Ar zetans-se, spourounus ma zo nikun, a vez skrifet gant dourn Doue
- he-unan var dal kement hini a zeu er bed : mervel a ranki !
- léonard, Jean Quéré, Sarmoniou an Aotrou Quere, p.213
lecture positive dans les comparatives
On trouve aussi nikun avec une lecture positive dans les comparatives, comme noté dans le dictionnaire An Here 2001.
(4) | Elena a anavezan | gwelloc'h eget | nikun | amañ. | |
Elena R connais.1SG | mieux que | ___ | ici | ||
'Je connais Elena mieux que quiconque ici.' | (Beyer 2009:101) |
(5) Pinvidik on koulz ha nikun pa'z on kontant ouzh va fortun.
- riche suis autant que ___ C R suis content P ma fortune
- 'Je suis aussi riche que quiconque puisque je suis content de ma fortune(condition).'
- proverbes Kervarker
(6) Anavezout a ra ar vro-mañ gwelloc'h eget nikun.
(7) Gouest eo da gerzhet kenkoulz ha nikun.
- capable est de marcher autant que ___
- (dico An Here 2001:§ 'nikun')
Enquête sur les propriétés discursives de l'ensemble sur lequel 'nikun' quantifie
Gerven (2002) note que, du moins dans l'Ouest de la Cornouailles, nikun et den ebet ne sont pas grammaticalement équivalents, ce qu'il illustre par l'analyse de ce qu'il considère comme une erreur dans Hemon (1984). Gerven impute la faute à l'influence de l'anglais, où none, no one et nobody seraient équivalents dans cette position.
(7) | - Unan bennak a zo aze ? | |||||||||
a. | Ne welan nikun. | Hemon (1984) | ||||||||
b. | Ne welan (den ebet/*nikun) amañ. | Gerven (2002) | ||||||||
'- Il y a quelqu'un? - Je ne vois personne (*pas un).' |
Pour Gerven (p.c.) la règle régissant nikun est qu'il doit quantifier sur un ensemble prédéfini par le discours. Un tel comportement syntaxique révélerait un item sémantique très proche de son étymologie: nikun, nec unus, 'pas un'.
En français moderne non plus, pas un ne peut pas être utilisé pour quantifier sur un ensemble non prédéfini par le discours.
La partie qui suit est une enquête (en cours) sur cette règle discursive pouvant impacter la distribution de nikun. Il s'agit de déterminer quelle est la règle exacte de distribution de nikun dans quel dialecte/variété de langue.
exemples d'usage de 'nikun' comme quantifieur sur un ensemble prédéfini par le discours
Il est assez facile de trouver, par recherche numérique, des occurrences de nikun dont l'ensemble est cité dans le co-texte. Je cite ci-dessous surtout des textes religieux, sans savoir si cette surreprésentation résulte réellement de la marque d'un style de langage, ou si cela découle simplement de la mise en ligne plus répandue de corpus religieux.
Dans Sarmoniou an Aotrou Quere, on trouve 18 occurrences de 'nikun'.
Si l'ensemble sur lequel nikun quantifie est clairement cité dans certains cas (nikun all, nikun en ho touez, etc.), dans d'autres cas il est plus difficile de trancher car l'auteur, dans ce sermon, a une adresse très forte, avec une présence textuelle importante des auditeurs. Dans les cas où l'ensemble de quantification n'est pas dit/cité, on peut toujours rétablir un ensemble pragmatique du style 'aucun d'entre vous qui m'écoutez'. Les candidats aux contre-exemples ne sont donc pas probants.
Il existe 11 occurrences de nikun dans la traduction de kenvreuriez ar brezhoneg (1982) de l'évangile selon S.Jean. Toutes les occurrences quantifient sur un ensemble prédéfini par le discours. Le cas le moins évident est (9), qui est aussi marqué par le conditionnel déclenchant une lecture positive . Cette structure est aussi présente en vannetais (10).
(8) | Ha bolontez an hini e-neus kaset ahanon eo | |||
ne gollfen nikun euz ar re e-neus roet din... | ||||
'la volonté de celui qui m'a envoyé, c'est que je ne perde aucun de ceux qu'il m'a donnés.' | ||||
Kenvreuriez ar brezoneg (1982:VI:39) |
(9) | «Skrivet eo er brofeted: « Oll e vezint kelennet gand Doue». | |||
Kement hini e-neus selaouet an Tad ha resevet e gelennadurez a zeu davedon. | ||||
N'eo ket e-nije nikun gwelet an Tad... | ||||
'Il est écrit dans les prophètes : Ils seront tous instruits par Dieu lui-même. Tout homme qui écoute les enseignements | ||||
du Père vient à moi. Certes, personne n'a jamais vu le Père...' | ||||
> ce n'est pas le cas que quelqu'un/d'aucun aurait vu le père. | ||||
Kenvreuriez ar brezoneg (1982:VI:45,46) |
(10) Emesk oll er broieu en em strèu dré er Bed,
- Naren, n'en-des nikun hag e zo ken karet ;
- O mem broig ha Hroé, a pen don pell dohout,
- Klañù on, ha e halon heb éhan e hirvoud
- 'Er voraerion', Yann-Ber Kalloc'h, Ar en deùlin
contre-exemples? variation dialectale?
On trouve cependant des usages de nikun sans que la quantification s'effectue sur un ensemble prédéterminé par le discours. Les exemples ci-dessous viennent des écrits d'Angela Duval et de chansons collectées au début du XX°. Dans les exemples suivants, l'ensemble sur lequel nikun quantifie semble être pragmatiquement maximal. L'ensemble de quantification n'est ni cité ni même évoqué dans le texte antérieur. Notons que ceci est notable aussi bien en contexte positif que négatif: la marque du conditionnel est présente en (7), mais pas dans les autres exemples.
(11) Ur breur a welas Rabia o treuziñ ar straed, ganti en he dorn dehou ur skudell leun a c’hlaou ruz-bev,
- en he dorn kleiz un orsel leun a zour. Ar breur a c’houlennas diganti : « Petra a fell dit ober gant kement-se ? »
- Rabia a respontas e felle dezhi lakaat an tan er Baradoz evit ma ne vije hini ebet biken ken ;
- ha gant an dour lazhañ tan an Ifern evit ma na vije Ifern biken mui.
- Hag evit petra e fell dit ober se ?
- — Pa ne vennan ket e rafe nikun ar vad evit kaout digoll er Baradoz, na gant aon da gouezhañ en Ifern,
- met dre garantez evit Doue, a dalvez kement tra hag en deus ar galloud d’ober an holl vad.
(12) O ! Distrujerien kement anken
- Na marzhus al lid-mañ e sklêrijenn ar c’hleuzeurioù
- Kerdin al Lud, n’int touchet gant nikun.
(13) Ar re washañ da zikrial, An dud a ya en fortun
- A zo, evit an ordinal, Merc'hed chomet hep nikun
- Mari Beg-a-raok, chanson collectée, Kanaouennou Breiz-Vihan (Mélodies d'Armorique),
- par H. Laterre (Bodlan) et F.Gourvil (Barr-Ilio), publié en 1911
(14) Sant Justin a oa eun den a galon; ne oa nag eskob na beleg;
- ha koulskoude e tifennas an Iliz dirak pennou-bras an douar,
- evel ne reas nikun en e rôk.
- Buhez ar Zent (p.278)
(15) Hag hen digouezhet gant an treazh, Ha klask ul lestr bennak a reas :
- Kaer en doa sellet a bep-tu, Wele nikun gant an noz du.
- 'Sant Efflamm hag ar roue Arzhur', Barzhaz Breizh, de la Villemarqué (1839)
Finalement, dans les expressions gelées, l'ensemble de quantification n'est pas non plus prédéterminé par le discours, mais ce dernier argument est faible car les expressions gelées ont souvent des comportements syntaxiques erratiques.
(16) N'eus nikun a oufe ober krampouezh mat gant bleud fall.
- 'On ne fait pas ne bonnes crêpes avec de la mauvaise farine.' (dico An Here 2001:§'nikun')
(17) "ober nikun eus netra": 'couper les cheveux en quatre' (Maï-Ewen, hanvezhioù)
(18) "N'ober netra eus nikun": n'ober tra vat ebet, 'ne rien faire de bien' (dico An Here 2001:§'nikun')
notes étranges
- Kervella (1947:§515) note que les mots netra et nikun peuvent avoir des pseudo-compléments composés de la préposition a suivie d'un adjectif. Il illustre par une telle structure avec netra (n'eus e Kêr-Iz netra a nevez), mais ne donne pas d'exemple avec nikun... (?)
- Favereau (1997:§302) note que nikun est plus rare que den ebet ou heni ebet, et "adverbe seulement" (?).
Bibliographie
- Deshayes Albert, 2003. Dictionnaire étymologique du breton, Le Chasse Marée.
- Hemon, R. 2000. Yezhadur istorel ar Brezhoneg/Grammaire historique du breton, Hor Yezh. [ ed. 1958 - 1978, Preder, La Baule].
- Kervella, F. 1995 [1947]. Yezhadur bras ar brezhoneg, 1947 édition Skridoù Breizh, La Baule ; 1995 édition Al Liamm.
- Morvan, G. Stummoù bro-goelo, manuscrit.
corpus
- Gerven, Y. 2002. Eus ar brezhoneg beleg d'ar brezhonegoù lennegel, manuscrit, html.
- Hemon, R. 1984. An tri boulomig kalon aour, Al Liamm.
- Kenvreuriez ar brezoneg (Eskopti Kemper ha Leon), 1982. Aviel Jezuz-Krist hervez S. Yann, [traduction de l'évangile selon Saint Jean] Ar Skol dre Lizer.
- Kerrien 2000. Ar Roc'h Toull (La roche percée), Armorica.