Nikun

De Arbres

Nikun est un indéfini. C'est un quantifieur négatif. Sémantiquement, il impose le nombre zéro dans un ensemble.


(1) … nikun diyomp grédè pigno ken pèl…
nikun ac'hanomp ne grede pignat ken pell Équivalent standardisé
… personne de.nous ne1 croyait grimper tant loin
'... aucun d'entre nous n'osait grimper si loin… '
Cornouaillais (Bannalec, Riec), Bouzec & al. (2017:71)


Morphologie

La marque de la négation est intégrée à la morphologie de nikun. La structure est de type /nep-X/, comme dans neblec'h, nebaon, nepred, neptu, nepreizh et netra.


une étymologie latine

Kervella (1947:§488) note que le /k/ interne de nikun signale la trace d'un passage par le latin. Hemon (1958:§104) propose donc de dériver negun; nikun du latin nec unus 'pas un'. Il est suivi en cela par Deshayes (2003:§'nikun') qui documente les stades intermédiairesde cette dérivation. Nikun est attesté le plus anciennement sous la forme negun (1499). Il serait un emprunt à l'ancien français negun 'aucun, pas un' (XIII°).

Nikun diffère donc des autres quantifieurs négatifs à morphologie négative nep- intégrée, de type netra, de par son étymologie romane.


accentuation

En breton moderne, nikun porte encore la trace de son étymologie particulière dans son accentuation: si les autres composés en nep- sont accentués sur leur dernière syllabe, nikun l'est sur la première. L'autre exception est nebeut 'peu', qui est un composé très ancien.


variation dialectale

Les variations dialectales de ce nom sont documentées dans la carte 322 de l'ALBB (traduction de 'Je n'en ai vu aucun de mes amis'), où l'on voit la forme apparaître en cornouaillais de l'Est et à Groix, ainsi qu'à Molene.

On trouve en cornouaillais la forme ['nekõn] (Lozac'h 2012-:'nekon').

On trouve à Groix la forme /nič:yn/ ('aucun', Ternes 1970:228)


répartition dialectale

En Goëlo, la forme nikun n'est pas connue (G. Morvan, manuscrit).

Les aires qui n'utilisent pas nikun utilisent des noms nus, hini (ebet) ou gour (ebet).

La forme la plus répandue est hini (ebet). La forme gour (ebet) est signalée par Favereau (1997:§302) en Basse-Cornouaille. On retrouve cette forme en corpus à Douarnenez en (2), et dans l'ALBB à Plomodiern et Pont-l'abbé.


(2) Me n'ouzon ket petra eo ar paotr, lavaran deoc'h me frekantan gour deuzouto.
moi ne1 sais pas quoi est le gars dis à.vous moi fréquente homme de.de.eux
'Moi, ce gars, je sais pas ce qu'il est, je vous dis que je ne fréquente aucun d'eux.'
Bas-Cornouaillais (Tréboul), Hor Yezh (1983:73)


Dans les aires dialectales où la forme nikun est employée, elle peut avoir différents emplois sémantiques et différentes restrictions syntaxiques (cf. l'enquête ci-dessous).

Distribution

nikun eus, diouzh

Nikun sélectionne une préposition dans laquelle on trouve le syntagme nominal référant à l'ensemble sur lequel il quantifie. Cette préposition est a / eus (Kervella 1947:§604), ou diouzh.


(3) nikun eus ar re-se

aucun de le ceux.
'aucun d'entre eux'


nikun ebet

On peut trouver nikun en co-occurrence avec ebet 'aucun', ou même nikun all ebet.


(4) Aet oain da gerc'had ar saout d'ar gêr, mes ne oa nekon e-bed kin ba'r park !
all.é étais pour1 chercher le vaches à le 1maison mais ne1 était aucun aucun plus dans le parc
'J'étais allé chercher les vaches pour les ramener à la maison, mais il n'y en avait plus aucune dans le champ !'
Breton central (Plouyé), Lozac'h (2012-:'nekon')


(5) Ne 'm boa gwelet nikun all ebet c'hoazh em enezenn.
ne1 1SG avait v.u aucun autre aucun encore en.mon2 îles.SG
'Je n'en avais encore vu aucune sur mon île.' (une tortue d'eau)
Cornouaillais (Pleyben), Ar Gow (2005:45)

hep nikun

(6) Kavout a ra d'in e c'helfemp choum hep nikun.
trouver R1 ra à moi R4 pourrions rester sans aucun
'Je crois que nous pourrions nous en passer.'
Léonard, Troude (1886:'passer, 14°')

Sémantique

contextes d'émergence des lecture négatives

Nikun peut porter un sens négatif sans qu'aucune autre marque de la négation ne soit présente. On le classe donc plutôt dans les quantifieurs négatifs que dans les items de polarité négative.


En (4), aucune négation de phrase n'est présente. Nikun a clairement un sens négatif (aucun élément d'un ensemble prédéfini). Il est donc probable que la négation morphologique de nikun soit responsable de cette lecture négative. Qui plus est, la lecture de l'adverbe c'hoazh juste au-dessus de nikun a lui aussi une lecture négative ('pas encore'), ce qui est un indice qu'un élément négatif existe bien quelque part dans cette phrase.


(4) Ha koulskoude he deus ezhomm a-walc'h da gaout un dra bennak da reiñ d'he bugale a zo holl yaouank-flamm ha gouest c'hoazh nikun anezho da reiñ skoazell dezhi.
et pourtant 3SGF a besoin assez de1 avoir un 1chose quelconque à donner à son enfant.s R est tous jeune.flambant et capable déjà aucun P.eux de donner aide à.elle
'Et pourtant, elle a bien besoin d'avoir quelque chose à donner à ses enfants, qui sont tous très jeunes, et pas encore capables de l'aider.'
Cornouaillais, (Pleyben), Ar Gow (1999:18)


Dès que nikun est présent dans une phrase, la négation ket n'est plus obligatoire (cf. Kervella 1947:§234).

Ket peut cependant aussi apparaître, conformément à la concordance négative, la règle de calcul sémantique de la négation en breton qui permet d'avoir de multiples occurrences de la négation pour une seule négation sémantique.

contextes d'émergence des lectures positives

Nikun apparaît parfois avec une lecture positive (comme le français d'aucun pensent… ). Ces contextes syntaxiques qui obtiennent une lecture positive sont les conditionnelles et les comparatives. Il est intéressant de noter que ces contextes syntaxiques sont connus pour être prototypiques des items de polarité négative.


lecture positive dans les conditionnelles

(2) "Dibaot int, mar deuz nikun, ar re en eur zounjal en ifern hag a lavarfe :

« An ifern a zo, var a glevan, eul leac'h skrijus sounjal enhan ; skrijusoc'h c'hoaz rankout chomm ebars..."
Léon, 1906, SAQ.:193


(3) Ar zetans-se, spourounus ma zo nikun, a vez skrifet gant dourn Doue

he-unan var dal kement hini a zeu er bed : mervel a ranki !
Léon, 1906, SAQ.:213


lecture positive dans les comparatives

On trouve aussi nikun avec une lecture positive dans les comparatives, comme noté dans Menard & Kadored (2001).


(4) Elena a anavezan gwelloc'h eget nikun amañ.
Elena R1 connais mieux que ___ ici
'Je connais Elena mieux que quiconque ici.'
Standard, Beyer (2009:101)


(5) Pinvidik on koulz ha nikun pa'z on kontant ouzh va fortun.

riche suis autant que ___ puisque R suis content de mon fortune
'Je suis aussi riche que quiconque puisque je suis content de ma condition.'
Proverbe, forum Kervarker


(6) Anavezout a ra ar vro-mañ gwelloc'h eget nikun.
connaitre R1 fait le 1pays.ci mieux que quiconque
'Elle connait ce pays mieux que quiconque.'
Standard, Menard & Kadored (2001:'nikun')


(7) Gouest eo da gerzhet kenkoulz ha nikun.
capable est de1 marcher autant que quiconque
'Elle est capable de marcher autant que n'importe qui.'
Standard, Menard & Kadored (2001:'nikun')


Enquête sur les propriétés discursives de l'ensemble sur lequel nikun quantifie

Gerven (2002) note que, du moins dans l'Ouest de la Cornouaille, nikun et den ebet ne sont pas grammaticalement équivalents, ce qu'il illustre par l'analyse de ce qu'il considère comme une erreur dans Hemon (1984). Gerven impute la faute à l'influence de l'anglais, où none, no one et nobody seraient équivalents dans cette position. Il propose de corriger par Ne welan den ebet amañ (Gerven (2002)).


 Hemon (1984):
 "- Unan bennak a zo aze ? 
 - Ne welan nikun."
 
 - Il y a quelqu'un ? 
 - Je ne vois personne.


Pour Gerven (c.p.) la règle régissant nikun est qu'il doit quantifier sur un ensemble prédéfini par le discours. Un tel comportement syntaxique révélerait un item sémantique très proche de son étymologie: nikun, nec unus, 'pas un'. En français moderne non plus, l'expression pas un ne peut pas être utilisée pour quantifier sur un ensemble non prédéfini par le discours.

La partie qui suit est une enquête (en cours) sur cette règle discursive pouvant impacter la distribution de nikun. Il s'agit de déterminer quelle est la règle exacte de distribution de nikun dans quel dialecte/variété de langue.


exemples d'usage de nikun comme quantifieur sur un ensemble prédéfini par le discours

Il est assez facile de trouver, par recherche numérique, des occurrences de nikun dont l'ensemble est cité dans le co-texte. Je cite ci-dessous surtout des textes religieux, sans savoir si cette surreprésentation résulte réellement de la marque d'un style de langage, ou si cela découle simplement de la mise en ligne plus répandue de corpus religieux.

Dans Sarmoniou an Aotrou Quere, on trouve 18 occurrences de nikun.

Si l'ensemble sur lequel nikun quantifie est clairement cité dans certains cas (nikun all, nikun en ho touez, etc.), dans d'autres cas il est plus difficile de trancher car l'auteur, dans ce sermon, a une adresse très forte, avec une présence textuelle importante des auditeurs. Dans les cas où l'ensemble de quantification n'est pas dit/cité, on peut toujours rétablir un ensemble pragmatique du style 'aucun d'entre vous qui m'écoutez'. Les candidats aux contre-exemples ne sont donc pas probants.

Il existe 11 occurrences de nikun dans la traduction de kenvreuriez ar brezhoneg (1982) de l'évangile selon Saint Jean. Toutes les occurrences quantifient sur un ensemble prédéfini par le discours. Le cas le moins évident est (9), qui est aussi marqué par le conditionnel déclenchant une lecture positive . Cette structure est aussi présente en vannetais (10).


(8) Ha bolontez an hini e-neus kaset ahanon eo
ne gollfen nikun euz ar re e-neus roet din...
'la volonté de celui qui m'a envoyé, c'est que je ne perde aucun de ceux qu'il m'a donnés'.'
Kenvreuriez ar brezoneg (1982:VI:39)


(9) «Skrivet eo er brofeted: « Oll e vezint kelennet gand Doue».
Kement hini e-neus selaouet an Tad ha resevet e gelennadurez a zeu davedon.
N'eo ket e-nije nikun gwelet an Tad...
'Il est écrit dans les prophètes : Ils seront tous instruits par Dieu lui-même. Tout homme qui écoute les enseignements
du Père vient à moi. Certes, personne n'a jamais vu le Père … '
> ce n'est pas le cas que quelqu'un/d'aucun aurait vu le père.
Kenvreuriez ar brezoneg (1982:VI:45,46)


(10) Emesk oll er broieu en em strèu dré er Bed,

Naren, n'en-des nikun hag e zo ken karet ;
O mem broig ha Hroé, a pen don pell dohout,
Klañù on, ha e halon heb éhan e hirvoud
'Er voraerion', Yann-Ber Kalloc'h, Ar en deùlin

contre-exemples ? variation dialectale ?

On trouve cependant des usages de nikun sans que la quantification s'effectue sur un ensemble prédéterminé par le discours (falloh eget nikun 'pire que quiconque', Seite 1975:97).


(1) Nikun ne da tre, 'met a Vreiz e ve.
personne ne1 va postpos. sauf de1 Bretagne R est
'Personne ne pénètre, à moins d'être né en Bretagne.'
Léonard, Kerrien (2000:12)


Les exemples ci-dessous viennent des écrits d'Angela Duval, de Lan Inisan ou de chansons collectées au début du XXe. Dans ces exemples, l'ensemble sur lequel nikun quantifie semble être pragmatiquement maximal. L'ensemble de quantification n'est ni cité ni même évoqué dans le texte antérieur. Notons que ceci est notable aussi bien en contexte positif que négatif: la marque du conditionnel n'est pas présente dans tous les exemples.

(2) Ur breur a welas Rabia o treuziñ ar straed, ganti en he dorn dehou ur skudell leun a c'hlaou ruz-bev,

en he dorn kleiz un orsel leun a zour. Ar breur a c'houlennas diganti : « Petra a fell dit ober gant kement-se ? »
Rabia a respontas e felle dezhi lakaat an tan er Baradoz evit ma ne vije hini ebet biken ken ;
ha gant an dour lazhañ tan an Ifern evit ma na vije Ifern biken mui.
Hag evit petra e fell dit ober se ?
— Pa ne vennan ket e rafe nikun ar vad evit kaout digoll er Baradoz, na gant aon da gouezhañ en Ifern,
met dre garantez evit Doue, a dalvez kement tra hag en deus ar galloud d'ober an holl vad.
Duval 1969


(3) O ! Distrujerien kement anken

Na marzhus al lid-mañ e sklêrijenn ar c'hleuzeurioù
Kerdin al Lud, n'int touchet gant 'nikun.
Duval, pedenn ouzh sked ar c'hleuzeur


(4) Ar re washañ da zikrial, An dud a ya en fortun

A zo, evit an ordinal, Merc'hed chomet hep nikun
Mari Beg-a-raok, chanson collectée, Kanaouennou Breiz-Vihan (Mélodies d'Armorique),
par H. Laterre (Bodlan) et F.Gourvil (Barr-Ilio), publié en 1911


(5) Sant Justin a oa eun den a galon; ne oa nag eskob na beleg;

ha koulskoude e tifennas an Iliz dirak pennou-bras an douar,
evel ne reas nikun en e rôk.
Buhez ar Zent (p.278)


(6) Hag hen digouezhet gant an treazh, Ha klask ul lestr bennak a reas :

Kaer en doa sellet a bep-tu, Wele nikun gant an noz du.
'Sant Efflamm hag ar roue Arzhur', Barzhaz Breizh, de la Villemarqué (1839)


(7) Koulskoude, eur wech c'hoaz, nikun ne c'helle lavaret en divije kemeret eur vrochenn diwar goust den.

'Cependant, une fois encore, personne ne pouvait dire qu'il aurait volé même une broche à quiconque.'
Léonard 1878, Inisan (1930:9)


Finalement, dans les expressions idiomatiques, l'ensemble de quantification n'est pas non plus prédéterminé par le discours, mais ce dernier argument est faible car les expressions gelées ont souvent des comportements syntaxiques erratiques.


(1) N'eus nikun a oufe ober krampouezh mat gant bleud fall.

'On ne fait pas de bonnes crêpes avec de la mauvaise farine.'
Menard & Kadored (2001:'nikun')


(2) "ober nikun eus netra"

'couper les cheveux en quatre'
Maï-Ewen, Hanvezhioù


(3) "N'ober netra eus nikun": n'ober tra vat ebet

'ne rien faire de bien'
Menard & Kadored (2001:'nikun')


notes étranges

  • Kervella (1947:§515) note que les mots netra et nikun peuvent avoir des pseudo-compléments composés de la préposition a suivie d'un adjectif. Il illustre par une telle structure avec netra (n'eus e Kêr-Iz netra a nevez), mais ne donne pas d'exemple avec nikun… (?)
  • Favereau (1997:§302) note que nikun est plus rare que den ebet ou heni ebet, et "adverbe seulement" (?).

Diachronie

 Willis (2013:274):
 "En général, en moyen breton, negun a tendance à être utilisé dans les phrases négatives, et den dans les autres contextes non-assertifs, mais ce n'est pas une règle absolue."


Terminologie

Seite & Stéphan (1957:85) désignent les mots négatifs netra 'rien' et nikun 'personne' sous le terme de 'pronom indéfini de négation'.


Bibliographie

  • Hemon, R. 2000. Yezhadur istorel ar Brezhoneg/Grammaire historique du breton, Hor Yezh. [ ed. 1958 - 1978, Preder, La Baule].
  • Kervella, Frañsez. 1995 [1947]. Yezhadur bras ar brezhoneg, 1947 édition Skridoù Breizh, La Baule ; 1995 édition Al Liamm.
  • Morvan, G. Stummoù bro-goelo, manuscrit.
  • Willis, David. 2013. 'Negation in the history of the Brythonic Celtic languages', David Willis, Christopher Lucas & Anne Breitbarth (éds.), The History of Negation in the Languages of Europe and the Mediterranean, 239-298.


corpus

  • Gerven, Y. 2002. Eus ar brezhoneg beleg d'ar brezhonegoù lennegel, manuscrit, html.
  • Hemon, R. 1984. An tri boulomig kalon aour, Al Liamm.
  • Kenvreuriez ar brezoneg (Eskopti Kemper ha Leon), 1982. Aviel Jezuz-Krist hervez S. Yann, [traduction de l'évangile selon Saint Jean] Ar Skol dre Lizer.