Différences entre les versions de « Verbe analytique »

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Un '''verbe analytique''' est un verbe qui est conjugué dans deux blocs morphologiques séparés. C'est le contraire d'un [[verbe synthétique]], qui lui est conjugué à l'intérieur d'un même bloc morphologique.
Un '''verbe analytique''' est un verbe qui est conjugué dans deux blocs morphologiques séparés. C'est le contraire d'un [[verbe synthétique]], qui lui est conjugué à l'intérieur d'un même bloc morphologique autour du verbe [[lexical]].
 
La '''conjugaison analytique''' bretonne utilise l'auxiliaire ''[[Auxiliaire ober|ober]]'', 'faire', comme support morphologique du [[temps]], de l'[[aspect]] et éventuellement des traits de l'[[système d'accord|accord sujet]].
Le contenu [[lexical]] du verbe apparaît alors séparément, sous une forme infinitive.
 
Cette structure est attestée dans toutes les variétés de breton et, au delà, dans toutes les langues celtiques.  
 


La '''conjugaison analytique''' bretonne utilise les deux auxiliaires ''[[bezañ]]'', 'être' et ''[[kaout]]'', 'avoir', mais aussi l'auxiliaire ''[[Auxiliaire ober|ober]]'', 'faire', comme support morphologique du [[temps]], de l'[[aspect]] et éventuellement des traits de l'[[système d'accord|accord sujet]].
Dans les conjugaisons analytiques, le contenu [[lexical]] du verbe apparaît alors séparément, sous une forme infinitive ou de [[participe]].


Les structures analytiques sont attestée dans toutes les variétés de breton et, au delà, dans toutes les langues celtiques.




== Morphologie ==
== Morphologie ==


L'auxiliaire ''[[ober]]'' sert de support morphologique aux morphèmes du [[temps]], de l'[[aspect]] et éventuellement aux marqueurs de l'[[système d'accord|accord sujet]].
L'auxiliaire ''[[ober]]'' sert de support morphologique aux morphèmes du [[temps]], de l'[[aspect]] et éventuellement aux marqueurs de l'[[système d'accord|accord sujet]].
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== Effet de discours ==
== Effet de discours ==
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Les avis divergent sur l'effet de discours associé à la conjugaison analytique.
Les avis divergent sur l'effet de discours associé à la conjugaison analytique.


Pour Trépos (2001[[Trépos (2001:§438)|:§438]]), la conjugaison analytique est nettement associée à un effet d'emphase.
Pour Trépos (2001[[Trépos (2001:§438)|:§438]]), la conjugaison analytique est nettement associée à un effet d'emphase. Son hypothèse est appuyée par le fait qu'il est possible de trouver ces structures à l'intérieur de clivées préverbales en '' 'ni'' (voir Trépos 2001[[Trépos (2001:§438)|:§438]], ''C'hoarzin 'ni ray'', 'C'est rire qu'il fera.'). [[Press (1986)|Press 1986]]:189) note les mêmes faits pour la clivée en '' 'ni'', et prend soin de les tester avec un verbe [[transitif]] dont l'[[objet]] ''e vignonez'' est resté dans le [[champ postverbal]] pour être sur de manipuler une tête verbale et non un [[constituant]] plus grand.
Cette hypothèse est appuyée par le fait qu'il est possible de trouver ces structures à l'intérieur de clivées préverbales (voir Trépos 2001[[Trépos (2001:§438)|:§438]]).
 
 
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| (1) ||Gwelout|| 'ni  || ra Yann  || _  e vignonez.
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A l'opposé, pour [[Hewitt (1988a)]] et [[Jouitteau (2011)]], la conjugaison analytique est caractérisée par une '''lecture neutre''' sur l'infinitif.
A l'opposé, pour [[Hewitt (1988a)]] et [[Jouitteau (2011)]], la conjugaison analytique est caractérisée par une '''lecture neutre''' sur l'infinitif. La tête verbale antéposée ne reçoit pas de lecture focale, ou de topique.  
La tête verbale antéposée ne reçoit en effet pas de lecture focale, ou de topique.  


En (1), il est visible qu'il s'agit d'une antéposition de tête verbale, car l'objet du verbe (le [[VP]] ''distag 'Gouten tag' ag ar gwellañ'', est postverbal).  
En (1), il est visible qu'il s'agit d'une antéposition de tête verbale, car l'objet du verbe (le [[VP]] ''distag 'Gouten tag' ag ar gwellañ'', est postverbal). Le focus de la phrase porte sur le sujet 'nous', avec un [[écho|pronom sujet écho]] et son adverbe focalisateur ''[[ivez]]'', 'aussi'. L'hypothèse d'un effet d'emphase sur le verbe [[lexical]] 'essayer' implique qu'il y aurait double focalisation dans cette phrase.
Le focus de la phrase porte sur le sujet 'nous', avec un [[Les pronoms echo|pronom sujet écho]] et son adverbe focalisateur ''[[ivez]]'', 'aussi'.  
L'hypothèse d'un effet d'emphase sur le verbe lexical 'essayer' implique qu'il y aurait double focalisation dans cette phrase.




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[[Le Gléau (1973)|Le Gléau (1973]]:45) relève ces structures en corpus, et note qu'elles apparaissent surtout pour l'introduction d'un nouveau paragraphe, ce qui concorde avec l'hypothèse qu'elles coïncident avec des phrases à [[structure informationnelle]] plate (sans focus ou entièrement focalisée).
[[Le Gléau (1973)|Le Gléau (1973]]:45) relève ces structures analytiques en corpus, et note qu'elles apparaissent surtout pour l'introduction d'un nouveau paragraphe. Cette observation concorde avec l'hypothèse qu'elles coïncident avec des phrases à [[structure informationnelle]] plate (sans focus ou entièrement focalisée).  
 
Il est plausible que les dialectes varient précisément dans leur abilité à faire porter une lecture de focus sur la tête verbale.
 
L'hypothèse que la conjugaison analytique peut avoir une lecture de focus, au moins dans le dialecte de Trépos et dans celui testé par Press, n'est pas incompatible avec l'hypothèse que la tête verbale ne peut pas monter en zone de [[focus]] par un [[mouvement A-bar]] en breton. Il est en effet possible que les structures à lecture focales en '' 'ni'' aient [[grammaticalisé]] dans certains dialectes en un marqueur de focus généré dans la structure verbale et clitique sur celle-ci.
En (2), on voit effectivement que les [[clivées]] en ''eo'' sont, elles, agrammaticales.
 
 
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L'hypothèse que la conjugaison analytique n'est pas associée à un effet de focus n'est tenable qu'en mettant à part les structures où la tête verbale apparaît dans une clivée (cf. Trépos (2001[[Trépos (2001:§438)|:§438]]).


== Distribution ==
== Distribution ==
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=== sujet ===
=== sujet ===


Selon [[Le Gléau (1973)|Le Gléau (1973]]:44, 45), l'usage de la conjugaison analytique en ''ober'' est incompatible avec un syntagme nominal sujet. Il note en effet qu'en corpus, ces structures n'apparaissent qu'avec des sujets pronominaux incorporés.
Selon [[Le Gléau (1973)|Le Gléau (1973]]:44, 45), l'usage de la conjugaison analytique en ''[[ober]]'', 'faire' est incompatible avec un syntagme nominal sujet. Il note en effet qu'en corpus, ces structures n'apparaissent qu'avec des sujets pronominaux incorporés.
Selon lui, la présence d'un [[DP]] sujet postverbal implique forcément une lecture focale sur le verbe infinitif antéposé, et il s'agit alors d'un cas d'antéposition de [[VP]].
Selon lui, la présence d'un sujet postverbal implique forcément une lecture focale sur le verbe infinitif antéposé, et il s'agit alors d'un cas d'antéposition de [[VP]].
 


=== phrases matrices ===
=== phrases matrices ===


La conjugaison analytique en ''[[ober]]'', 'faire' avec une tête infinitive est restreinte aux phrases [[matrices]]. Elle est toujours illicite dans les [[enchâssées]] ([[Stephens (1982)|Stephens 1982]]:102).


La conjugaison analytique en ''ober'' avec une tête infinitive est restreinte aux phrases [[matrices]].
Elle est toujours illicite dans les [[enchâssées]] ([[Stephens (1982)|Stephens 1982]]:102).


=== blocage par la négation ===
=== blocage par la négation ===
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Ceci fournit un contraste intéressant avec la topicalisation de [[VP]] propre à la construction avec ''ober'' anaphorique:
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=== absence d'extraction longue distance ===
=== absence d'extraction longue distance ===


L'[[extraction longue distance]] est illicite avec la conjugaison analytique, ce qui fournit encore un contraste avec la construction avec ''[[ober]]'' anaphorique.
L'[[extraction longue distance]] est illicite avec la conjugaison analytique, ce qui fournit encore un contraste avec la construction avec ''[[ober]]'' anaphorique.


=== absence de temps composés ===
=== absence de temps composés ===




La conjugaison analytique en ''ober'' ne supporte pas d'être elle-même mise à un temps composé. [[Stephens (1982)|Stephens (1982]]:106) remarque que l'auxiliaire ''[[ober]]'' est incompatible avec un auxiliaire [[perfectif]] ou [[passif]].
La conjugaison analytique en ''[[ober]]'', 'faire' ne supporte pas d'être elle-même mise à un temps composé. [[Stephens (1982)|Stephens (1982]]:106) remarque que l'auxiliaire ''[[ober]]'' est incompatible avec un auxiliaire [[perfectif]] ou [[passif]].
    
    


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=== ordre V-AUX ===
=== ordre V-AUX ===
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L'ordre [AUX ''ober'' - Verbe] n'est jamais constaté.
L'ordre [AUX ''ober'' - Verbe] n'est jamais constaté.


== A ne pas confondre ==
== A ne pas confondre ==


Tous les ordres de mots [[Ordres à infinitif antéposé|avec un infinitif à l'initiale]] devant un auxiliaire ''ober'', 'faire' ne sont pas des cas de [[conjugaison analytique]].  
Tous les ordres de mots [[Ordres à infinitif antéposé|avec un infinitif à l'initiale]] devant un auxiliaire ''[[ober]]'', 'faire' ne sont pas des cas de [[conjugaison analytique]].  


Certains sont des cas d'antéposition de [[VP|groupe verbal]] avec l'auxiliaire anaphorique ''[[Auxiliaire ober|ober]]''. Leurs propriétés syntaxiques sont différentes.
Certains sont des cas d'antéposition de [[VP|groupe verbal]] avec l'auxiliaire anaphorique ''[[Auxiliaire ober|ober]]''. Leurs propriétés syntaxiques sont différentes.


== Analyse théorique ==
== Analyse théorique ==
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Le cas de [[ne|la négation préverbale]] est épineux. La généralisation de [[Jouitteau (2011)]] prédit qu'à chaque fois qu'un infinitif est trouvé au-dessus de la négation préverbale, alors cet infinitif doit recevoir une lecture de [[focalisation]]. Ceci devrait être étudié au vu des données du moyen breton (cf. [[l'auxiliaire ober en moyen breton]]).
Le cas de [[ne|la négation préverbale]] est épineux. La généralisation de [[Jouitteau (2011)]] prédit qu'à chaque fois qu'un infinitif est trouvé au-dessus de la négation préverbale, alors cet infinitif doit recevoir une lecture de [[focalisation]]. Ceci devrait être étudié au vu des données du moyen breton (cf. [[l'auxiliaire ober en moyen breton]]).


[[Jouitteau (2011)]] propose que dans les cas de conjugaison analytique, le verbe [[lexical]] est excorporé de la [[tête]] tensée. L'interface phonologique prononce ensuite un auxiliaire par défaut dédié au support des morphèmes de temps, d'aspect et éventuellement d'accord du sujet.
[[Jouitteau (2011)]] propose que dans les cas de conjugaison analytique, le verbe [[lexical]] est [[excorporé]] de la [[tête]] tensée. L'interface phonologique prononce ensuite un auxiliaire par défaut dédié au support des morphèmes de [[temps]], d'[[aspect]] et éventuellement d'[[accord]] du sujet.
Cette hypothèse permet d'expliquer que l'infinitif n'apparaît jamais après l'auxiliaire ''ober'' en conjugaison analytique, et que l'excorporation ne soit jamais possible hors d'un auxiliaire lui-même composé.
Cette hypothèse permet d'expliquer que l'infinitif n'apparaît jamais après l'auxiliaire ''ober'' en conjugaison analytique, et que l'[[excorporation]] ne soit jamais possible hors d'un auxiliaire lui-même composé.
Cette hypothèse permet enfin d'expliquer les cas de [[verbes qui se prennent eux-mêmes comme auxiliaires]], de type '''''Gouzout''' a '''ouzon'''...'' (/[[gouzout|savoir]] [[R]] je.sais' > 'Je sais.'): [[Jouitteau (2011)]] propose qu'il s'agit alors du même procédé d'[[excorporation]], mais avec prononciation de la [[copie]] la plus basse qui crée le redoublement.
Cette hypothèse permet enfin d'expliquer les cas de [[verbes qui se prennent eux-mêmes comme auxiliaires]], de type '''''Gouzout''' a '''ouzon'''...'' (/[[gouzout|savoir]] [[R]] je.sais' > 'Je sais.'): [[Jouitteau (2011)]] propose qu'il s'agit alors du même procédé d'[[excorporation]], mais avec prononciation de la [[copie]] la plus basse qui crée le redoublement.


== Terminologie ==
== Terminologie ==

Version du 23 août 2014 à 23:25

Un verbe analytique est un verbe qui est conjugué dans deux blocs morphologiques séparés. C'est le contraire d'un verbe synthétique, qui lui est conjugué à l'intérieur d'un même bloc morphologique autour du verbe lexical.

La conjugaison analytique bretonne utilise les deux auxiliaires bezañ, 'être' et kaout, 'avoir', mais aussi l'auxiliaire ober, 'faire', comme support morphologique du temps, de l'aspect et éventuellement des traits de l'accord sujet. Dans les conjugaisons analytiques, le contenu lexical du verbe apparaît alors séparément, sous une forme infinitive ou de participe.

Les structures analytiques sont attestée dans toutes les variétés de breton et, au delà, dans toutes les langues celtiques.


Morphologie

L'auxiliaire ober sert de support morphologique aux morphèmes du temps, de l'aspect et éventuellement aux marqueurs de l'accord sujet.

Plusieurs verbes peuvent ainsi utiliser un même support.


(1) Bale, redek, nijal a rit-hu war-du an termen.
marcher, courir, voler R faites-vous sur-côté le terme
'Vous marchez, courez, volez vers le terme.'
SMM. (1864:32), cité dans Le Gléau (1973:45)


Effet de discours

Les avis divergent sur l'effet de discours associé à la conjugaison analytique.

Pour Trépos (2001:§438), la conjugaison analytique est nettement associée à un effet d'emphase. Son hypothèse est appuyée par le fait qu'il est possible de trouver ces structures à l'intérieur de clivées préverbales en 'ni (voir Trépos 2001:§438, C'hoarzin 'ni ray, 'C'est rire qu'il fera.'). Press 1986:189) note les mêmes faits pour la clivée en 'ni, et prend soin de les tester avec un verbe transitif dont l'objet e vignonez est resté dans le champ postverbal pour être sur de manipuler une tête verbale et non un constituant plus grand.


(1) Gwelout 'ni ra Yann _ e vignonez.
voir focus fait Yann _ son1 amie
'Yann VOIT son amie.'
Yann actually sees his girlfriend', Standard, Press (1986:189)


A l'opposé, pour Hewitt (1988a) et Jouitteau (2011), la conjugaison analytique est caractérisée par une lecture neutre sur l'infinitif. La tête verbale antéposée ne reçoit pas de lecture focale, ou de topique.

En (1), il est visible qu'il s'agit d'une antéposition de tête verbale, car l'objet du verbe (le VP distag 'Gouten tag' ag ar gwellañ, est postverbal). Le focus de la phrase porte sur le sujet 'nous', avec un pronom sujet écho et son adverbe focalisateur ivez, 'aussi'. L'hypothèse d'un effet d'emphase sur le verbe lexical 'essayer' implique qu'il y aurait double focalisation dans cette phrase.


(1) Esae a raomp-ni ivez [VP objet distag Gouten tag ag ar gwellañ ] .
essayer R faisons-nous aussi prononcer Gouten tag de le mieux
'Nous essayons, nous aussi, de prononcer Gouten tag de notre mieux.'
Vannetais, Herrieu (1994:288)


Le Gléau (1973:45) relève ces structures analytiques en corpus, et note qu'elles apparaissent surtout pour l'introduction d'un nouveau paragraphe. Cette observation concorde avec l'hypothèse qu'elles coïncident avec des phrases à structure informationnelle plate (sans focus ou entièrement focalisée).

Il est plausible que les dialectes varient précisément dans leur abilité à faire porter une lecture de focus sur la tête verbale.

L'hypothèse que la conjugaison analytique peut avoir une lecture de focus, au moins dans le dialecte de Trépos et dans celui testé par Press, n'est pas incompatible avec l'hypothèse que la tête verbale ne peut pas monter en zone de focus par un mouvement A-bar en breton. Il est en effet possible que les structures à lecture focales en 'ni aient grammaticalisé dans certains dialectes en un marqueur de focus généré dans la structure verbale et clitique sur celle-ci. En (2), on voit effectivement que les clivées en eo sont, elles, agrammaticales.


(2) Gwelout (* eo) ra Yann _ e vignonez.
voir est fait Yann _ son1 amie
'Yann VOIT son amie.', Standard, Press (1986:189)


Distribution

sujet

Selon Le Gléau (1973:44, 45), l'usage de la conjugaison analytique en ober, 'faire' est incompatible avec un syntagme nominal sujet. Il note en effet qu'en corpus, ces structures n'apparaissent qu'avec des sujets pronominaux incorporés. Selon lui, la présence d'un sujet postverbal implique forcément une lecture focale sur le verbe infinitif antéposé, et il s'agit alors d'un cas d'antéposition de VP.


phrases matrices

La conjugaison analytique en ober, 'faire' avec une tête infinitive est restreinte aux phrases matrices. Elle est toujours illicite dans les enchâssées (Stephens 1982:102).


blocage par la négation

Cette construction est incompatible avec la négation (Stephens 1982:105).


(2) * Debriñ ne ra ket Yann krampouezh ed-du.
manger ne fait pas Yann galettes blé-noir
'Yann ne mange pas de galettes de sarrasin.' Stephens (1982:105)


Ceci fournit un contraste intéressant avec la topicalisation de VP propre à la construction avec ober anaphorique:


(2) Debriñ krampouezh ed-du ne ra ket Yann.
manger galettes blé-noir ne fait pas Yann
'Yann ne mange pas de galettes de sarrasin.' Stephens (1982:105)


absence d'extraction longue distance

L'extraction longue distance est illicite avec la conjugaison analytique, ce qui fournit encore un contraste avec la construction avec ober anaphorique.


absence de temps composés

La conjugaison analytique en ober, 'faire' ne supporte pas d'être elle-même mise à un temps composé. Stephens (1982:106) remarque que l'auxiliaire ober est incompatible avec un auxiliaire perfectif ou passif.


(4) * Prenañ az peus graet ur wetur nevez.
acheter R as.2SG fait un1 voiture neuf
'Tu as acheté une voiture neuve.' Stephens (1982:103)


(5) * Prenañ a zo graet ur wetur nevez.
acheter R est fait un1 voiture neuf
'Tu as acheté une voiture neuve.' Stephens (1982:103)


ordre V-AUX

Dans la conjugaison analytique, l'auxiliaire ober est toujours prononcé après le verbe infinitif (Jouitteau 2011, 2012, 2013).

L'ordre [AUX ober - Verbe] n'est jamais constaté.


A ne pas confondre

Tous les ordres de mots avec un infinitif à l'initiale devant un auxiliaire ober, 'faire' ne sont pas des cas de conjugaison analytique.

Certains sont des cas d'antéposition de groupe verbal avec l'auxiliaire anaphorique ober. Leurs propriétés syntaxiques sont différentes.


Analyse théorique

Hewitt (1988a) et Jouitteau (2011) proposent que le contexte syntaxique où apparaît cette conjugaison analytique coïncide exactement avec les environnements de dernier recours pour les ordres à verbe second.

Cette généralisation prédit que cette structure est restreinte aux phrases où l'espace prétensé serait autrement vide, ce qui rendrait la phrase illicite:

- phrases non impératives (car les phrases impératives sont à verbe initial de toute façon)
- phrases simples ("matrices") car dans les enchâssées, l'espace préverbal est occupé par le complémenteur.
- phrases sans focus préverbal (en contraste avec l'auxiliaire ober en moyen breton)
- phrases sans le verbe emañ, puisqu'il est licite à l'initiale
- phrases sans négation


Le cas de la négation préverbale est épineux. La généralisation de Jouitteau (2011) prédit qu'à chaque fois qu'un infinitif est trouvé au-dessus de la négation préverbale, alors cet infinitif doit recevoir une lecture de focalisation. Ceci devrait être étudié au vu des données du moyen breton (cf. l'auxiliaire ober en moyen breton).

Jouitteau (2011) propose que dans les cas de conjugaison analytique, le verbe lexical est excorporé de la tête tensée. L'interface phonologique prononce ensuite un auxiliaire par défaut dédié au support des morphèmes de temps, d'aspect et éventuellement d'accord du sujet. Cette hypothèse permet d'expliquer que l'infinitif n'apparaît jamais après l'auxiliaire ober en conjugaison analytique, et que l'excorporation ne soit jamais possible hors d'un auxiliaire lui-même composé. Cette hypothèse permet enfin d'expliquer les cas de verbes qui se prennent eux-mêmes comme auxiliaires, de type Gouzout a ouzon... (/savoir R je.sais' > 'Je sais.'): Jouitteau (2011) propose qu'il s'agit alors du même procédé d'excorporation, mais avec prononciation de la copie la plus basse qui crée le redoublement.


Terminologie

Press (1986:228) traduit amzer-gevrennek par 'compound tense'.

Bibliographie

  • Borsley, R.D. M.L. Rivero & J. Stephens. 1996. ‘Long Head Movement in Breton’, The Syntax of the Celtic Languages: a comparative perspective, ed. Robert D. Borsley and Ian Roberts, 53-74. Cambridge University Press. Preview
  • Hewitt, Steve, 1988a. 'Ur framm ewid diskriva syntax ar verb brezoneg / Un cadre pour la description de la syntaxe verbale du breton', La Bretagne Linguistique, 4:203-11.
  • Jouitteau, M. 2013, 'La conjugaison analytique de doublement du verbe en breton', Ali Tifrit (éd.), Phonologie, Morphologie, Syntaxe Mélanges offerts à Jean-Pierre Angoujard, PUR, 327-354.
  • Jouitteau, M. 2012. 'Verb doubling in Breton and Gungbe; obligatory exponence at the sentence level’, The Morphosyntax of Reiteration in Creole and Non-Creole Languages, Aboh, Enoch O., Norval Smith and Anne Zribi-Hertz (éds.) [CLL 43]
  • Jouitteau, M. 2011. 'Post-syntactic Excorporation in Realizational Morphology: Breton Analytic Tenses', Andrew Carnie (éd.), Formal Approaches to Celtic Linguistics, Cambridge Scholars Publishing, 115-142. pdf sur lingBuzz/001169.
  • Jouitteau, M. 2005/2010. La syntaxe comparée du Breton, , éditions universitaires européennes, ISBN 978-613-1-52800-2. manuscrit en pdf ici ou ici.
  • Stephens, J. 1982. Word order in Breton, Ph.D. thesis, School of Oriental and African Studies, University of London.