Verbes qui se prennent eux-mêmes comme auxiliaire

De Arbres
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Certains verbes bretons peuvent "se conjuguer avec eux-mêmes" (Ernault 1888b, Jouitteau 2013), c'est-à-dire se prendre eux-mêmes comme auxiliaire. Les phrases obtenues contiennent donc deux fois le même item lexical, le premier sous sa forme infinitive devant l'élément tensé, et le second sous sa forme fléchie et tensée.


(1) Gouzout a ouzon.
savoir R sais
'Je sais.'
Standard


Productivité

Ce redoublement verbal est restreint à une liste précise de verbes. Un locuteur donné saura exactement si un verbe donné peut redoubler pour lui ou non. De façon intéressante, il y a une variation certaine dans les verbes de cette liste.


Gouzout 'savoir'

Le verbe gouzout 'savoir' est largement le plus redoublé. Gros (1984:94), sur son chapitre sur l'emphase, ne signale en trégorrois que le verbe gouzout, 'savoir'.


(2) Gout ' ouie en ur sevel, da betra e vefe kinniget an devezh.
savoir R savait en1 lever à1 quoi R4 serait employ.é le journ.ée
'Elle savait bien, en se levant, à quoi serait employée la journée.'
Standard, Ar Barzhig (1976:29), voir aussi Ar Barzhig (1976:41, 75)


(3) ... rag, gouzoud a ouzoh, eur marh pa ne da ket a vez kresket ar herh dezañ ...
car savoir R savez un cheval quand1 ne1 va pas R est augmenté le 5avoine à.lui
'car, vous savez, un cheval quand il refuse d'avancer on lui donne plus d'avoine...'
Léonard de l'Ouest, Madeg (1990:29)


(4) Goud a ouien eur mare zo lar e oa teo ar vamm !
savoir R savais un temps R est que R était gros le 1mère
'Je savais depuis un moment que la mère était grosse !'
Cornouaillais (Uhelgoat), Skragn (2002:89)


(5) Gouzout a ouies, gouzout a ouzout c'hoazh beuziñ an eñvor...
savoir R savais savoir R sais encore noyer le souvenir
'Tu savais, tu sais encore noyer le souvenir...'
Beyer (2009:36)


(6) Goût e ouzer pedavare deve diavet ar yar.
savoir R savait.on quand avait pond.u le poule
'On savait quand la poule avait pondu.'
Cornouaillais (Sein), Fagon & Riou (2015:'diavi')


Le verbe gouzout est certainement le verbe dont le redoublement est le plus répandu à travers les dialectes mais même lui peut n'être pas redoublable pour un locuteur donné (à Plougerneau, M-L. B. ne reconnait pas cette forme et donne comme agrammatical * Gouzout a houezan lenn, ou encore * Gouzout a ouzon mat !, M-L. B. (01/2016)).


(7) Gouzout a { rean / * ouien } eur mare zo e oa teo ar vamm !
savoir R faisais / * savais un temps est R4 était gros le 1mère
'Je savais depuis un bon bout de temps que la mère était grosse !'
Léonard (Plougerneau), M-L. B. (01/2016)


autres verbes

Le cornouaillais Trépos reporte des doublements en Haut-trégorrois des verbes gouzout et gallout (Trépos 2001:§439).


SADED (2010:207-8) reporte quelques exemples de redoublement avec gallout, gouzout, rankout, dont.


Jouitteau (2011) relève le doublement du verbe mont 'aller' à Quimperlé, mais pas à Scaër/Bannalec.

  • Mont a yan d'ar jardrin.
'Je vais au jardin.'
DL à Quimperlé, * H. Gaudart (03/2017)


Modification

Le verbe infinitif redoublé peut être modifié par un adverbe court, comme mat, 'bien' ou a-walc'h, 'assez'.


(1) ... ha gouzout mat a ouzon e save pennadou flemmus hag entanet […]
... et savoir bien R sais R montait textes piquant et enflammé
'... et je sais bien qu'il écrivait des textes mordants et enflammés... '
Cornouaillais (Pleyben), ar Go (1950:7).


(2) [ 'guːd waχ waːʁ n 'nèn nøs 'eːm 'diːbi ʁe 'djõntã ]
Gouzout a-walc'h a oar an nen n'eus ket ezhomm debriñ re diontañ.
savoir assez R1 sait on ne1 est pas besoin manger trop de.lui
'On sait bien qu'il ne faut pas trop en manger.'
Trégorrois (Bégard), Georgelin (2016:'displegañ ar verboù gant ober')


Structure informationnelle

Le doublement verbal peut avoir un effet sur la structure informationnelle. Un des effets les plus faciles à isoler est celui de verum focus, qui insiste sur la véracité de l'information apportée.


  • Perag ne skrive két ? Gouzoud a oar skriva koulskoude...
'Pourquoi n'écrivait-il pas ? (Le fait est qu') il sait pourtant écrire... '
Seite (1975:57)


Diachronie et horizons comparatifs

Selon Kervella (1947:185) , en moyen breton, tous les verbes pouvaient être conjugués en se prenant eux-même comme auxiliaires. Cependant, les exemples de redoublement cités dans la littérature recoupent sensiblement les cas documentés en breton moderne. Ce phénomène, bien que rare dans la langue, semble stable dans le temps.

 Ernault (1888b:247,8):
 "La sixième conjugaison (goud a ouzon) rappelle les expressions hébraïques comme 'mourir tu mourras', Genèse, chap. 11, vers. 17. Les grammairiens bretons n'en parlent pas. Elle ne se trouve que dans un petit nombre de verbes, en breton moderne et en breton moyen: goud a ouzon '(savoir) je sais', cf. gout a ouie 'elle savait', P. D. de Goësbriand, Fables choisies de La Fontaine traduites en vers bretons, Morlaix, 1836, p. 6; gallout ellet '(pouvoir) vous pouvez', Mezellour an Ineo, Saint-Brieuc, 1831, p. 167, gallout ellont 'ils peuvent', 153, gallout a ales 'tu peux', Tragedien ar hiniveles ar mabic Jesus, manuscrit dont je dois communication à l'obligeance de M. Bureau (scène entre les enfants et Hérode), etc. ; donet a duy '(venir) il viendra', Sainte Nonne, v. 291 (Revue Celtique, VIII, 260); beza ez on '(être) je suis', beza ez eus '(être) il est', 'il y a', beza am eus '(avoir) j'ai'. Ceci pourrait paraître rentrer dans la troisième conjugaison beza e kanañ; mais le trécorois, à qui elle est étrangère, emploie ces locutions: beañ on 'je suis', beañ 'm eus 'j'ai', etc. On lit dans le Dict. et Colloque, Morlaix, 1690, beza eo 'il est', p. 124; besa es eus 'il y a', 122; beza on eus 'nous avons', 97; en devout e hoez hui '(avoir) avez-vous', Guyot-Jomard, Manuel (vannetais) 1867, p. 122; ==* illi-esse vobis-est (cf. Revue Celtique VIII, 43)."


Intérêt théorique

Les paradigmes bretons montrent que quelle que soit la technologie formelle utilisée pour dériver les redoublements du verbe, il faut que cette technologie soit restrictible à certains membres du lexique. Cette conclusion est très importante pour toute théorie du redoublement du verbe.


horizons comparatifs

Le doublage du verbe lexical est un phénomène courant à travers les langues. La différence clef avec le breton moderne est que dans les langues du monde qui ont du redoublement verbal, cette structure est souvent complètement productive, c'est-à-dire que tous les verbes lexicaux peuvent être doublés de la même manière.


En français, ce phénomène existe avec un effet de focus dans une structure prépositionnelle: Ah, ça, pour conduire je conduis ! ou bien Je peux te dire que pour l'avoir lu, elle l'a lu ! elle ne décrochait plus de ce livre !.

L'élément redoublant peut aussi être autre chose qu'un infinitif: en roumain, où l'usage de l'infinitif est très restreint, l'élément doublant est un participe (plus précisément, il s'agit d'une construction verbale appelée 'supin', formée de la préposition 'de' et d'un participe passé). Cette construction est très productive en roumain, toujours avec un effet de focus.


(1) de vorbit, vorbesc des cu el.
P parlé parle.1sg souvent avec lui
'(Quant à) parler, je lui parle souvent.'
Roumain


Le phénomène de redoublement du verbe existe aussi dans des langues non indo-européennes (cf. doublage du verbe en basque).

Le doublement du verbe en tchétchène et en ingush, langue Nakho-dagestaniennes du Caucause proche du tchétchène, ressemble particulièrement à ce qu'on observe en breton. Le verbe doublé fournit un hôte morphologique à un enclitique préverbal. L'ordre canonique des mots en Ingush est fixement Objet-Verbe, et dans les environnements où l'objet préverbal n'est pas réalisé, un double du verbe apparaît et sert d'hôte au clitique Ɂa (Peterson 2001).


(2) Muusaa k'eank-ea siirda = Ɂa + siird-aa, v-ax-ar.
Musa garçon-DAT jure.à = Ɂa + jure.à-converbe antérieur AGR-part-PASS
'Musa injuria le garçon et partit.'
Ingush, Peterson (2001:149)


(3) Ahwmad wa='a wiina, dwa-vagh-ara.
Ahmed stay.inf=& stay.acv deix-go-past
'Ahmed est resté (un moment) et est parti.'
Tchétchène, Masuda (2014)


À ne pas confondre

Les constructions de doublement du verbe en breton doivent être distinguées de la dite 'figure étymologique', de type danser une danse, où le verbe répète son objet.


Bibliographie

  • Jouitteau, Mélanie. 2013, 'La conjugaison analytique de doublement du verbe en breton', Ali Tifrit (éd.), Phonologie, Morphologie, Syntaxe Mélanges offerts à Jean-Pierre Angoujard, PUR, 327-354. texte en ligne.
  • Jouitteau, Mélanie. 2012. 'Verb doubling in Breton and Gungbe; obligatory exponence at the sentence level', The Morphosyntax of Reiteration in Creole and Non-Creole Languages, Aboh, Enoch O., Norval Smith and Anne Zribi-Hertz (éds.) [CLL 43]
  • SADED (éd), 2010. Gramadeg ar verb (grammaire du verbe breton), Preder.


horizons comparatifs

  • Peterson, David. 2001. 'Ingush Ɂa: The Elusive Type 5 Clitic ?', Language 77:144-155.
  • Saab, Andrés. 2017. 'Varieties of verbal doubling in Romance', Isogloss 3:1, 1-42, texte.
  • Masuda, Ryo. 2014. 'Revisiting the Phonology and Morphosyntax of Chechen and Ingush Verb Doubling', Proceedings of the 40th Berkeley Linguistics Society, 336-353.