Concordance négative

De Arbres
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La concordance négative est une propriété du système breton de la négation. C'est un mode de calcul sémantique de la négation où plusieurs marques morphologiques de la négation comptent sémantiquement pour une seule.

La phrase en (1) contient la négation préverbale ne, l'adverbe négatif postverbal ken, un objet nom nu tra et le focalisateur négatif nemet. L'interprétation ne calcule pas ces négations séparément, de façon compositionnelle: une seule négation est interprétée sémantiquement.


(1) Ar bugel-se ne ra ken tra nemet gouelañ.
le enfant. ne1 fait autre chose seulement pleurer
'Cet enfant ne fait plus que pleurer.'
Standard, An Here (1995nemet)


Même les mots négatifs comme netra 'rien' sont neutralisés par la présence d'une autre négation.


(2) Petra am-bije-me greet ma vije arruet netra nemet peb mad ganit ?
quoi R.1SG aurait-moi fa.it si était arriv.é NEG.chose seulement chaque bien avec.toi
'Qu'aurais-je fait s'il t'était arrivé malheur ?'
Trégorrois, Gros (1984:151)


Plusieurs marques négatives

dans le champ postverbal

L'exemple en (1) illustre brièvement différents cas de figure. On voit que les marques de négation postverbales peuvent apparaître à plusieurs dans une phrase - la négation calculée sémantiquement est toujours unique. La phrase ne peut pa sisgnifier 'Ce n'est pas le cas que je ne trouve jamais personne', et donc pas 'C'est le cas que je trouve toujours quelqu'un'.


(1)a. Ne gavan morse den ebet.
ne1 trouve jamais personne au.monde/aucun
'Je ne trouve jamais personne.'
Standard, Kervella (1947:§234)


(1)b. Amañ ez eus c'hoariet gant an echedoù… hag o deus ket renket nentra.
ici R+C est jou.é avec le échec.s et 3PL a pas rangé rien
'Des gens ont joué aux échecs ici, et ils n'ont rien rangé.'
Léonard (Plougerneau), M-L. B. (04/2016)


(1)c. N'eus (ne)tra (ebet) en armel.
ne1 est NEG.chose (aucun) en.le armoire
'Il n'y a rien dans l'armoire.'
Standard, Bihan & Press (2003)


(1)d. N'eus den (ebet) en ti.
ne1 est personne (aucun) en.le maison
'Il n'y a personne dans la maison.'
Standard, Bihan & Press (2003)


(1)e. Ne sentont ouzh den (ebet).
ne1 obéissent à personne (du tout)
'Ils n'obéissent à personne (du tout).'
Trégorrois, Schafer (1995:153)


(1)f. Ha c'hwi ne voc'h ket touchet, ma ne lârit ket netra da zen ebet.
et vous ne1 serez pas touch.é si ne1 dites pas NEG.chose à1 personne aucun
'Et vous, vous ne serez pas touché, si vous ne dites rien à personne.'
Cornouaillais (Coray), Bouzeg (1986:III)


(1)g. N'ouzon ket, n' on ket evit lar deoc'h netra.
ne1 sais pas ne1 suis pas pour dire à.vous rien
'Je ne sais pas, je ne peux rien vous dire.'
Bas-Cornouaillais (Tréboul), Hor Yezh (1983:75-76)


ket optionnel

Puisque d'une part la concordance négative n'empêche pas deux mots négatifs d'apparaître ensemble, et que cela ne touche pas le calcul sémantique de la négation, et puisque d'autre part la négation postverbale peut être apportée par un autre mot négatif que ket, dès qu'on a dans la phrase un mot négatif postverbal 'ket' paraît optionnel. Kervella (1947:§234) note le caractère optionnel de ket "quand il se trouve un autre mot négatif dans la phrase", comme illustré ci-dessous:


(1) Ne c'hellan nac'h netra deusouzoc'h.
ne1 peux refuser NEG.chose à.de.vous
'Je ne peux rien vous refuser.'
traducteur Cosey Kavell ar Bodhisattva, Jonathan 4, p.46


En (2) et en (3), ket ne participe pas au calcul sémantique de la négation - sa présence/absence ne change en rien le sens de la phrase.


(2) Ne ket nitra.
ne1 était pas NEG.chose
'Ce n'était rien.'
Vannetais, Guilloux (1992:162)
cité dans Schapansky (1996:183)


(3) N' em bije ket kredet james e oa gwir.
ne1 R.1SG aurait pas cr.u jamais R était vrai
'Je n'aurais jamais cru que cela était vrai.'
Standard, Chalm (2008)


ket avec modificateurs Ket ken, Ket mui

Un cas particulier à noter est celui de l'usage des modificateurs temporels de la négation comme ken et mui, 'ne … plus'. Ils sont restreints au champ postverbal mais ne rendent pas ket explétif. Pour Kervella (1947:§234:III), Chalm (2008: 86-88) "on peut se passer de ket si ken suit directement le verbe", mais dès qu'un mot s'interpose entre le verbe et ken, ket devient obligatoire :


(4) Ne bellgomzo (ket) ken bremañ.
ne1 téléphonera pas plus maintenant
'Il/Elle ne téléphonera plus maintenant.'
Standard, Chalm (2008)


(5) Ne bellgomzo ket endro ken .
ne1 téléphonera pas encore plus
'Il/Elle ne téléphonera plus.'
Standard, Chalm (2008)


ket obligatoire ou optionnel avec nemeur?

Ket peut apparaître dans le champ postverbal avec un quantifieur négatif comme nemeur (3). Selon Kervella (1947:§234.II) et Chalm (2008), 'ket' est alors obligatoire. Cependant, il se trouve des occurrences de nemeur sans 'ket' (4). Peut-être y a-t-il de la variation dans l'optionalité de 'ket' avec ce quantifieur négatif.


(6) Ya, vad, Fulup a oa eur gwaz ar sort n'eus ket nemeur !
oui interjection R1 était un homme le sorte ne1 est pas guère
'Oui, Philippe était un costaud comme il n'y en a pas beaucoup !'
Trégorrois, Gros (1984:30)


(7) N'eus Ø nemeur a gezeg er park.
ne1 est guère de1 chevaux P.le champ
'Il n'y a presque pas de chevaux dans le champ', 'Il y a à peine quelques chevaux.'
Standard, Bihan & Press (2003)


devant le verbe

Il est plus rare de trouver plusieurs marques de la négation en zone préverbale. C'est le cas avec un mot négatif en focus préverbal. Le morphème ne semble alors optionnel. (Attention, parfois le ne n'est pas prononcé, mais il est présent syntaxiquement. Voir les cas d'absence superficielle de ne).


(1) Nitra ne d'ober.
NEG.chose ne1 était à1 faire
'Il n'y avait rien à faire.'
Vannetais, Guilloux (1992:35)
cité dans Schapansky (1996:183)


(2) Nitra e ou kuelet én devalen.
NEG.chose R était les voir P.le pente
'C'était rien de les voir dévaler la pente.'
Vannetais, Guilloux (1992:45)
cité dans Schapansky (1996:183)


(3) Biskoaz reier Penmarc'h n'o doa gwelet war o c'horre preizer ker reut, ' c'heller kredi.
jamais rocher.s Penmarc'h ne1 R.3PL avait v.u sur leur1 surface pilleur tant brutal R1 peut.on croire
'C'est à croire que jamais les rochers de Penmarc'h n'avaient vu pilleur si brutal.'
Standard, Riou (1923:3)


Plus épineuse est la question de l'optionalité de ket lorsqu'un mot négatif apparaît en zone focale.

En (4), nep apparaît en zone pré-tensée et ket est absent. En (4), donné par Chalm (2008), seule la négation ne est alors tolérée, ket étant illicite.


(4) É nep tu ne vehé kavet kement a sord guskemanteu èl é Breih.
en nep côté ne1 serait trouv.é autant de1 sorte vêt.ement.s comme en Bretagne
'Nulle part on ne trouverait autant de sortes de costumes qu'en Bretagne.'
Vannetais, Héno (1910:19)


(5) James n' em bije (* ket) soñjet e oa gwir.
jamais ne1 R.1SG aurait pas pens.é R était vrai
'Je n'aurais jamais cru que cela était vrai'
Standard, Chalm (2008)


D'un premier abord, on pourrait rendre compte de ces faits en disant que lorsqu'un mot négatif est en zone préverbale, alors seule la version explétive ne de la négation est grammaticale. Cela reviendrait à dire que la concordance négative ne s'étend pas à la zone préverbale. Les faits contredisent cependant cette hypothèse car ket apparaît parfois.


(6) Medisin ebed n'en-defe ket greet gwelloh.
médecin aucun ne 3SGM aurait pas fa.it mieux
'Aucun médecin n'aurait fait mieux.'
Léonard (Plouzane), Briant-Cadiou (1998:26)


Le nom nu hanni réagit comme sous la portée d'une négation, qu'il soit placé avant ou après.


(7) Mè, hañneï 'deoé ķed ǧùeled en traù-señ.
mais aucun avait pas v.u le choses.
'Mais, personne n'avait vu ça.'
Vannetais (Riantec), RJ.,
collecté par B. Allaire, dico parlants 2018


(8) Nitra n em boé de houlen get hanni.
NEG.chose ne1 R.1SG avait à1 demander à aucun
'Il n'y a rien que j'ai demandé à personne.'
Vannetais, Guilloux (1992:189)
paraphrase traduite de Schapansky (1996)

sans négation de phrase

En (8), il n'y a ni ne ni ket pour porter la négation de phrase. Les marques négatives sont toujours calculées comme une seule.


(8) D'ar c'houlz-se veze eur ebet neblec'h ebet.
à1 le 5époque. était heure aucun nulle.part aucun
'A cette époque là, il n'y avait d'heure nulle part.'
Trégorrois (Gros), Giraudon (2014:14,16)


Exceptions à la concordance négative

Il existe différents cas d'exceptions à la concordance négative. Ce sont des cas où deux négations vont être calculées.


Horizons comparatifs

La concordance négative est agrammaticale en français standard, mais elle apparaît, au moins partiellement, dans différents dialectes du français, dont évidemment le français de Basse-Bretagne (cf. Concordance négative dans les parlers français).


Tests et hypothèses de travail

Lorsqu'on cherche à établir le type exact de concordance négative, en plus des questions soulevées par la négation propositionnelle, il se peut que les réponses varient selon les classes d'éléments impliqués : nom nu ou élément morphologiquement négatif. Les langues ont souvent plusieurs paradigmes différents qui correspondent à différents emplois : d'un côté les items de polarité négative (qui doivent être légitimés par une négation), comme qui que ce soit en français, d'un autre, les quantifieurs négatifs (qui peuvent introduire à eux seuls un sens négatif dans une phrase), comme par exemple personne ou rien. Pour chaque paradigme/élément qui participe au système de concordance négative, il s'agit donc de déterminer s'il peut/doit apparaître sans négation propositionnelle.

L'un des tests clé qui permettent de déterminer si un item introduit à lui seul un sens négatif est la réponse à une question. Ainsi, en (15), personne peut constituer une réponse négative, alors que qui que ce soit est exclu dans ce même contexte.


(15) Qui est venu ?
Personne
* Qui que ce soit


Horizons comparatifs et intérêt théorique

La plupart des langues documentées sont des langues à concordance négative, ce qui veut dire qu'elles permettent la co-occurrence de plusieurs mots négatifs (dont au moins un est un marqueur négatif propositionnel) dans une même phrase pour donner lieu à une lecture où seule une négation est interprétée. Parmi les langues signées, les marqueurs négatifs redondants sont souvent réalisés non par les mains mais par le visage. En langue signée russe, cependant, ces marqueurs sont réalisés par des signes manuels (Kuhn 2023).

Il existe différents types attestés de concordance négative, selon le nombre et la position (pré- ou post-verbale) des éléments qui participent au système de concordance négative. De même, il est possible que la situation soit différente selon qu'il s'agit de phrases avec un verbe tensé ou non-tensé.


(1) cosas que no sirven para nada. Castillan
traoù ha ne servijont ket evit tra ebet Breton
choses que NEG servent (NEG) pour rien
'des choses inutiles, qui ne servent à rien.'


Certaines autres langues comme les variétés standard des langues germaniques sont dites de 'double négation', car chaque négation présente dans la syntaxe correspond à une négation sémantique. Ainsi dans une phrase comme Nobody didn't come 'Personne n'est pas venu', les deux négations not et nodody s'annulent et la phrase acquiert une lecture positive, comme en français du type 'Tout le monde est venu'.


(2) des choses qui ne servent pas à rien. Français
'des choses utiles, qui servent à quelque chose.'


La concordance négative représente un enjeu théorique important, notamment par rapport au principe de compositionalité du sens qui pose que le sens d'une phrase se construit sur la base du sens des différents constituants. Comment est-il possible que la co-occurrence de plusieurs éléments qui fonctionnent par ailleurs comme des éléments négatifs résulte dans une interprétation avec une seule négation sémantique ? Pour résoudre ce problème d'interprétation, la plupart des analyses supposent que la concordance négative est un phénomène d'accord, avec un seul marqueur sémantiquement négatif (typiquement la négation propositionnelle ou un mot négatif préverbal) et les autres éléments comme des réflexes morpho-syntaxiques de cet accord. Les marques de genre et de nombre dans un groupe nominal en français montrent une telle 'contagion' des marques à l'intérieur du syntagme:

lesPL petites F.PL tronçonneusesF.PL rouilléesF.PL .

Cette 'contagion' est sémantiquement transparente.


A un niveau empirique, il faut donc déterminer pour chacun des éléments qui participent à la concordance négative s'il a un sens négatif inhérent. La situation peut être différente pour chacun des deux marqueurs de la négation bipartite, ainsi que pour les autres mots traditionnellement décrits comme négatifs.

Terminologie

Le terme de concordance négative correspond en breton à kenglot an nac'hañ, et en anglais à negative concord.


Bibliographie

  • Déprez, Viviane & Jeremy Yeaton. 2018. 'French negative concord and discord: An experimental investigation of contextual and prosodic disambiguation', Lori Repetti & Francisco Ordóñez (éds.), Romance Languages and Linguistic Theory 14, ?-?, John Benjamins.
  • Giannakidou, Anastasia. 2005. 'N-Words and Negative Concord', Martin Everaert And Henk Van Riemsdijk (éds.), The Blackwell companion to Syntax, Blackwell Publishing, vol III, chap.45.