Les ordres T3

De Arbres

Le breton est une langue où le verbe tensé est prototypiquement en seconde place (langue à verbe second, V2, ou plus exactement 'à temps second'), et les grammairiens insistent souvent sur ce point.

 Gros (1970:33):
 "L'étudiant évitera [..] de dire: 
 * An deiz all souezet on chomet o weled an dud hanter-noaz war an drêzenn.
 ni:
 * An deiz all chomet on souezet...
 
 Il faut dire:
 An deiz all oan chomet souezet o weled...
 'L'autre jour j'ai été étonné de voir les gens à demi-nus sur la plage.'


Cependant, certains ordres V3, où plus d'un constituant précède le verbe tensé, sont aussi grammaticaux en breton. Il existe de nombreuses recherches concernant les éléments qui peuvent apparaître devant l'élément tensé, et l'ordre dans lequel ils peuvent apparaître (Timm 1989, Schapansky 1996, Jouitteau 2005/2010, 2010...).

Cette page les recense. Dans les exemples ci-dessous, l'élément supplémentaire est signalé en caractères gras, et l'élément remplissant la zone pré-tensée est souligné d'un trait.


Adverbes + V2

Dans beaucoup de cas d'ordres à verbe en troisième position, il s'agit d'une phrase V2 classique précédée d'un type particulier d'adverbe.


adverbes d'évidentialité

En (2), marteze est un adverbe évidentiel; il marque l'attitude du locuteur vis-à-vis de son énoncé. L'adverbe apparaît au-dessus de la négation.


(2) Marteze ivez n'he doa ket klasket Matriona kalz war o lerc'h.
peut-être aussi ne 3SGF avait pas cherché Matriona beaucoup à.leur.suite
'Peut-être aussi que Matriona n'avait pas beaucoup cherché à les trouver.'
Trégorrois (Kaouenneg)/Standard, Ar Barzhig (1976:34)

compléments adverbiaux décrivant la scène

propositions orientées vers le sujet

(1) Harpet war barlenn ar prenestr, tennañ a ra hir ar c’hrennard war e anal.
appuyé sur rebord le fenêtre tirer R fait long le adolescent sur son1 haleine
'Appuyé sur le rebord de la fenêtre, l'adolescent respire profondément.’ Standard, Drezen (1990:14)


proposition oppositive

(2) Goude dezhañ bezañ klañv, deuet eo.
après/bien.que à.lui être malade venu est
'Bien qu'il fût malade, il est venu.' Vannetais, Falc'hun & Fleuriot (1978-79:7B)

propositions temporelles

(1) Pan erruo ar brini du, douget gant an avel gwalarn, tostaat a reio ar goanv.
quand arrivera le corbeaux noir porté avec le vent Nord-Ouest approcher R fera le hiver Le Bozec (1933:28,29)
'Quand arriveront les noirs corbeaux poussés par le noroît, l'hiver approchera.'


(2) Lakait-hé skoaz-doc'h-skoaz, par-doc'h-par, àr lerc'h c'hwi 'choajo.
mettez-eux épaule-à-épaule égal-à-égal après vous choisirez
'Mets-les épaule contre épaule, égal contre égal, après tu choisiras, i.e. compare-les, après.'
Le Scorff, Ar Borgn (2011:26)


(3) Disul, goude an oferenn, ar beleg a zo aet da c'hoari c'hartoù.
Disul, goude an oferenn, ez eo aet ar beleg da c'hoari c'hartoù.
dimanche après le messe (le prêtre) R est allé (le prêtre) pour jouer 5 cartes
'Dimanche, après la messe, le prêtre est allé jouer aux cartes.'
Standard, Press (1986:204)

propositions locatives

(2) Én èbr heneoah ne fehè bout kleuet boéhieu en Eled é kañnal d’er Peah.
dans.le ciel ce.soir ne serait être entendu voix le anges à chanter à le paix
'Dans le ciel ce soir, on ne pourrait entendre les voix des anges chanter à la paix.' Vannetais, Herrieu (1974:41)

propositions adverbiales de manière

(3) Stok-ha-stok ni beus gwraet an hent.
contact-et-contact nous a fait le route
'Pare-chocs contre pare-chocs, nous avons fait la route.'
Le Scorff, Ar Borgn (2011:27)

Topique + NEG-V

Un topique peut apparaître au-dessus d'une négation.


(1) An dour na vo nemet tommoc'h a ze.
le eau ne.R sera seulement chaude.plus que ça
'L'eau n'en sera que plus chaude' Tréguier, Leclerc (1986:130)


(4) [ zân 'tomaz 'grédaz kén nǝ 'ɥelaz ]
Sant Tomas ne gredas kent ne welas.
Saint Thomas ne crut avant ne vit
'Saint Thomas ne crut qu'une fois qu'il vit.' Proverbe, Plourin (1982:669)


Topique suspendu + Neg-V

Un topique suspendu, reconnaissable à sa lecture 'quant à', peut aussi apparaître au dessus de la négation. Ce n'est pas surprenant car les topiques suspendus ont cette propriété qu'ils semblent tranparents pour l'ordre des mots dans la phrase.


(1) [ Evit yac'h ] n'eo bet biskoazh _ va mamm-gozh.
pour saine ne'est été jamais mon2 mère-1vieille
'Ma grand-mère a toujours été malade.' Standard, Press (1986:201)
(litt. 'quant à saine, ma grand-mère n'a jamais été.')


Sujet + Adv

En (1), le sujet an dud apparaît devant l'adverbe, cependant, la sémantique de la phrase montre que cet adverbe le modifie.


(1) An dud bremañ a zo gaoutuz!
le gens maintenant R est malfaisants
'Les gens maintenant sont malhonnêtes.' Trégorrois, Gros (1984:489)


Faux sujet + Adv

En (2), un faux sujet apparaît devant la proposition adverbiale temporelle.

Cet exemple est difficile à traiter comme une incise, car la proposition adverbiale temporelle est manifestement l'élément visible pour le rannig.


(2) Me, evel m'am bez evet un dakenn win, e lamm ar gwad dioustu em fenn.
Moi, comme que R.1SG ai bu un goutte vin, R saute le sang de.suite dans.mon2 tête
'Moi, dès que je bois une goutte de vin, le sang me saute tout de suite à la tête.'
Trégorrois, Gros (1984:55).


SOV

(1) Bilzig gir ne rannas.
Bilzig mot ne dit
'Bilzig ne pipa mot.' Bas-Trégor, Al Lay (1925:33)

OSV

L'objet peut apparaître au dessus du sujet en zone initiale. Il est repris anaphoriquement plus bas.


(1) [ An ti-se ] ar wazed n'o deus ket e welet.
le maison-ci le 1hommes ne'3PL 3.a pas le1 vu
'Les hommes n'ont pas vu cette maison.' Standard, Press (1986:201)

XP-SV en vannetais

Les possibilités en vannetais sont à classer à part car les dialectes du vannetais favorisent indépendamment les ordres à sujet initial.


Obj-S-V

(1) [DP Ur riñsad ] ni (hon) boa tapet _ get re Klegereg.
un rincée nous (1PL) avait pris avec ceux Klegereg
'Une arrosée, une rinsée on s'était pris par ceux de Cléguérec.' Le Scorff, Ar Borgn (2011:12)

S-Neg-V

(1) Ar gwez n' int ket stank ba'n dachenn-mañ.
le arbres ne sont pas abondant dans le parcelle-ci
'Les arbres ne sont pas nombreux dans cette ferme-ci.'
Le Scorff, Ar Borgn (2011:7)

circonstancielle-S-NEG-V

On peut avoir en matrice une subordonnée suivie d'un ordre SVO, ou bien même un ordre SVO en enchâssées après le complémenteur pa, ('quand').


(1) Pa vez sec'h an traoù, ar chas n'int ket 'vit mouezhetat.
quand est sec le choses le chiens ne sont pas pour renifler
'Quand il fait sec, les chiens ne peuvent pas renifler.'
Séglien, Le Scorff, Ar Borgn (2011:52)


(2) Mar kouezhomp àr an douar, ni a savo arre.
si tombons sur le terre nous R lèveront encore
'Si nous tombons à terre, nous nous relèverons.' Le Scorff, Ar Borgn (2011:17)


(3) Ha liesoc'h evit ar sul, ni 'garga lan ar vuzul.
et souvent.plus que le dimanche nous (R) charge plein le mesure
'Et plus souvent encore que le dimanche, nous chargeons mesure pleine.' Ploue, Le Scorff, Ar Borgn (2011:17)

C-V2

Press (1986:209) note que met, hogen, 'mais' et rak, 'car' n'ont pas besoin d'être immédiatement suivis du verbe fléchi. C'est pour lui le signe que ce ne sont pas des conjonctions de subordination.


(2) Me a breno ar sae, hogen c'hwi a wisko anezhi.
moi R1 achètera le robe mais vous R1 habillera P.elle
'J'achèterai la robe, mais tu la mettras.' Standard, Press (1986:205)


La disjonction pe, 'ou bien', a la même propriété.

Licence poétique

Comme en français, la poésie et les chansons permettent des inversions et des topicalisations multiples que l'on ne trouve pas par ailleurs dans la langue orale.


objet + circonstanciel + NEG + verb

(7) Ar bank en tan ne lakaer ket _ _ _ _ Dre ma vez an alc'hwez kollet.
le coffre dans.le feu ne met.IMP pas objet CC de lieu par que est le clef perdu
'On ne jette pas le coffre au feu pour en avoir perdu la clef.'
Barzaz Breiz 177-178, cité dans Menard (1995:17)

Faux cas de V3

incises

Il semble pouvoir y avoir des incises de faço assez libre entre un élément initial et le verbe tensé. A l'écrit, ces incises sont signalées par des virgules. A l'oral elles le sont par des pauses prosodiques.


(1) Aliez, memestra, e-nijent eur banne zoubenn en eun ti bennaked e kêr.
souvent tout.de.même R4-avaient un verre 1soupe dans.un maison quelconque dans ville
'Ils avaient tout de même souvent un peu de soupe chez quelqu'un en ville.'
Skragn (2002:60)


Lorsque le rannig varie selon le premier élément d'un ordre V3, il est probable que l'élément entre les deux soit une incise, c.a.d. un élément qui n'intègre pas la structure syntaxique à part entière.


(2) Ar re-mañ, evid ar bloaz kenta e oant e Huelgoad,
ceux.là pour le an premier R étaient à Huelgoat
a-noa bet c'hoant rei deom da weled petra a oa Meurlarjez 'barz o bro.
R-avait eu envie donner à.nous à voir quoi R était carnaval dans leur2 pays
'Ils avaient eu envie, pour leur première année à Huelgoat, de nous montrer ce que c'était que le carnaval dans leur pays.'
Breton d'Huelgoat, Skragn (2002:107)


modification de l'élément initial

En (3), la proposition circonstancielle de temps modifie non pas la phrase, mais le sujet 'le cultivateur'. Le faux sujet est donc ici le seul élément devant le rannig.


(3) Al labourer douar, [ a-benn ma vez hanter-kant vloaz], a vez friket e gorf gand al labour.
le travailleur terre, quand que est moitié-cent an R est brisé son1 corps avec le travail
'Le cultivateur, quand il arrive à cinquante ans, a le corps brisé par le travail.'
Trégorrois, Gros (1984:53).

Horizons comparatifs

Les langues à verbe second (V2), à travers les langues du monde, sont de deux types: celles qui imposent strictement un ordre à verbe tensé second, et celles qui imposent un ordre où le verbe tensé est au moins en seconde position (Jouitteau 2010).


les langues à ordres strictement V2

Dans le premier type, représenté par les langues germaniques telles que le norvégien, il n'y a qu'un seul élément qui peut apparaître devant le verbe tensé. Les ordres V3 y sont complètement agrammaticaux.

les langues à ordres minimalement V2

Dans le second type, qui inclut le breton, il peut y avoir plus de matériel qu'un seul constituant devant le verbe tensé. Le breton n'est pas la seule langue V2 à autoriser aussi des ordres V3. C'est aussi le cas de plusieurs langues romanes anciennes ou du Rhaeto-romance (Poletto 2002). Dans le domaine germanique, les langues anciennes montrent aussi des ordres V3, comme le vieux haut-allemand (Tomaselli 1995) ou le vieil anglais (Roberts 1996) qui autorise des ordres disloqués à gauche en plus d'un focus. Une langue germanique moderne autorisant le V3 est le Mòcheno, langue germanique parlée par 580 personnes dans trois villages du Nord de l'Italie .


(1) [Gester ] [ (der Mario) ] hòt (der Mario) kaft a puach .
hier (le Mario) a (le Mario) acheté un livre
'Mario a acheté un livre hier.' Germanique (Mòcheno), Cognola (2015:9).


On trouve aussi des ordres V3 dans une autre langue V2 qui n'est ni romane ni germanique: le Karitiana (langue Arikém parlée par 350 personnes au Brésil). Dans l'exemple en karitiana en (2), on peut remarquer que comme en breton, le focus et le topique suspendu peuvent apparaître tous deux devant le verbe tensé. Cependant, par rapport au breton, les places respectives du focus et du topique suspendu sont inversées.


(2) [Gok myry' in ] yn na-amang andyk-i (yn) .
manioc seulement 1SG décl.planter ASP-futur 1SG
'Quant à moi, je ne planterai que du manioc.' Arikém (Karitiana), Storto (2011).

Bibliographie

  • Jouitteau, M. 2010. 'A typology of V2 with regard to V1 and second position phenomena: an introduction to the V1/V2 volume', Jouitteau (éd.), Verb-first, Verb-second, Lingua.
  • Jouitteau, M. 2005/2010. La syntaxe comparée du Breton, , éditions universitaires européennes, ISBN 978-613-1-52800-2. manuscrit en pdf ici ou ici.
  • Schapansky, N. 1996. Negation, Referentiality and Boundedness in Breton, a case study in markedness and asymmetry, ms thesis.
  • Timm, L. 1989. 'Word Order in 20th century Breton', Natural Language and Linguistic Theory 7: 3. 361-378.


horizons comparatifs

  • Cognola, Federica. 2013. Syntactic Variation and Verb Second, A German dialect in Northern Italy, [Linguistik Aktuell/Linguistics Today, 201], John Benjamins.
  • Roberts, Ian. 1996. 'Remarks on the Old English C-system and the diachrony of V2', Language Change and Generative Grammar, Ellen Brandner & Gisella Ferraresi (éds), 154–167. Linguistische Berichte: Sonderheft 7.
  • Storto, Luciana. 2011. 'Focus phenomena in Karitiana', communication orale à l'université Paris-Diderot (Linglunch).
  • Tomaselli, Alessandra. 1995. 'Cases of V3 in Old High German', Clause Structure and Language Change, Adrian Battye & Ian Roberts (eds), 345–369. Oxford: OUP.