Les mots à morphologie expressive

De Arbres
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Les mots appelés mots expressifs, ou mots à morphologie expressive rassemblent tous les mots dont la forme ne semble pas complètement arbitraire. Leur forme, d'une manière ou d'une autre, participe de leur sens. Ces mots ne forment pas une classe morphologique, syntaxique ou sémantique unie, mais ils émergent avec régularité dans des environnements cernables. Ce sont :


  • des expressions qui expriment typiquement des émotions et des ressentis, repérables par une morphologie particulière, souvent redupliquée et avec des alternances apophoniques, comme Menam-menam ! 'Miam-miam !' ou les mots tabous maquillés comme l'exclamation Fidamdoustik ! qui remplace Feiz d'am Doue ! 'Foi en mon Dieu !'.
  • les idéophones ou phono-esthèmes (tufat 'cracher', sur ses consonnes t-f-t qui reproduisent articulatoirement la gestuelle de l'action de cracher)
  • les "mimétiques" qui imitent un son, comme les onomatopées (ur bip 'un son qui fait /bip/') et certains huchements (oc'h-oc'h à un cochon).
  • des interjections de sens minimal exclamatif lorsqu'elles n'empruntent pas à un stock lexical comme Fou !, Hou !, Fow ! 'Ouf ! Pfuh !' exprimant le soulagement, ou lorsqu'elles associent des onomatopées à des actes pouvant produire ces sons comme Dao ! 'Pan !', qui sont souvent ensuite paraphrasées comme en (1).


(1) Sarr an nor warnahoñ ha dao ! Echu an traou.
fermer le porte sur.lui et Pan ! fini le choses
'Fermer la porte derrière lui et pan ! C'est fini.'
Haut-cornouaillais (Landeleau), Lozac'h (2014:'dao(ñ)')


Les quatre critères ci-dessus croisent des éléments morphologiques et sémantiques qui peuvent être compatibles, et certains mots expressifs peuvent répondre à plusieurs critères à la fois.


Pour un état des lieux de la littérature scientifique sur les mots expressifs en général, se reporter à Vigliocco & Kita (2006), Akita (2015), Armoskaite & Koskinen (2017), Ibarretxe-Antuñano (2017), Svantesson (2017). Akita & Dingemanse (2019) proposent une synthèse théorique.


Tentatives de définition

Selon Dingemanse (2012), les mots expressifs (qu'il appelle, en tradition anglophone, idéophones) sont "des mots [formellement] marqués qui dépeignent une imagerie sensorielle".

Cette définition manque à rendre compte des mots expressifs qui ne dépeignent rien, comme les interjections perfomatives de type Chik !, Grik !, Mik ! 'Chut !, Motus !', ou les interjections qui évoquent des actions sous leur structure aspectuelle comme Dao ! 'Pan !' qui amène un aspect bref et ponctuel.


morphologie déviante, mais adaptation au système langagier

Dans le cas des onomatopées et de certains huchements aux animaux, on voit qu'un son hors du langage humain est reproduit en prenant en compte la langue d'accueil (inventaire des voyelles, par exemple).

À travers les langues, on voit aussi que les mots expressifs peuvent montrer une morphologie déviante par rapport aux morphèmes et lexèmes de la langue (longueur, accentuation, structure acceptée de la syllabe, phono-esthétique...). Diffloth (1976, 1979) puis Zwicky & Pullum (1987) ont proposé que les mots expressifs ressortent d'une morphologie externe à la grammaire, extra-grammaticale. Diffloth (2001) montre dans un article en français qu'en Khmer de Surin, la trente-quatrième voyelle du système vocalique n'apparaît que dans les mots expressifs. En langage prosaïque du Khmer de Surin, 17 voyelles brèves s'opposent à 16 voyelles longues. La dix-septième voyelle longue n'apparaît, elle, que dans les expressifs. En français, les codas ne finissent normalement pas en [ŋ] si on écarte les emprunts du style de footing (même si langlais ne reconnaît pas ce mot). Or, on trouve des codas en [ŋ] dans les onomatopées (ding-dong, ping-pong). En breton, on sent un effet expressif dans l'alternance de voyelles, mise en valeur dans des reduplications de consonnes, comme dans brezonek ppes, pipi, piponn 'mauvais breton' (Trégorrois de Trévérec, Ernault 1879-1880:164). On sent un effet similaire lorsqu'un mot n'a, au contraire, qu'une seule voyelle répétée, et ce d'autant plus s'il est long.


(1) Chuchumuchu a oa er penn all
chuchotement R était en.le bout autre
'On chuchotait à l'autre bout du fil... '
Standard, Biguet (2017:9)


(2) Hennañ zo manier burlu, un toullad getoñ!
celui.ci est presque pompette un trou.contenant avec.lui
'Celui-ci est quelque peu pompette, il en tient une !'
Le Scorff, Ar Borgn (2011:108)


La morphologie expressive impacte la dérivation morphologique. Un mot expressif peut avoir une fonction adverbiale, mais être dépourvu de possibilités de modification par ailleurs productive sur les adverbes (Diffloth 1994:108). Diffloth présente aussi le cas de mots expressifs en bahnar (mon-khmer) qui ont un système suffixal de pluriel et de duel, alors même que les suffixes sont rares dans cette langue.


syntaxe et intégration syntaxique

Les mots expressifs ont différents degrés d'intégration dans les systèmes linguistiques, allant jusqu'à la semi-indépendance dans le cas des paraphrases comme en (3), et jusqu'à l'indépendance grammaticale dans le cas des interjections (Bastik ! 'Sapristi !').


(3) Ale vliw ! Hezh skôe ket war ar youd, oa 'biou-'biou beb taol.
allez vlan il frappait pas sur le bouillie était à-côté-à-côté chaque coup
'Allez vlan ! Il ne frappait pas sur la bouillie, c'était à côté à chaque coup.'
Haut-cornouaillais, Lozac'h (2014:'vliw')


Les mots expressifs montrent une affinité avec les infinitifs narratifs, phrases non-tensées typiques du style narratif en breton.


(3) Krog un' ba bep pén d'ar sac'h : Vliw !! Chet (a)nehoñ dreist d'ar pont.
croché un dans chaque bout de'le sac vlan voici P.lui dessus de'le pont
'Un crochant dans chaque bout du sac : Vlan !! Jeté par dessus le pont.'
Haut-cornouaillais, Lozac'h (2014:'vliw')


Il y a une affinité avec les minimiseurs (bu, ba, grik, etc.).

L'idée est commune que l'intégration grammaticale va avec une perte d'expressivité, jusqu'à ce que la dimension expressive soit totalement émoussée ou opaque pour les locuteurs.

iconicité et arbitraire du signe

Les mots expressifs sont généralement analysés comme montrant des signes de propriétés d'iconicité du langage, mais la question de l'iconicité est complexe.

Les mots expressifs ont en tout cas une forme morphophonologique qui déroge partiellement à l'arbitraire du signe. Si on prend le cas de la réduplication dans le nom collectif keuneud laka-laka 'fougères desséchées, tout combustible brûlant rapidement' (Menard & Cornillet 2020), on voit que keneud 'petit bois, bois d'allumage' est modifié par laka-laka /mets-mets/, réduplication d'une forme impérative au singulier du verbe lakaat 'mettre'. La réduplication y obtient donc une itérativité de l'action, d'une manière iconique car plus de signe linguistique donne plus d'action dénotée par ce signe.


Le signe parait arbitraire car il varie typologiquement et diachroniquement (Saussure 1971:103).

 Saussure (1971:103):
 "Quant aux onomatopées authentiques (celles du type glou-glou, tic-tac, etc.), non seulement elles sont peu nombreuses, mais leur choix est déjà en quelque mesure arbitraire, puisqu'elles ne sont que l’imitation approximative et déjà à demi conventionnelle de certains bruits (comparez le français ouaoua et l'allemand wauwau). En outre, une fois introduites dans la langue, elles sont plus ou moins entraînées dans l’évolution phonétique, morphologique, etc. que subissent les autres mots (cf. pigeon, du latin vulgaire pīpiō, dérivé lui-même d'une onomatopée) : preuve évidente qu’elles ont perdu quelque chose de leur caractère premier pour revêtir celui du signe linguistique en général, qui est immotivé.
 2°. Les exclamations, très voisines des onomatopées, donnent lieu à des remarques analogues et ne sont pas plus dangereuses pour notre thèse [de l'arbitraire du signe]. On est tenté d'y voir des expressions spontanées de la réalité, dictées pour ainsi dire par la nature. Mais pour la plupart d'entre elles, on peut nier qu’il y ait un lien nécessaire entre le signifié et le signifiant. Il suffit de comparer deux langues à cet égard pour voir combien ces expressions varient de l'une à l'autre (par exemple au français aïe ! correspond l’allemand au !) On sait d'ailleurs que beaucoup d’exclamations ont commencé par être des mots à sens déterminé (cf. diable ! mordieu ! = 'mort Dieu', etc.)."


La variation typologique et diachronique peut tenir à la nature même du signe linguistique: on ne connait pas de signe linguistique immune à la variation. De plus, on sait que la dimension exclamative a une érosion diachronique importante. L'arbitraire du signe des mots expressifs n'est pas total : les statistiques typologiques le montrent, et les résistances à l'érosion diachronique aussi.

L'iconicité potentielle des mots expressifs les rend particulièrement importants pour l'étude comparée des langues orales et des langues signées (cf. Cuxac 1993).


particularité celtique, les mutations

En (5), le groupe nominal ur voubou dénote un 'acouphène'. Ce mot est formé par réduplication de la syllabe /bu/, un idéophone de sens vague 'bruit étouffé'. Le point intéressant est que dans l'exemple, ce nom a été interprété comme féminin et a subit la lénition des noms féminins après un article. Phonétiquement il s'agit ici d'un rajout de trait de voisement à son initiale (B>V). Le mot stocké lexicalement est donc une réduplication parfaite /bubu/, alors que la réalisation contextuelle est altérée.


(5) Jañn a veze eur voubou en he diouskouarn evel trouz ar mor.
Jeanne R1 était un "boubou" en son2 deux1.oreille comme bruit le mer
'Jeanne avait un bourdonnement dans les oreilles comme le bruit de la mer.'
Trégorrois, Gros (1974:397)


neutralisation de l'opposition voisée/non-voisée

Dans le cas des idéophones par exemple, l'opposition voisée/non-voisée pourrait être neutralisée en initiale de mot par le nombre de mutations consonantiques qui impliquent cette opposition de trait (kador 'chaise' > ar gador 'la chaise', penn 'tête' > da benn 'ta tête', tud 'gens' an dud 'les gens').

Discours

profils de locuteurs

Il existe une variation certaine entre locuteurs dans la disponibilité et l'usage réel de morphologie expressive, avec des profils de locuteurs qui y ont plus ou moins recours. La restriction n'est pas uniquement stylistique, car on peut obtenir des jugements nets d'agrammaticalité. Par exemple, en cornouaillais de Locronan, A-M. Louboutin (10/2021) ne trouve pas de moyen de traduire dingeling dans Je me croyais toute seule et dingeling!, ya José qui est entré. La locutrice évoque et rejette Balim-balon qui ne colle pas avec le contexte puisque c'est plutôt le bruit d'une cloche, et n'a pas de solution de recours, tout en considérant dingeling ! comme agrammatical. Il est possible que l'agrammaticalité de dingeling dans son breton soit un résultat d'attrition de la langue, auquel cas le refus d'emprunt est remarquable, même si cette locutrice est généralement réticente aux emprunts perçus comme tels.


équivalence hors-sémantique

En traduction, on voit que des interjections, des onomatopées et des particules de discours peuvent être, dans une certaine mesure, interchangeables. Ils semblent en tout cas tous équivalents comme marqueurs de niveau de langue.


(1) Kar ma moe esaee distagañ ma zreid ayayaille na stage deus an douar, van ket gouest !
beau que4 avais essayer .coller mon2 pied.s aïeaïeaïe ! ça collait à le terre étais pas capable
'J’avais beau essayer de décoller les pieds, Sliourp ! Ça collait au sol, une misère !'
Cornouaillais (Locronan), A-M. Louboutin (02/2022)


Horizons comparatifs

Les langues d'Asie, d'Afrique et des Amériques sont particulièrement bien documentées pour contenir des classes lexicales fermées de mots expressifs (Akita & Dingemanse 2019). Les langues varient dans leur inventaire de mots expressifs. Différentes hiérarchies implicationnelles ont été proposées.

  • Hiérarchie de l'iconicité lexicale (Akita 2009)
Phonomimes (onomatopées) > Phenomimes > Psychomimes
  • Hiérarchie implicationnelle des systèmes de mots expressifs (Dingemanse 2012)
son > mouvement > formes visuelles > autre perceptions sensorielles > sentiments et émotions internes


Terminologie

Dans la littérature francophone pré-moderne, le terme d'onomatopée a couvert le spectre large des mots expressifs. Sur ce site et en français contemporain, le terme d'onomatopée dénote plus précisément les mots formés sur l'imitation d'un son externe au langage humain, qui ne sont qu'une sous-classe des mots expressifs. Le terme de mot expressif se trouve déjà dans Meillet (1904, 1928). Son utilisation rejoint aussi les traditions terminologiques asiatiques du Sud et du Sud Est.

Dans ce même sens large que couvre le terme mot expressif, Doke (1935) a proposé en anglais le terme idéophone, maintenant communément utilisé en littérature anglophone. La tradition d'analyse japonaise, elle, utilise le terme de mimétiques (Akita 2009).


Bibliographie

  • Akita, K. 2009. A Grammar of Sound-Symbolic Words in Japanese: Theoretical Approaches to Iconic and Lexical Properties of Japanese Mimetics (PhD dissertation), Kobe University, Kobe. texte.
  • Akita, K., & M. Dingemanse. 2019. 'Ideophones (Mimetics, Expressives)', Oxford Research Encyclopedia for Linguistics. Oxford: Oxford University Press. doi:10.1093/acrefore/9780199384655.013.477.
  • Armoskaite, S., & Koskinen, P. 2017. 'Structuring sensory imagery: ideophones across languages and cultures', Canadian Journal of Linguistics/Revue Canadienne de Linguistique 1–5. https://doi.org/10.1017/cnj.2017.12.
  • Cuxac, Christian 1993. 'Iconicité des Langues des Signes', Motivation et iconicité, Faits de langues 1, 47-56. texte.
  • Dingemanse, M. 2021. 'Ideophones', Eva van Lier (éd.), The Oxford Handbook of Word Classes, texte.
  • Dingemanse, M. 2012. 'Advances in the cross-linguistic study of ideophones', Language and Linguistics Compass 6:10, 654–672. https://doi.org/10.1002/lnc3.361.
  • Diffloth, Gérard. 1972. 'Notes on expressive meaning', Chicago Linguistic Society 8, 440–447.  
  • Diffloth, Gérard. 1976. 'Expressives in Semai', Oceanic Linguistics Special Publications 13, 249–264.  
  • Diffloth, Gérard. 1979. 'Expressive phonology and prosaic phonology in Mon-Khmer', Studies in Tai and Mon-Khmer phonetics and phonology in honour of Eugénie J. A. Henderson, Chulalongkorn University Press, Bangkok, 49-59.
  • Diffloth, Gérard. 1994. '/i/: big, /a/: small', L. Hinton, J. Nichols, J. Ohala (éds.), Sound Symbolism, Cambridge University Press, 107-114.
  • Diffloth, Gérard. 2001. 'Les expressifs de Surin et où cela conduit', BEFEO 88: 261-269, Paris. texte.
  • Doke, C. M. 1935. Bantu Linguistic Terminology, London: Longmans, Green, and Co.
  • Ibarretxe-Antuñano, I. 2017. 'Basque ideophones from a typological perspective', The Canadian Journal of Linguistics / La Revue Canadienne de Linguistique 62(2), 196–220.
  • Meillet, Antoine. 1928. 'Les formes populaires du vocabulaire indo-européen', Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres 72-1, 50-52.
  • Meillet, Antoine. 1904. 'Notes sur quelques recherches de linguistique', L'Année psychologique 11, 457-467. [texte].
  • Svantesson, J.-O. 2017. 'Sound symbolism: the role of word sound in meaning', Wiley Interdisciplinary Reviews: Cognitive Science e0144, 1–12. https://doi.org/10.1002/wcs.1441.
  • Saussure, F. (de). 1971. Cours de linguistique générale, éd. Bally et Sechehaye.
  • Trips, Carola. 2014. 'How to account for the expressive nature of phrasal compounds in a conceptual-semantic framework', Skase Journal of Theoretical Linguistics 11:1. 33-61.
  • Vigliocco, G., & Kita, S. 2006. 'Language-specific properties of the lexicon: Implications for learning and processing', Language and Cognitive Processes 21(7–8), 790–816.
  • Zwicky, Arnold. M. & Geoffrey K Pullum. 1987. 'Plain Morphology and Expressive Morphology', Proceedings of the Thirteenth Annual Meeting of the Berkeley Linguistics Society, 330-340.