La négation
EN CHANTIER
Quels sont en breton les items de polarité négative? Y-a-t-il des items de polarité positive? Y-a-t-il concordance négative? Est-elle optionnelle?... L'étude demande un tour d'horizon des quantifieurs, des indéfinis, et des noms nus - on y planche...
Description du phénomène
Inventaire du matériel de la négation
Le breton a une négation propositionnelle discontinue ou bipartite. Cela veut dire que ses éléments entourent le verbe tensé: [ne VERB ket], comme c'est le cas en français avec [ne VERBE pas].
Les deux éléments ne et ket ne sont pas systématiquement associés. Ne peut fonctionner avec d'autres mots négatifs.
Les mots négatifs sont:
Quantifieur: ebet, 'aucun.e'
Noms: netra, 'rien'; nikun, 'personne'; mann, 'zéro, rien'...
Adverbes: mui, 'plus', biskoazh, biken, morse, 'jamais'...
Certains noms nus peuvent devenir des mots négatifs (sans l'adjonction de ebet, 'aucun.e'):den, 'personne'; hini, tra, 'chose'; banne, contenu d'un verre ...
Dans un premier temps, il s'agit de comprendre le statut exact - la distribution et l’apport sémantique de chacun des deux éléments ne et ket. Plus précisément, lequel d'entre eux est nécessaire pour marquer une phrase comme étant négative? Est-ce que il y a l'un des deux qui est un élément purement fonctionnel (comme ça semble être le cas pour ne en français) et l'autre qui apporte la négation sémantique, ou bien est-ce que et ne et ket peuvent servir comme marqueur négatif unique?
Concordance négative?
Le breton admet facilement des phrases avec plusieurs éléments négatifs (dont l'un est le marqueur de négation propositionnelle) qui donnent lieu à une interprétation négative (Kervella 1947§234):
(8) | Ne | gavan | morse | den | ebet. | |
Neg | trouve.1sg | jamais | personne | aucune | ||
'Je ne trouve jamais personne.' | ||||||
Kervella (1947§234) |
ket optionnel
Ne peut apparaître sans ket. Kervella (1947 : 234) note le caractère optionnel de ket : "Quand il se trouve un autre mot négatif dans la phrase, comme ebet (aucun), netra (neg.chose), nikun (nul), mann (zéro, rien), mui (plus), biskoazh/ biken/ morse (jamais), etc., on ne met pas ket la plupart du temps. "
Pour Chalm (2008: 86-88) "on peut se passer de ket si ken suit directement le verbe" :
(1) | Ne | bellgomzo | (ket) | ken | bremañ. |
Neg | V | neg | plus | maintenant | |
'Il/Elle ne téléphonera plus maintenant.' | |||||
Cap Sizun, | Chalm (2008) |
Cependant, si un mot s’interpose entre le verbe et ken, ket est obligatoire.
(2) | Ne | bellgomzo | ket | endro | ken . |
Neg | V | neg | de encore | plus | |
' Il/Elle ne téléphonera plus.' | |||||
Cap Sizun, | Chalm (2008) |
Ket sémantiquement opérant
Ket a un impact sémantique lorsqu'il est le seul élément négatif dans la phrase. En (3) et en (4), Ne est explétif, il n'est là que pour fonctionner en tandem avec nemet. La présence ou l'absence de ket marque la présence ou l'absence de la négation. Le contraste montre que, au moins dans ce contexte, ket apporte une vraie négation sémantique.
(3) | Ne | ra | nemet | debriñ | ha | kousket. |
Neg | V | seulement | manger | et | dormir | |
'Il/Elle ne fait que manger et dormir.' | ||||||
Cap Sizun, | Chalm (2008) |
(4) | Ne | ra | ket | nemet | debriñ | ha | kousket. |
Neg | V | neg | seulement | manger | et | dormir | |
'Il/Elle ne fait pas que manger et dormir.' | |||||||
Cap Sizun, | Chalm (2008) |
Mots négatifs préverbaux
La distribution de ket dans des phrases avec d'autres mots négatifs semble dépendre de la position du mot négatif par rapport au verbe. Selon Chalm (2008), lorsqu'un mot négatif précède le verbe, ket devient illicite (7).
(5) | N' | em | bije | ket | kredet | james | e | oa | gwir |
Neg | ® | aux | neg | cru | jamais | ® | cop | vrai | |
'je n'aurai jamais cru que cela était vrai' | |||||||||
Cap Sizun, | Chalm (2008) |
(6) | James | n' | em | bije | sonjet | e | oa | gwir | |
jamais | neg | ® | aux | pensé | ® | cop | vrai | ||
'je n'aurai jamais cru que cela était vrai' | |||||||||
Cap Sizun, | Chalm (2008) |
(7) | * | James | n' | em | bije | ket | sonjet | e | oa | gwir |
Dans la plupart des contextes de concordance négative, ne est présent, voire obligatoire. Néanmoins, il semble qu'il y a des cas où on peut l'omettre.
Cas de négation sans Ne
Optionalité superficielle
Les premiers contextes à écarter pour étudier quand 'ne' peut être absent syntaxiquement, sont ceux où le 'ne' est syntaxiquement présent, mais non prononcé. C'est probablement le cas en (9) (donnée à vérifier): un 'ne' élidé ne pourrait ici se signaler par une éventuelle mutation consonnantique sur le verbe. Nous devons aussi écarter les contextes où 'ne' aurait très bien pu être prononcé mais pas transcrit comme en (10).
(9) | M | eus | ket | karr | ebet |
1.sg | ai | neg | voiture | aucune | |
'Je n'ai pas de voiture' | |||||
?? | Mélanie Jouitteau (à vérifier) |
(10) | Den | oa | kotät | de | vonet | d' | er | brezel |
personne | est | heureux | de | aller | à | art | guerre | |
'Personne n'était heureux d'aller à la guerre' | ||||||||
Groe, | Corne (1991:4) |
Négation sémantique sans Ne
Dans les phrases avec un mot négatif (neblec'h, den), ne peut être omis. La seule marque de la négation sémantique est alors le mot négatif. Ceci contredit donc la généralisation selon laquelle le breton est une langue à concordance négative, c'est-à-dire une langue où les mots négatifs sont utilisés avec (au moins un des deux marqueurs de) la négation propositionnelle.
(11a) | Bet | on | e | neblec'h |
été | suis | P | neg.lieu | |
'Je suis allé.e nulle part' | ||||
?? | Mélanie Jouitteau (à vérifier) |
(11b) | Neblec'h | e | tebran | |
neg.lieu | mange.1sg | |||
'Nulle part je ne mange' | ||||
?? | Mélanie Jouitteau (à vérifier) |
Ne ou ket explétifs
La complexité de la situation est le mieux résumée par le paradigme suivant : En (12), le seul élément sémantiquement négatif est le mot négatif nitra (rien). Ne est explétif et n'est requis que pour marcher en tandem avec nitra, et ket est purement explétif - sa présence/absence ne change en rien le sens de la phrase.
(12) | Ne | oé | ket | nitra |
Neg | était | neg | neg.chose | |
'Ce n'était rien' | ||||
Vannetais | Schapansky (1996:183), | citant | Guilloux (1992) |
(13) | Nitra | ne | oé | d' | ober |
Neg.chose | neg | était | de | faire.Infinitif | |
'Il n'y avait rien à faire' | |||||
Vannetais | Schapansky (1996:183), | citant | Guilloux (1992) |
(14) | Nitra | e | oé | ou | kuelet | én | devalen |
Neg.chose | ® | était | 3P | voir.Infinitif | dans.la | descente | |
'Ce n'était rien de les voir descendre' | |||||||
Vannetais | Schapansky (1996:183), | citant | Guilloux (1992) |
tests et hypothèses de travail
Lorsqu'on cherche à établir le type exact de concordance négative, il se peut que les réponses varient selon les classes d’éléments impliqués : nom nu ou élément morphologiquement négatif. Les langues ont souvent plusieurs paradigmes différents qui correspondent à différents emplois : d'un côté les items de polarité négative (qui doivent être légitimés par une négation), comme qui que ce soit en français, d'un autre, les quantifieurs négatifs (qui peuvent introduire à eux-seuls un sens négatif dans une phrase), comme par exemple personne ou rien. Pour chaque paradigme/élément qui participe au système de concordance négative, il s’agit donc de déterminer s’il peut/doit apparaître sans négation propositionnelle.
L'un des tests clé qui permettent de déterminer si un item introduit à lui seul un sens négatif est la réponse à une question. Ainsi, en (15), personne peut constituer une réponse négative, alors que qui que ce soit est exclu dans ce même contexte.
(15) | Qui | est venu? | ||
Personne | ||||
*Qui que ce soit |
Une autre question ouverte est celle de l'interprétation des co-occurrences de plusieurs éléments négatifs. Plus spécifiquement, il semble qu'en plus de la lecture habituelle (de concordance négative),une phrase avec deux éléments négatifs peut également avoir une lecture où les deux négations s'annulent:
(16) | Ne | ra | ket | netra |
Neg | fait | neg | neg.chose | |
'Ce n'est pas le cas que ça fait rien' | ||||
'Ca fait rien' | ||||
??Mélanie Jouitteau (à vérifier) |
(17) | Nitra | n | em | boé | de | houlen | get | hanni |
neg.chose | neg | 1.sg | avoir.Présent | de | demander.Infinitif | avec | personne | |
'Il n'y a rien que j'ai demandé à personne' | ||||||||
Guilloux (1992:189), | paraphrase traduite | de Schapansky (1996) |
La position où tombe le focus sur un des deux items négatifs sont des facteurs déterminants pour cette lecture de double négation et doivent donc être pris en compte dans toute étude empirique. L'existence de ce type d'ambiguïté peut fournir des indices précieux sur l'identité et la nature des éléments sémantiquement négatifs en breton, à la fois pour la négation propositionnelle et les indéfinis/quantifieurs.
Quel élément, de Ne ou de Ket, est la vraie négation sémantique?
La question principale qui émerge de tous ces différents cas de figure est quelle est la vraie négation propositionnelle. Est-ce que ne est un simple élément fonctionnel qui marque syntaxiquement la portée de la négation sur le verbe? C'est ce que semble suggérer sa présence optionnelle dans certains contextes (comme par exemple (13) et (14)). L'hypothèse que 'ne' est un élément explétif expliquerait pourquoi sa présence n'a pas d'effet sémantique.
Il existe d'autres contextes à travers les langues où un élément négatif explétif est possible, voire obligatoire dans la syntaxe, sans que cela affecte l'interprétation. C'est notamment le cas de certains types de comparatives (Il a mangé plus que je ne le pensait.), ainsi que les subordonnées introduites par avant (Elle m’a appelé avant qu’elle ne parte) ou les compléments de verbes comme craindre (Je crains qu’il ne soit en retard).
La situation est peut-être différente selon les dialectes, comme semble le suggérer l'exemple suivant en vannetais, où ne semble le seul marqueur négatif.
(18) | Get | ur | mesu | èl | hennéh | hiréh | n' | hur | hoé | d' | er | ieu |
avec | un | maître | comme | celui-là | envie | neg | 1P | avoir.Passé | à | le | jeudi | |
'Avec un maître comme celui-là, on n'était pas pressés que jeudi arrive' | ||||||||||||
Schapansky (1996:53) |
Intérêt théorique
Dans un premier temps, il est important de situer le breton par rapport à la typologie des systèmes négatifs existants. Cette documentation doit se faire sur doit dimensions différentes:
(i) Négation propositionnelle
La négation bipartite correspond à ce qu'on appelle le stade II du cycle de la négation (également connu sous le nom de cycle de Jespersen). Plus précisément, l'évolution des marqueurs négatifs à travers les langues suit généralement les étapes suivantes:
(I) Marqueur négatif préverbal (soit morphème libre, soit clitique) comme par exemple en italien actuel Gianni non è venuto. ('Jean n'est pas venu')
(II) Marqueur négatif + Verbe + Marqueur négatif emphatique. La négation préverbale est perçue comme insuffisante et un deuxième élément est de plus en plus souvent utilisé. Il s'agit le plus fréquemment d'un morphème libre, de nature adverbiale.
(III) Verbe + marqueur négatif. Le marqueur négatif postverbal est grammaticalisé. (Illustrer avec l'allemand)
Le stade II est celui où il y a le plus de fluctuation. Plus précisément, à certains moments de cette évolution, l'un ou l'autre des deux marqueurs est optionnel avant que l'usage stabilise leur distribution et leur rôle sémantique.
Dans un article récent, Breitbarth & Haegeman (2007?) discutent l'évolution du système négatif dans plusieurs langues et dialectes germaniques et font l'hypothèse que les deux éléments d'une négation bipartite ne remplissent pas le même rôle. Plus précisément, l'élément préverbal n'est pas une négation, mais un marqueur de polarité (notion qui intègre non seulement la négation, mais également d'autres types de contextes comme certaines types de subordonées, questions ou phrases impératives). Leur analyse prédit également qu'une langue ne garde l'élément préverbal que s'il acquiert d'autres fonctions dans la langue (en flamand, par exemple, il a un usage emphatique).
L'étude détaillée de la situation du breton doit permettre de vérifier les généralisations et les hypothèses avancées pour d'autres langues qui ont une négation bipartite.
(ii) Concordance négative
Horizons comparatifs
Bibliographie
Description générale
Press, I. 1986. A Grammar of Modern Breton, Mouton, Berlin (p.110-114).
Chalm, E. 2008. La Grammaire bretonne pour tous, An Alac'h embannadurioù (p.86-88).
Ouvrages théoriques
Schafer, R. 1995, ‘Negation and Verb Second in Breton.’, Natural Language and Linguistic Theory 13, 135-172.
Schafer, R. 1992. Negation and Verb Second in Breton. Santa Cruz, UCSC unpublished manuscript.
Schapansky, N. 2000. Negation, Referentiality and Boundedness in Gwenedeg Breton: A Case Study in Markedness and Asymmetry, Lincom Europa, Munich.
Schapansky, N. 1996. Negation, Referentiality and Boundedness in Breton, a case study in markedness and asymmetry, ms thesis.
Description de la variation dialectale
Spécialistes référents pour cette fiche de collectage
Anamaria Falaus, LLING, Université de Nantes/Naoned
David Willis, Selwyn College, Cambridge
Anne Breitbarth, Selwyn College, Cambridge
Questions ouvertes
- Est-il possible d'utiliser des items de polarité négative sans ket?
Chalm (2008:86) prescrit de ne pas le faire avec ebet (il est de Cap-Sizun), mais une recherche google "ket * ebet" donne 9370 occurences...
Kervella (1947§234) note pour sa part que lorsqu'un mot négatif (dont ebet) est utilisé, on se passe la plupart du temps de mettre ket.