Hypothèse de Sapir-Whorf

De Arbres

L'hypothèse de Sapir et Whorf est la théorie selon laquelle une langue donnée affecte et reflète les actions et les pensées de ses locuteurs.


Une version forte de cette hypothèse, la théorie du déterminisme linguistique, postule que toutes et chacune des actions et pensées humaines sont nécessairement bornées par leur langue d'expression.

Une version plus faible de l'hypothèse de Sapir-Whorf, la relativité linguistique, postule qu'une langue donnée influence et forme la pensée et le comportement humain qui s'expriment dans cette langue. En retour, la langue révèle le monde cognitif de la collectivité qui la parle.


Le débat sur l'hypothèse de Sapir et Whorf est très populaire, puisqu'il touche autant à nos représentations du monde qu'aux politiques linguistiques ou aux débats sur les possibilités de changer les sociétés.


Sapir et Whorf

citations

Ci-dessous sont traduits deux citations de Edward Sapir et Benjamin Whorf, les deux linguistes qui ont donné leur nom à cette hypothèse:


 Whorf (1940:213-14):
 
 "Nous disséquons la nature en suivant les lignes dessinées par notre langue native. 
 Les catégories et les types que nous dégageons du monde des phénomènes, nous ne les 
 trouvons pas pour la raison qu'ils frappent quiconque les observe. Au contraire, le monde
 est présenté comme un flux caléidoscopique d'impressions qui doivent être organisées 
 par notre esprit - ce qui signifie, en large part, qui doivent être organisées par les 
 systèmes linguistiques de nos esprits. Nous découpons la nature, nous l'organisons en 
 concepts, et nous lui donnons la signification que nous lui donnons car nous sommes 
 largement partie prenante d'un accord qui organise les choses de cette façon - un 
 accord que toute notre communauté linguistique partage, et qui est fondu dans les 
 codes de notre langue. Cet accord est bien évidemment implicite et non-dit, mais ses 
 termes sont obligatoires; la seule façon que nous ayons de parler est en souscrivant à 
 l'organisation et à la classification des données telles que décrétées dans cet accord."


 Sapir (1958:69):
 
 "Les humains ne vivent pas uniquement dans le monde objectif. Ils ne vivent pas non plus
 seuls dans le monde de l'activité sociale telle que comprise ordinairement. Au contraire, 
 ils sont à la merci de la langue particulière qui est devenue le moyen d'expression dans 
 leur société. Il est assez illusoire d'imaginer qu'on s'ajuste à la réalité essentiellement 
 en dehors de l'usage de la langue, et que la langue est juste un moyen quelconque de 
 résoudre des problèmes de communication ou de réflexion spécifiques. Le fait est que le 
 'monde réel' est, dans une large mesure, construit inconsciemment sur les habitudes 
 linguistiques du groupe. Il n'existe pas deux langues qui soient suffisamment similaires 
 entre elles pour être considérées comme représentant la même réalité sociale. Les mondes dans 
 lesquels vivent différentes sociétés sont des mondes distincts, et non pas le même monde avec 
 juste des étiquettes différentes attachées aux choses... Nous voyons, entendons et faisons 
 autrement l'expérience des choses de la manière dont nous le faisons car les habitudes 
 langagières de notre communauté nous prédispose à certains choix d'interprétation.


Débat et évaluations critiques

La version de l'hypothèse de Sapir-Whorf qui est la plus critiquée est sa version forte, celle du déterminisme linguistique. Les arguments contre le déterminisme linguistique n'impactent pas forcément le relativisme linguistique.


les critiques du déterminisme linguistique

Un problème évident qui se pose pour une interprétation forte de l'hypothèse de Sapir-Whorf est que, de fait, dans le monde, des productions culturelles de toutes sortes sont traduites de façon efficace tous les jours. Films, chansons, manuels techniques, traités philosophiques, le travail de traduction, en pratique, n'est pas considéré comme assez vain par les humains au point de vouloir s'en passer plutôt que de se plier à des approximations grossières. Il semble que la pratique montre une large part de traductibilité des langues.


L'un des arguments centraux de l'hypothèse avancée par Whorf était que l'expression originale du temps dans la langue Hopi donnerait à ses locuteurs une représentation unique du fonctionnement du temps, en particulier une représentation distincte de la conception temporelle occidentale typique. Pinker (1994) a remis (violemment) en cause cette hypothèse en doutant des données de Whorf. Il cite des travaux anthropologiques postérieurs qui montrent que la représentation temporelle Hopi n'est au contraire pas profondément divergente de la compréhension occidentale.


Dans le champ de l'anthropologie linguistique, Brent Berlin et Paul Kay (1969) ont pointé que la version déterministe de l'hypothèse de Sapir-Whorf prédit que des continuums naturels comme le cercle chromatique seront, d'une langue à l'autre, catégorisés au hasard, au gré des différences culturelles. Ils montrent qu'au contraire, les catégorisations de couleurs à travers les langues obéissent à des règles qui les rendent en fait assez prédictibles. L'axe de variation typologique semble plutôt se situer dans le nombre de termes de couleurs mis à disposition dans une langue donnée. Cette situation est aisément prédite par l'hypothèse que des facteurs universels (biologiquement héritables ou non) détermine comment l'esprit distingue des concepts de couleurs.


les arguments en défense du relativisme linguistique

Kay & Kempton (1984) ont montré que les catégories lexicales d'une langue donnée affectent les perceptions non-linguistiques de façon non-triviales. Ils ont montré des groupes de trois jetons colorés à des locuteurs de l'anglais ou du tarahumara, une langue Uto-Aztèque, en leur demandant de grouper les jetons par ressemblance, en désignant le jeton le plus "différent" des autres. Comme en breton pour les couleurs naturelles gwer et glas, la langue tarahumara ne fournit pas de frontière linguistique entre le vert et le bleu. La langue anglaise, comme le français, fournit cette frontière entre green, 'vert' et blue, 'bleu'. Les locuteurs du tarahumara triaient les jetons selon les différences de perception prévisibles de façon universelles, alors que les locuteurs de l'anglais pouvaient grouper des verts très différents entre eux pour garder le bleu à part. La différence de comportement entre les deux groupes indique que la frontière linguistique disponible influençait les locuteurs de l'anglais dans leur perception catégorielle.


Les idées reçues dans ce débat

le nombre de mots pour la neige

La popularité du débat entraine certains effets étonnants par la régularité avec laquelle des arguments pourtant démontrés faux persistent. Ainsi de l'idée que la langue inuit (souvent appelée eskimo en français) possède 30, 45 ou 700 mots différents pour la neige. Cette idée est régulièrement évoquée dans les médias alors qu'elle est fausse (Martin 1986, Pullum 1991). L'argument contre cette hypothèse est que les 'mots' inuit, comme dans les autres langues les langues eskimo-aléoutes, ont de multiples variation lexicologiques à partir d'une même racine.


bilinguisme et diglossie

Des arguments présentés comme en faveur du relativisme linguistique peuvent, dans un contexte de bilinguisme, être en fait des signes de diglossie.

En Bretagne par exemple, les arguments pour l'hypothèse de Sapir-Whorf tiennent souvent dans la constatation largement partagée que "ce qu'on vit en breton, ce n'est pas ce qu'on vit en français". Il est important de voir que cet argument ne porte pas en soi sur l'hypothèse du relativisme linguistique. Nous parlons là d'une situation diglosse, c'est à dire d'un bilinguisme français/breton qui attache les langues à des lieux sociaux différents (langue de l'administration, du cœur, de la famille, de l'école, langue de tante Martine, etc...). Puisque les langues sont attachées à un contexte et des attitudes sociales différents, il en découle que ce qui est vécu dans l'une et l'autre langue sera différent, si ce n'est même opposé. Cela ne nous dit pas forcément quoi que ce soit sur l'influence des langues en elles-mêmes sur notre appréhension cognitive du monde.

Références


  • Berlin, Brent et Paul Kay. 1969. Basic color terms, University of California Press.
  • Martin, Laura. 1986. 'Eskimo words for snow: a case study in the genesis and decay of an anthropological example', American Anthropologist 88, 418-423.
  • Pinker, Steven. 1994. The Language Instinct, Harmondsworth: Penguin.
  • Pullum, Geoffrey K. 1991. The Great Eskimo Vocabulary Hoax and other Irreverent Essays on the Study of Language, University of Chicago Press.
  • Rumsey, Alan. 1990. 'Wording, Meaning, and Linguistic Ideology', American Anthropologist 92:346-361.
  • Sapir, Edward. 1958. Culture, Language and Personality, Berkeley: University of California Press.
  • Whorf, Benjamin Lee. 1940. 'Science and Linguistics', Technology Review 35: 229-31, 247-8.
  • Kay, P. & Willet Kempton. 1984. 'What is the Sapir-Whorf Hypothesis?', American Anthropologist 86:1.