Différences entre les versions de « Grammaticalisation »

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La '''grammaticalisation''' est un processus dans l'histoire d'une langue qui fait qu'une phrase, ou un élément [[lexical]] simple ou composé est réinterprété comme un élément [[fonctionnel]], c'est à dire comme un outil grammatical. Un exemple de grammaticalisation transparente est la [[conjonction]] ''[[paneve|paneve]]'', ''[[paneve|panevet]]'', ''[[paneve|panever]]'' créée à partir du complexe [[fléchi]] ''[[pa]].[[ne]].[[vez]]'', 'quand.n'est.pas'.
La '''grammaticalisation''' est un processus dans l'histoire d'une langue qui fait qu'une phrase, ou un élément [[lexical]] simple ou composé est réinterprété comme un élément [[fonctionnel]], c'est à dire comme un outil grammatical.  
 
 
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|(1)|| '''Panevet'''|| _ e oan ||trellet ||gant ar vezh ||em bije gwelet ||izeloc’h dezho.
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On peut aussi penser à la proposition [[incise]] ''[[kaout|meus]] [[aon]]'', 'j'ai peur', qui a grammaticalisé en [[adverbe]] [[évidentiel]]: 'je crois, selon moi'.
 
 
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|(2)||'''M-eus aon''' || e ya || d'ober || eun tamm || barr || c'hoaz.
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L'étude de la grammaticalisation pose le problème de l'articulation d'une langue en synchronie et en diachronie.
 
 
== Du lexical au fonctionnel ==


La grammaticalisation est un phénomène unidirectionnel, qui va toujours du domaine du [[lexical]] au domaine du [[fonctionnel]], du grammatical. Jamais un [[complémenteur]] ne devient un nom ou un verbe. Jamais une [[préposition]] ne devient un nom. Par contre, le verbe ''[[lavar]]'' 'dire' a grammaticalisé dans des dialectes cornouaillais en un complémenteur ''[[la(r)]]'', transformant ainsi un élément lexical pour créer un élément fonctionnel nouveau.
La grammaticalisation est un phénomène unidirectionnel, qui va toujours du domaine du [[lexical]] au domaine du [[fonctionnel]], du grammatical. Jamais un [[complémenteur]] ne devient un nom ou un verbe. Jamais une [[préposition]] ne devient un nom. Par contre, le verbe ''[[lavar]]'' 'dire' a grammaticalisé dans des dialectes cornouaillais en un complémenteur ''[[la(r)]]'', transformant ainsi un élément lexical pour créer un élément fonctionnel nouveau.
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* -- éléments [[lexicaux]] --->>-- éléments [[fonctionnels]]  
* -- éléments [[lexicaux]] --->>-- éléments [[fonctionnels]]  
: -- ''[[lavar]]'' ----------->>-- ''[[la(r)]]''
: -- ''[[lavar]]'' ----------->>-- ''[[la(r)]]''
=== échelle universelle de grammaticalisation ===
Il existe des hypothèses d'échelles de grammaticalisation qui seraient universelles, comme celles allant de nom à adposition ou affixe casuel (cf. Svorou 1994), ou de verbe à auxiliaire ou affixe temporel (cf. Kuteva 2001).
* '''''<font color=violet>représentation schématique</font color=violet>''''':
: ---onomatopées---nom---adposition------->
: ---verbe---auxiliaire---affixe temporel----->
On peut rajouter à cela, tout à gauche de l'échelle, les formations lexicales à partir de matériel non grammatical comme les [[onomatopées]].
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| || [[art|le]] [[onomatopée|hik]] || [[R]] [[zo|est]] ||[[gant|avec]].[[pronom incorporé|moi]]
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=== proposition > complémenteur ===
Un exemple de grammaticalisation transparente qui implique, outre la création d'une catégorie nouvelle, une réinterprétation d'un bloc syntaxique est le [[complémenteur]] ''[[paneve|paneve]]'', ''[[paneve|panevet]]'', ''[[paneve|panever]]'' créée à partir du complexe [[fléchi]] ''[[pa]].[[ne]].[[vez]]'', 'quand.n'est.pas'.
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|(3)|| '''Panevet'''|| _ e oan ||trellet ||gant ar vezh ||em bije gwelet ||izeloc’h dezho.
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| ||si.ce.n.est ||_ [[R]] [[COP|étais]] ||secoué ||[[gant|par]] [[art|le]] <sup>[[1]]</sup>[[mezh|honte]] || [[R]] [[kaout|aurais]] [[gwelout|vu]]|| [[izel|bas]].[[-oc'h|plus]] [[da|de]].[[pronom incorporé|eux]]
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|||colspan="10" | 'Si je n4avais pas été secoué de honte, j'aurais pu voir plus bas (que leurs épaules).'
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|||||||colspan="10" |''Standard'', [[Drezen (1990)|Drezen (1990]]:36)
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=== proposition > préposition ===
=== proposition > préposition ===


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|(3)||<font color=green>[ '''kønøɥe:<sup>i</sup>zõ''' || <font color=green>ɥehɛ || <font color=green>tʃəbə ||<font color=green>tʃəmɛn|| <font color=green>adət ]</font>  
|(4)||<font color=green>[ '''kønøɥe:<sup>i</sup>zõ''' || <font color=green>ɥehɛ || <font color=green>tʃəbə ||<font color=green>tʃəmɛn|| <font color=green>adət ]</font>  
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||| Kenevezoñ ||'vehe || ket bet ||kement || a dud.||||||||||||''Vannetais (Kistinid)'', [[Nicolas (2005)|Nicolas (2005]]:34)
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|||colspan="10" |'Sans lui, si ce n'était lui, il n'y aurait pas eu autant de monde.'  
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=== proposition > adverbe ===
On peut aussi penser à la proposition [[incise]] ''[[kaout|meus]] [[aon]]'' 'j'ai peur', qui a grammaticalisé en [[adverbe]] [[évidentiel]]: 'je crois, selon moi'.
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|(5)||'''M-eus aon''' || e ya || d'ober || eun tamm || barr || c'hoaz.
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||| [[meus aon|selon.moi]] || [[R]] [[mont|va]] || [[da|de]] [[ober|faire]] || [[art|un]] [[tamm|morceau]] || averse || [[c'hoazh|encore]] 
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|||||||colspan="10" | ''Trégorrois'', [[Gros (1984)|Gros (1984]]:158)
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En (4), un [[emprunt]] transparent du nom ''route'' au français a servi de matériel [[lexical]] pour la création d'une [[postposition]] verbale - une catégorie qui n'existe pas  en français.
En (6), un [[emprunt]] transparent du nom ''route'' au français a servi de matériel [[lexical]] pour la création d'une [[postposition]] verbale - une catégorie qui n'existe pas  en français.




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| (4) || <font color=green> [ a pje:ɤ də po'fXãs ɤut ]
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| || [... ha Pier da Po-Frans '''rut'''...]   
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== Echelle universelle de grammaticalisation ==
Il existe des hypothèses d'échelles de grammaticalisation qui seraient universelles, comme celles allant de nom à adposition ou affixe casuel (cf. Svorou 1994), ou de verbe à auxiliaire ou affixe temporel (cf. Kuteva 2001).
* '''''<font color=violet>représentation schématique</font color=violet>''''':
: ---onomatopées---nom---adposition------->
: ---verbe---auxiliaire---affixe temporel----->
On peut rajouter à cela, tout à gauche de l'échelle, les formations lexicales à partir de matériel non grammatical comme les [[onomatopées]].
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|(3)|| An '''hik''' ||a zo || ganin.
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| || [[art|le]] [[onomatopée|hik]] || [[R]] [[zo|est]] ||[[gant|avec]].[[pronom incorporé|moi]]
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|||colspan="4" | 'J'ai le hoquet.'|||| ''Trégorrois'', [[Gros (1984)|Gros (1984]]:395)
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L'étude de la grammaticalisation pose le problème de l'articulation d'une langue en synchronie et en diachronie.


== Typologie ==
== Typologie ==

Version du 10 avril 2021 à 17:42

La grammaticalisation est un processus dans l'histoire d'une langue qui fait qu'une phrase, ou un élément lexical simple ou composé est réinterprété comme un élément fonctionnel, c'est à dire comme un outil grammatical.

La grammaticalisation est un phénomène unidirectionnel, qui va toujours du domaine du lexical au domaine du fonctionnel, du grammatical. Jamais un complémenteur ne devient un nom ou un verbe. Jamais une préposition ne devient un nom. Par contre, le verbe lavar 'dire' a grammaticalisé dans des dialectes cornouaillais en un complémenteur la(r), transformant ainsi un élément lexical pour créer un élément fonctionnel nouveau.


-- lavar ----------->>-- la(r)


Inventaire en breton

verbe > complémenteur

Un exemple prototypique de grammaticalisation est celui du complémenteur la(r) en cornouaillais, qui est le résultat transparent d'une grammaticalisation du verbe lavar(out) 'dire'.


(1) Goût 'rit lar 'oa bet prenet he zi ganti dre gle?
savoir faites que était été acheté son2 maison avec.elle par1 dette
'Saviez-vous qu'elle avait acheté sa maison à crédit?'
Cornouaillais de l'Est (Riec), Bouzeg (1986:28)


syntagme verbal > préposition

A Groix, le syntagme verbal da'm sellet me, 'à me regarder (moi)', a grammaticalisé en /də-mzid maj/, une préposition fléchie. L'objet de la préposition vient de l'ancien objet cliticisé du verbe infinitif.


(2) / Xizo y:rys tə-zit Xi Xwe:r /
elle.est heureux par.rapport.à son2 sœur
'Elle est heureuse en comparaison de sa sœur.'
Groix, Ternes (1970:316)


proposition > complémenteur

Un exemple de grammaticalisation transparente qui implique, outre la création d'une catégorie nouvelle, une réinterprétation d'un bloc syntaxique est le complémenteur paneve, panevet, panever créée à partir du complexe fléchi pa.ne.vez, 'quand.n'est.pas'.


(3) Panevet _ e oan trellet gant ar vezh em bije gwelet izeloc’h dezho.
si.ce.n.est _ R étais secoué par le 1honte R aurais vu bas.plus de.eux
'Si je n4avais pas été secoué de honte, j'aurais pu voir plus bas (que leurs épaules).'
Standard, Drezen (1990:36)


proposition > préposition

(4) [ kønøɥe:i ɥehɛ tʃəbə tʃəmɛn adət ]
Kenevezoñ 'vehe ket bet kement a dud. Vannetais (Kistinid), Nicolas (2005:34)
si.ce.n.est.lui serait pas eu autant de 1gens
'Sans lui, si ce n'était lui, il n'y aurait pas eu autant de monde.'


proposition > adverbe

On peut aussi penser à la proposition incise meus aon 'j'ai peur', qui a grammaticalisé en adverbe évidentiel: 'je crois, selon moi'.


(5) M-eus aon e ya d'ober eun tamm barr c'hoaz.
selon.moi R va de faire un morceau averse encore
'Je crois qu'il va faire encore une petite averse.'
Trégorrois, Gros (1984:158)


nom emprunté > postposition

L'étude de la grammaticalisation est aussi un champ très intéressant dans les études sur le bilinguisme, l'emprunt ou le code-switching, puisque ces phénomènes sont des sources importantes de grammaticalisation.


En (6), un emprunt transparent du nom route au français a servi de matériel lexical pour la création d'une postposition verbale - une catégorie qui n'existe pas en français.


(6) [ a pje:ɤ də po'fXãs ɤut ]
[... ha Pier da Po-Frans rut...]
... and Pyer de Po-Frañs away... Breton central, Wmffre (1998:59)


Echelle universelle de grammaticalisation

Il existe des hypothèses d'échelles de grammaticalisation qui seraient universelles, comme celles allant de nom à adposition ou affixe casuel (cf. Svorou 1994), ou de verbe à auxiliaire ou affixe temporel (cf. Kuteva 2001).


  • représentation schématique:
---onomatopées---nom---adposition------->
---verbe---auxiliaire---affixe temporel----->


On peut rajouter à cela, tout à gauche de l'échelle, les formations lexicales à partir de matériel non grammatical comme les onomatopées.


(3) An hik a zo ganin.
le hik R est avec.moi
'J'ai le hoquet.' Trégorrois, Gros (1984:395)


L'étude de la grammaticalisation pose le problème de l'articulation d'une langue en synchronie et en diachronie.

Typologie

Pour une typologie des processus de grammaticalisation à travers les langues, se reporter à Narrog & Heine (2018).


Bibliographie

autres langues celtiques

  • Willis, David. 2007. 'Specifier-to-head reanalyses in the complementizer domain: evidence from Welsh', Transactions of the Philological Society 105:3, 432–480.


horizons théoriques

  • Ben Hamad, Leïla. 2012. 'La grammaticalisation : bilan des études et perspectives de recherche', Studii de lingvistică 2:5-24. texte en pdf
  • Bisang, W. 1998, Grammaticalization and language contact, constructions and positions, Giacalone-Ramat, A. & Hopper, P. (éds.), 13-58.
  • Diewald, G. 2002, 'A model for relevant types of contexts in grammaticalization', Wischer, I. et Diewald, G. (éds.), 103-120.
  • Fischer, O., Norde, M. et Perridon, H. (éds.) 2004. Up and down the Cline: The Nature of Grammaticalization, Typological Studies in Language 59, John Benjamins, Amsterdam.
  • Greenberg, J.-H. 1991, 'The last stages of grammatical elements: contractive and expansive Desemanticization', Traugott, E.-C. et Heine, B. (éds.), Vol. I:301-314.
  • Heine, B., & Kuteva, T. 2002, World Lexicon of Grammaticalization, Cambridge University Press, Cambridge.
  • Hopper, P. & E. Traugott, 1993. Grammaticalization, Cambridge:Cambridge University Press.
  • Kronning, H. 1992. 'Coordination et subordination, aspects syntaxiques, sémantiques et pragmatiques', Banys, W., Bednarczuk, L. et Bogacki, K. (éds), Études de linguistique romane et slave - Hommage à Stanislaw Karolak, 359-379.
  • Kuteva, T. 2001, Auxiliation: An enquiry into the nature of grammaticalization, Oxford University Press, Oxford.
  • Narrog, Heiko & Bernd Heine (éds.), 2011. The Oxford handbook of Grammaticalization, Oxford:Oxford University Press.
  • Narrog, Heiko & Bernd Heine (éds.). 2018. Grammaticalization from a Typological Perspective, Oxford Studies in Diachronic and Historical Linguistics, Oxford University Press.
  • Svorou, S. 1994, The Grammar of Space, John Benjamins, Amsterdam-Philadelphia.
  • Van Gelderen, E, 2004. Grammaticalization as economy, John Benjamins.