Frontière linguistique

De Arbres

La frontière linguistique du breton est une notion géographique qui sépare les domaines où au moins une variété dialectale de breton est parlée, des aires géographiques où aucune variété de breton n'est parlée. La frontière linguistique du breton recule vers l'Ouest depuis plusieurs siècles.

La ligne Est du domaine brittophone est originalement appelée la ligne Sébillot (1878). Cette ligne trace globalement la limite Est de l'aire de pratique de la langue bretonne, les aires géographique de contact linguistique entre les locuteurs du breton et du gallo. De nombreux auteurs ont documenté l'évolution historique de cette ligne le long du XX°, où on constate que le français gagne du terrain au delà de la ligne (Dauzat 1929, Hemon 1930). Elle est finalement auscultée un siècle après Sébillot par Timm (1983), qui considère qu'elle est alors devenue largement illusoire.

Etant donné l'état nettement minorisé de la langue bretonne en Bretagne, cette frontière est plus facile à tracer de l'extérieur, en considérant les endroits où, avec certitude, la langue n'est parlée à une date donnée que comme langue d'immigration. La frontière entre le français et le breton, beaucoup plus que la ligne Sébillot, traverse les locuteurs bilingues et leurs pratiques (diglossie), et cisèle de longue date les espaces touristiques et urbains ainsi que les classes sociales, et dessine des îlots monolingues francophones dans les domaines brittophones.


Introduction

langues vs. identité

Il est important de distinguer les langues réellement pratiquées des constructions identitaires des locuteurs (sur la construction identitaire autour de l'opposition breton/gallo en Bretagne, se reporter à Diaz 2018).


la frontière traverse les locuteurs

Etudier la frontière linguistique avec le breton nécessite de penser les locuteurs comme potentiellement bilingues, ce qui se traduit rarement dans les visualisations cartographiques aux beaux à-plats de couleurs distinctes. La géographie scientifique des langues commence dans le cerveau de chaque locuteur. La diglossie des brittophones dessine des espaces sociaux auxquels le breton est associé, et surtout des espaces sosciaux d'où il est absent ou banni.

Le monolinguisme français a tellement progressé sur l'aire de pratique du breton au XX° siècle que la pratique monolingue du français ne trouve plus aucun type d'obstacles. Ne pas savoir, ne pas comprendre, ne pas pratiquer le breton est communément assumé par les citoyen.ne.s du lieu et leurs élu.e.s. En conséquence, la pratique du breton entre dans un statut de semi-clandestinité, où toute visibilité est le fruit d'une négotiation personnelle ou collective. Les locuteurs sont tous natifs du français et passent pour "parfaitement" monolingues quand ils s'expriment dans cette langue.

diachronie linéaire et saisonnalité

Quand on regarde l'histoire de la pénétration du français qui ouvre à sa pratique monolingue, la progression n'est pas partout linéaire. Elle est parfois cyclique. Il y a en particulier une saisonnalité associée aux reculs d'usage du breton, et pas seulement à sa frontière Est. Au XXI°, des locuteurs natifs de plus de 70 ans rapportent souvent avoir eu leur premier contact avec le français non pas à l'école vers 7-8 ans, mais l'été avec des enfants qui passaient seulement les vacances en Bretagne.

 Le Roux (1957:12-13)
 "Les campagnes bretonnes ne sont plus isolées comme elles l'ont été longtemps. Les nouveaux moyens de transport ont rapproché des centres les contrées les plus reculées, et amènent chaque année sur toute la côte bretonne et sur bien des points de l'intérieur des étrangers qui imposent plusieurs mois à la population l'usage du français."


Ausculter la frontière linguistique

La ligne Sébillot trace la frontière Est de l'aire de pratique du breton, indépendamment de si cette pratique est minoritaire ou majoritaire sur une commune donnée. Les critères ne sont cependant pas homogènes. Certains chercheurs marquent le point de bascule du breton au français dans la langue de catéchisme pour les enfants, la langue de prêche à l'église (Hemon 1930), dans leur propre possibilité à trouver des locuteurs vivants qui fournissent les données (ALBB, NALBB), dans la langue d'enseignement, ou encore dans la possibilité pour eux d'y parler la langue.


le moyen âge

Pour le moyen âge précoce et les époques antérieures, les témoignages sont rares et partiels. Le Glossaire du chevalier Arnold von Harff préconise de parler ce qui est du breton vannetais aux domestiques ou aux passants à Nantes en 1499, mais on ne sait pas dans quelle mesure cela reflète une réalité massive pour la population (le chevalier n'a passé que peu de temps sur place, et est, lui, natif du moyen allemand).

Reste la toponymie qui, lorsqu'elle montre du matériel breton (et non gaulois), indique clairement la présence installée de la langue sur un teritoire ou un micro-territoire. L'étude diachronique peut dater des noms de lieux malgré les déformations dues aux érosions morphologiques du breton, mais aussi malgré les distortions que des locuteurs non-brittophones y auraient imprimé. On retrouve des toponymes bretons aux alentours de Nantes et Rennes, comme les lieux-dits et villages en plou, pleu-, plo-.

D'Argentré (1588) trace la frontière côté brittophone des alentours de Binic jusqu'à Guérande, en évitant Loudéac, Josselin et Malestroit.


l'époque pré-moderne

Sébillot (1886) constate un recul de la frontière. Il la place sur une ligne allant de Plouha à Batz-sur-Mer. Ce retrait marque une extention du gallo.


la frontière au XX°

L'ALBB, l' Atlas Linguistique de la Basse-Bretagne de Le Roux (1924-1953), fournit une visualisation géographique de l'aire géographique où la langue bretonne est parlée, et de la frontière Est de cette aire (cf. carte des communes de points d'enquête).


Hemon (1930) lance pour Gwalarn en avril 1928 une enquête sur la langue des prêches et du catéchisme aux enfants dans toutes les paroisses de Basse-Bretagne. Il trouve un net différentiel entre les langues parlées aux enfants et les pratiques des adultes. La pratique religieuse en français progresse en tâche d'huile autour des zones où le français préexiste: sur la frontière linguistique, mais aussi autour des grandes agglomérations, et le long des côtes, sous l'effet de la pêche et du tourisme.


 Le Roux (1957:12-13)
 "Il y a [...] un recul net du breton au point de vue territorial. Belle-Isle-en-Mer, la presqu'île de Rhuys, celle de Quiberon, le golfe du Morbihan, les environs des villes importantes, divers points de la frontière franco-bretonne sont perdus, ou presque, pour le breton." 

Gourvil (1952) place la frontière Nord à Plouha, et sa limite Sud dans le Morbihan, à l'embouchure de la rivière de Pénerf, ce qui exclut Ambon et Damgan.

Le NALBB, le Nouvel Atlas Linguistique de Basse-Bretagne de Le Dû (2001), montre un recul vers l'Ouest des points d'enquête.


Bibliographie

  • D'Argentré, Bertrand. 1588. L'histoire de Bretaigne, des roys, ducs, comtes et princes d'icelle: l'établissement du Royaume, mutation de ce tiltre en Duché, continué jusques au temps de Madame Anne dernière Duchesse, & depuis Royne de France, par le mariage de laquelle passa le Duché en la maison de France, Chez Jacques Du Puys à la Samaritaine. texte.
  • Broudic, Fañch. 2016. 'La limite linguistique entre le breton et le gallo', Bécédia, texte.
  • Broudic, Fañch. 1997. À la recherche de la frontière. La limite linguistique entre Haute et Basse-Bretagne aux XIXe et XXe siècles, Brest, Emgleo Breiz. texte.
  • Buckley, Thomas. 1987. 'La frontière linguistique breton-gallo, dans les environs de Plouha', La Bretagne Linguistique 3, CRBC, 169-175.
  • Dauzat, Albert. 1929. 'La pénétration du français en Bretagne du XVIIIe siècle à nos jours', Revue de philologie française 41, 1–55.
  • Le Dû, Jean. 2001. Nouvel Atlas Linguistique de Basse-Bretagne, vol. I et II, Centre de Recherche Bretonne et Celtique, Université de Bretagne Occidentale, Brest.
  • Dubuisson-Aubenay. 1898. Itinéraire de Bretagne en 1636 d'après le manuscrit original, avec notes et éclaircissements par Léon Maître et Paul de Berthou, tome 1, Baudot, François-Nicolas (éd.), Société des Bibliophiles Bretons, Nantes. texte.
  • Hemon, Roparz. 1930. 'Enklask diwar-benn stad ar brezoneg e 1928', Levrenn gentañ al Levraoueg Keltiek Etrevroadel [Bibliothèque Celtique Internationale] 01, Gwalarn, Brest, 50 p.
  • Francis Gourvil, Francis. 1952. Langue et littérature bretonnes, Paris, Presses universitaires de France, coll. Que sais-je ?.
  • Sébillot, Paul. 1878. 'Sur les limites du breton et du français, et les limites des dialectes bretons', Bulletins et Mémoires de la Société d'Anthropologie de Paris 1-2, 236-247, texte.
  • Timm, L. 1983. 'The shifting linguistic frontier in Brittany', F.B. Agard, G. Kelly, A. Makkai, V.B. Makkai (éds.), Essays in Honor of Charles F. Hockett, Brill, Leiden, 443-457.