Ebet
'Ebet' est un item de polarité négative en passe de devenir dans la langue un quantifieur négatif.
Morphologie
'ebet' est accentué sur la dernière syllabe (Kervella 1947:48.I,II).
Distribution
à l'intérieur du DP
'Ebet' a une distribution fixe à l'intérieur du syntagme nominal: il apparaît après le nom nu qu'il modifie: [ N ebet ].
noms comptables
'ebet' ne peut modifier que les noms comptables. Par exemple, frouezh, 'fruits', n'est pas un nom comptable. Ce mot ne peut être modifié par ebet que si une opération lexicale ou morphologique le transforme en nom comptable.
(1) | N'eus | ( tamm )* | frouezh | ebet ken. | ||||||
NEG est | morceau | fruits | aucun plus | |||||||
'Il n'y a plus de fruits.' | standard, Kervella (1947:48.I,II) |
(2) | hep dibri | frouezen | ebet ken | ar rest | eus e vue. | |||||
sans manger | fruit.SG | aucun plus | DET reste | P POSS.3SGM vie | ||||||
'... sans manger de fruits (pour) le reste de sa vie.' | Leon, Perrot (1912:845) |
modification
Le nom nu peut être modifié (1).
(1)a. | heb | lavared | [ ger gaou | ebet] | ||||||
sans | dire | mot mensonge | ||||||||
'sans mentir' | trégorrois, Gros (1984:14) |
(1)b. | N'eus | [ tra | all | ebet ] | da ober. | |||||
N' E | chose | autre | P faire | |||||||
'Il n'y a rien d'autre à faire.' | sud Cornouailles, An Orignal, p.30. |
(1)c. | N'eus | [DP | kanenn e gwenedeg | moulet war follenn-distag | ebet] | e listenn Ollivier. |
NEG est | chanson en vannetais | imprimé sur feuille-détachée | aucune | sur liste Ollivier | ||
'Il n'y a aucune chanson en vannetais imprimée sur feuille volante dans la liste d'Ollivier.' | ||||||
vannetais standardisé, Guillevic (1998) |
dans la phrase
avec ou sans 'ket' ?
Chalm (2008:86), de Cap-Sizun, prescrit de ne pas utiliser 'ket' avec 'ebet', Cependant, on trouve facilement 'ket' avec 'ebet' dans d'autres variétés.
Kervella (1947:§234) note que lorsqu'un mot négatif (dont ebet) est utilisé, on se passe la plupart du temps de mettre ket.
'Ebet' apparaît avec une ou des marques multiples de la négation (cf. concordance négative), dans les domaines tensés (2) comme non-tensés (1).
(2)a. | Ar merc'hed | n' | o doa | lodenn | ebet | en aod | evit ar bezhin troc'h. | |||
DET femmes | NEG | 3PL avait | lot | P.DET grève | pour DET goémon coupe | |||||
'Les femmes n'avaient pas de lot pour le goémon de coupe.' | Léon, Mellouet & Pennec (2004:87) |
(2)b. | Ha den ebet all | ne | wele | ket | anezhi. | ||||
et homme aucun autre | NEG | voyait | NEG | P.3SG.F | |||||
'Et personne d'autre ne la voyait.' | |||||||||
Kore, | transcription de l'enregistrement de Pêr Bras en 1977 par Mona Bouzec |
fonctions
Ebet peut apparaître dans des groupes à fonction sujet (2b, 3), ou objet (1,2a).
Il apparait aussi communément dans dans adjoints.
(4) | ne fellas | ket gantan, | evit priz ebet, | kemer ar garg-ze. | ||||||||
NEG plut | NEG P.3SGM | pour prix 'ebet' | prendre DET charge-ci | |||||||||
'Il ne voulut à aucun prix prendre cette charge.' | Leon, Perrot (1912:659) |
Lorsque le DP en 'ebet' est en position sujet, il force l'auxiliaire eus.
auxiliaire eus
Les DPs contenant ebet sont indéfinis. En conséquence, comme tout sujet indéfini, ils s'utilisent avec la forme eus du verbe beza, 'être'
(4) | N’eus | buhez ebet | er paludoù-holen. | |||||||||
NEG eus | vie 'ebet' | dans.DET marais-sel | ||||||||||
'Il n'y a pas de vie dans les marais salants.' | Standard, Bremañ (223:14), ‘ar paludou-holen’ |
sémantique
La marque de négation qui accompagne ebet ne porte pas nécessairement sémantiquement de négation sur le verbe.
(3) | Pab ebet, | abaoue amzer an Ebestel, | ne c'houzanvas | ar pez | a c'houzanvas. | ||
pape aucun, | depuis temps DET apôtres | NEG endura | DET N | R1 endura | |||
'Aucun pape depuis les apôtres n'a enduré ce qu'il a enduré.' | |||||||
('il n'y a pas de pape tel qu'il a enduré...', vs. 'il n'y a pas de pape tel qu'il n'a pas enduré...') | Perrot (1912:388) |
effets de portée de 'ebet'
La position préverbale ou postverbale d'un DP en ebet n'est pas anodine.
pré-négation
Contrairement à ce qui est parfois noté, ebet ne doit pas absolument être c-commandé par la négation et peut apparaître en zone focale au dessus d'elle (Jouitteau 2005:88).
(5)a. | Ha | den ebet | n’en doa | bet | gouiet | eus pelec’h ‘oa hi debarket. | |
Et | personne ebet | NEG avait.3SG.M | été/eu | su | P où R était elle débarquée | ||
'Et personne ne sut (n'a eu su) d'où elle était venue.' | |||||||
Kore, transcription de l'enregistrement de Pêr Bras en 1977 par Mona Bouzec |
(5)b. | Dén erbet | ne | helle | ket | kleuet | er hlehier. | |||||||
homme aucun | NEG | pouvait | NEG | entendu | DET cloches | ||||||||
'No one could hear the bells.' | Vannetais, | Schapansky (1996:178) | |||||||||||
'Personne ne pouvait entendre les cloches.' |
présupposition
Schapansky (1996:179,180) remarque que les sujets en 'ebet' sont distribués différemment suivant qu'ils sont présupposés ou non. Les sujets présupposés sont préverbaux (3) alors que les sujets non présupposés apparaissent dans le champ postverbal, sous la portée de la négation.
Item de polarité négative ou quantifieur négatif
Les propriétés syntaxiques de 'ebet' sont partagées par deux items ebet bien distincts.
- Le premier (variété A) est un item de polarité négative marqueur d'emphase par extension de domaine (type 'au monde'). Il est alors restreint aux contextes négatifs.
- Le second (variété B) est un quantifieur négatif (type 'aucun' en français).
Ebet variété A
Dans une variété A (probablement la plus archaïque), 'ebet' n'est pas à proprement parler un mot négatif. La signification littérale de ebet est 'dans le monde' (Hemon 2000:§102, Schapansky 1996). Il est similaire en cela au français 'du tout' dans rien du tout, ou à l'anglais at all dans nothing at all (netra ebet). Il était initialement utilisé pour un effet d'emphase.
Dans cette variété A, la structure N'eus den amañ, (/neg E personne ici/ 'Il n'y personne ici') utilise une négation préverbale et un nom nu, den, et obtient le calcul sémantique de l'absence d'entité correspondant au prédicat. Sémantiquement, cette phrase est vraie si, dans le domaine défini par le contexte du locuteur (amañ, 'ici'), il n'existe aucune entité répondant aux caractéristiques d'une 'personne'. Ebet est alors utilisé pour produire un effet d'emphase: en effet, comme l'absence d'une entité ne connait pas de gradation, la seule façon de construire une emphase est d'étendre le contexte de cette absence. C'est sémantiquement ce que fait le postnominal ebet.
C'est ce 'ebet' qui est utilisé dans (2) est signalé clairement par Gros (1984:94) comme portant un effet d'emphase. On le retrouve en léonard en (3) dans un conte collecté par Gabriel Milin.
(2) | O! | n'eus ket | pemp bloaz | ebet | c'hoaz. | ||
exclamatif | NEG E NEG | 5 année | ebet | déjà | |||
'Il n'y a pas du tout cinq ans depuis', > 'ca ne fait pas cinq ans' | trégorrois, Gros (1984:94) |
(3) Ra vezo ama e-lec'h hon ti taouarc'h-ni eur maner eus ar re gaera, ha loened ha traou ennan...
...ha, war e dro, | kement hag a zo | e | nep maner | all ebet !... | |||
et P 3SG tour | autant C R est | dans | quelque manoir | autre 'ebet' | |||
'Que soit ici, à la place de notre maison de tourbe à nous, un manoir des plus beaux, | |||||||
avec bêtes et choses, et autour, autant de choses qu'il y en a dans tous les manoirs.' | |||||||
Leon, Milin (1924) |
Dans cette variété de breton A, ebet n'est pas un mot négatif.
Dans les exemples ci-dessus, on voit qu'il n'est pas restreint à la modification des noms nus (cf. pemp bloazh ebet, nep maner all ebet).
Son emploi négatif est restreint à la présence d'un autre élément négatif (un item de polarité négative), mais il ne contribue pas lui-même activement à la construction de la négation.
Dans cet emploi, il ressemble plus à ar béd dans l'interrogative suivante:
(4) | Peleh | ar béd | e-neus | klenket | ma | binviou? | |
où | DET monde | R.3SGM. a | rangé | POSS.1SG | outil | ||
'Où diable a-t-il rangé mes outils?' | trégorrois, Gros (1984:49) |
Horizons comparatifs
Il existe d'autres langues qui emploient des éléments qui signifient 'au monde', 'en éternité', 'dans ma vie' (comme l'espagnol en mi vida) pour un effet emphatique dans des contextes négatifs, surtout par rapport à une notion de temps. Néanmoins, il semble qu'il soit extrêmement rare que des expressions qui dénotent des unités maximales sur une échelle deviennent des déterminants. Le seul cas recensé dans la littérature est ar bith en irlandais qui signifie 'au monde' et qui s'est stabilisé en item de polarité négative :
(a) | Nior | labhair | sé | focal | ar | bith | ||
NEG | dit | il | mot | au | monde | |||
'Il n'a dit aucun mot.' | irlandais | Haspelmath (1997 : 229) |
Intérêt théorique en diachronie
Le PP 'er-bet' a évolué en modifieur postnominal et (du moins dans une certaine variété) fonctionne actuellement comme un déterminant négatif. Ce type d'évolution est rarement attestée à travers les langues.
A travers les langues, les mots négatifs tendent à provenir d'éléments qui dénotent des unités minimales sur une échelle, ou bien une seule entité. C'est notamment le cas en français avec pas ou personne.
La grammaticalisation d'un déterminant négatif à partir d'un syntagme prépositionnel offre une configuration rare en synchronie.
Ebet variété B
Dans une variété B de breton, (la plus récente), 'ebet' est un quantifieur existentiel négatif du type de 'aucun' en français. Trépos (2001:248) témoigne de cette évolution: il traduit 'ebet' par 'du tout', 'au monde', mais signale qu'il "a pris le sens de aucun'.
Dans cette variété de breton B, ebet est un mot négatif qui contribue à la construction de la négation. Ebet de variété B peut apporter seul la négation sémantique dans la phrase (Kudenn ebet! /problème aucun/, 'Pas de problème!').
Ce ebet contraste clairement avec celui du breton A (cf. ca ne fait pas (*aucun) cinq ans). Il n'est pas restreint à un effet d'emphase particulier.
Il est possible que les variétés A et B soient en concurrence à l'intérieur du système d'une seule langue en évolution (rapide), mais il est aussi possible que les variétés A et B soient des marqueurs de dialectes/idiolectes différents (breton A et breton B). Dans ce dernier cas, on doit envisager la possibilité que des locuteurs donnés puissent être bilingues dans ces deux variétés de breton...
La variété B est très logiquement favorisée par les francophones pour qui le breton est une langue seconde, et qui importent directement les paradigmes de 'aucun' en français.