Démographie, nuptialité et brassage dialectal en Basse-Bretagne

De Arbres

A l'échelle d'une société, le choix du conjoint et les facteurs qui influencent ce choix ont un impact sur la variation dialectale d'une langue, car ils présentent les (au moins) deux variétés dialectales disponibles pour l'acquisition du langage par la prochaine génération.

Dans cet article, je rassemble les sources concernant la nuptialité en Basse-Bretagne au tournant de la révolution démographique, du XIX° au XX°, afin d'appréhender son impact sur la diversité dialectale dans les foyers, et par là de la variation dialectale.


L'endogamie comme système de brassage géographique

La révolution démographique au tournant de l'ère industrielle implique, partout en Europe, le passage de systèmes où l'endogamie est fortement présente à des systèmes massivement exogames. La Bretagne ne fait pas exception, mais sont passage à l'exogamie est plus tardif. L'endogamie y a été assez forte, avec des records européens.


l'éclairage des généticiens des années 50

De façon détournée, les études de génétique des populations des années cinquante, qui s'appuyaient sur les documents d'archives des mariages et les consanguinités déclarées aux évêchés, peuvent nous renseigner à la marge sur les brassages inter-dialectaux induits par le mode de formation des familles.

Sutter & Tabah (1955) ont comparé les origines de conjoints des deux départements du Finistère et du Loir-et-Cher du XIX° et du début du XX° selon que les unions ont nécessité une dérogation religieuse pour des raisons de consanguinité (du premier degré aux cousins au sixième degré). Ils considèrent que la persistance de l'endogamie est caractéristique des départements bretons. Ils comptent, pour 1911, 4,5% d'unions consanguines en Finistère. Chaque guerre provoque à sa suite une petite poussée endogame, et les unions consanguines dépassent les 6% juste après la première guerre mondiale. Dans l'entre-deux guerres, elles se stabilisent autour de 2 ou 3 %, puis descendent à 2,9% en 1942 et enfin à 0,6% en 1949.

Dans le cadre d'une recherche linguistique, ce qui nous intéresse est la corrélation géographique des pratiques nuptiales. Géographiquement donc, ces unions consanguines induisent un principe d'anti-localité. Sutter & Tabah (1955) ont en effet montré que l'endogamie est corrélée avec une aire de choix des conjoints plus grande de quelques kilomètres que dans les unions non-consanguines. Plusieurs dimensions sociologiques peuvent expliquer ces faits. Le tabou incestueux rend plus acceptable le choix d'un conjoint d'extraction familiale si celui-ci provient culturellement d'une zone différenciée. Ce type de choix est rendu possible par un mode de sociabilisation rural en famille élargie, entre "cousins à la mode de Bretagne", où les familles voyagaient assez loin de chez elles pour des noces familiales, fournissant ainsi de rares occasions de sociabilisation non-religieuses pour les jeunes gens. Dumont (1890:425) note à Fouesnant fin XIX° que les noces sont "l'occasion de repas prolongés pendant plusieurs jours. On y chante encore un peu et l'on danse au son du biniou".

Sutter & Tabah (1955) notent que l'endogamie a diminué fortement dans la première partie du XX°, mais cet évènement coïncide avec une extension de l'aire géographique de choix des conjoints encore plus forte, due à l'industrialisation, l'émigration, l'augmentation des moyens de transports, etc. Sutter (1958:245) note en Finistère une chute significative du pourcentage de mariés domiciliés dans la même commune entre 1911-1912 (46,2%) et 1951-1953 (29%), ainsi qu'une chute des mariages endogames. Si les brittophones se comportaient maritalement comme l'ensemble de la population finistérienne, cette période a été une période de brassage des dialectes bretons à l'intérieur des familles.


célibat tardif, célibat définitif

L'influence des mariages mixtes inter-dialectes est contrebalancée par les mariages non-mixtes, mais elle est aussi contenue par la part de célibat. Selon Dumont (1890), le Finistère est remarquable en ce que "presque tous les mariables sont mariés", ce qu'il contraste avec le département des Côtes-du-Nord où la natalité chutait à la suite de la nuptialité.

La littérature du XIX° et du début du XX° compose l'image d'une société où l'accès au mariage n'est pas un droit individuel indépendant du tissu familial. Des célibats tardifs voire définitifs peuvent par exemple être provoqués par un aîné qui ne se marie pas pour cause d'études (Ar Floc'h 1937-1938).

Diachronie

Dumont (1890) rapporte qu'avant la Révolution, les cérémonies de mariages comportaient des simulacres d'enlèvement.

Bibliographie

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  • Le Fur-Le Douget, Annick. 2012. Famille, communauté villageoise et violence : la société rurale finistérienne face à la justice (1815-1914).
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