Duel

De Arbres

Le breton, au moins depuis l'époque du vieux breton, a un nombre duel qui s'oppose au singulier et au pluriel. Ce phénomène du duel en breton est traité dans de nombreuses grammaires descriptives (Hingant 1868:§22, Hemon 1995:§49, Favereau 1997:§ 88-99...).

Le duel en breton est lexicalement restreint, et montre un accord en genre. En (1), le préfixe /dju/ est féminin, comme l'est le nom brec'h 'bras' qu'il quantifie.


(1) Biken n'em-bije eiz breh, na peder diouvreh.
jamais ne R.1SG-aurait 8 bras ni 4 21.bras
'Je n'aurai jamais 8 bras ni quatre paires de bras.'
Standard, Bodenes (2009:7)


Le duel peut former des composés avec une racine nominale ou un prédicat, avec un effet sémantique différent dans les deux cas.


Morphologie

Le duel est intégré à une racine sous deux formes mutuellement exclusives: l'une masculine (daou-, daw-), l'autre féminine (div-, diou-, diw-). Ce choix dépend du genre de la racine.


accentuation

Le préfixe du duel, comme les cardinaux correspondants, fonctionne comme un préfixe selon les règles de l'accentuation (Hemon 1995:§280).

Devant les monosyllabiques, le duel prend l'accent de mot (Favereau 1997:§89). Il est donc intégré au mot, au moins au niveau prosodique.


mutation

Le duel entraine une mutation consonantique, la lénition, sur la racine sur laquelle il s'affixe. La mutation provoquée à l'intérieur du composé nominal par le duel peut se répercuter sur l'adjectif post-nominal. En (2), le nom tête est lagad, sur lequel la lénition ne se voit pas. On voit que la lénition est transmise à l'adjectif glas 'bleu' malgré sa non-réalisation phonologique sur le nom tête.


(2) daoulagad c'hlas, daou lagad glas
21.œil1 bleu deux œil bleu
'yeux bleus' Favereau (1997:§99)


dérivation

Un nom marqué pour le duel peut à son tour être sélectionné par un suffixe morphologique. On obtient ainsi des dérivés verbaux ou adjectivaux. Press (2010:452) donne daougornek 'avec deux cornes, bigorne'.


(3) ul loen daoudroadek
article NOM [[21.NOM]-Adjectif]Adjectif
un animal [[deux1.pied]-eux]Adjectif
'un animal bipède', c.a.d. qualifié par le fait d'avoir deux pieds


Le genre du morphème duel est déterminé par le genre de la racine sur laquelle il s'affixe, et non pas par le genre du nom tête du groupe nominal.


(4) ar c'helenn divyezhek
article 1NOM.♂ [[2♀1.NOM.♀]-Adjectif]Adjectif
le 1enseignement.♂ [[deux1.langue.♀]-eux]Adjectif
'l'enseignement bilingue' Standard, Ménard (2012:§ 'bilingue')

variation dialectale

La prononciation des morphèmes masculins et féminins sont documentés de dialecte en dialecte dans les cartes de l'ALBB (cf. cartes 228 et 217).

Favereau (1997:§92) signale qu'en Poher, on distingue morphologiquement le cardinal morphème libre féminin div et le morphème dépendant di-.

he diskouarn 'ses oreilles', vs. he diwskouarn ou he diw skouarn ses deux oreilles


Les noms prenant le duel

inventaire

paires corporelles

Les cas de duel prototypiques concernent les paires inséparables, car corporelles.


(1) Ne vezo nepred a-walc'h a-zivrec'h evit troc'hañ ha dastum an eost.
ne sera jamais assez de.duel1.bras pour couper et récolter le moisson
'Jamais il n'y aura assez de bras pour faire la moisson.'
Trégorrois, Berthou (1985:78)


Plourin (1982:550) relève quelques exemples de duels à Langonnet et Saint Servais:

diwaskell 'les (deux) ailes', diwchod 'les (deux) joues', diwskouarn 'les oreilles'
diwskoaz 'les épaules', diwvrec'h 'les bras', daouzorn 'les mains'
diwc'har/diwesker 'les jambes', daoulagad 'les yeux', diweuz 'les lèvres'
diwvorzhed 'les cuisses'

Favereau (1997:§88, 90, 92):

di(w)vronn 'les seins', diwjod, diwchot 'les joues'
daouilin 'les coudes', diwfroen 'les narines', diwgazel 'les aisselles'
daoulin 'les genoux', penn-daoulin 'les sommets des genoux'...

Menard & Kadored (2001):§'daou-'):

daoulinañ 's'agenouiller'


Ces cas de duel sont très courants et présents dans tous les dialectes, comme illustré par de nombreuses cartes de l'ALBB:

'genoux', carte 228; 'jambes', carte 217; 'mains', carte 175


On peut aussi exprimer des paires d'éléments corporels qui ne vont pas prototypiquement par paires:

daoubennek, 'bicéphale' (Kervella 1995:§879)


Le marquage des paires par le duel laisse au pluriel simple une possibilité d'être emprunté pour un autre usage lexical (Plourin 1982:550):

daouzorn 'les mains' mais dornioù 'anses de panier'
diwvrec'h 'les bras' mais brec'hioù 'les brancards'
daoulagad 'les yeux' mais lagad 'les yeux dans la soupe'
diwskouarn 'les oreilles' mais skouarn 'versoirs de charrue'

Favereau (1997:§98):

diwvorzhed 'les cuisses' mais morzhedoù hoc'h 'cuisseaux de porc'
diwskoaz 'les épaules' mais skoazioù 'les épaules (de mouton)'

paires inanimées

Le Gonidec (1850:19) remarque que les noms de parties corporelles, lorsqu'elles sont utilisées de façon imagée pour des inanimés, prennent des pluriels réguliers (brec’hiou ur c’hravaz 'les bras de la civière', lagadou al léaz 'les ampoules du lait', skouarnou ar pod 'les anses du pot', treid ann daol 'les pieds de la table'). Les objets qui vont prototypiquement par paires car ils sont attachés à un membre du corps dont le nom prend un duel ont aussi des pluriels réguliers. On a troad 'pied' daoudraod 'deux pieds', mais loer 'chaussette' a son pluriel en loeroù (cf. aussi 'chaussures', dans la carte 98 de l'ALBB).

Il existe des inanimés qui prennent un préfixe de duel. Favereau (1997:§95) signale quelques duels d'objets; daouwenneg 'deux sous' ou divac'h 'double croc'. Le dictionnaire de Menard & Kadored (2001:§'daou-'/§'div') donne quelques paires d'inanimés de noms abstraits:

daoubik 'double point' (' : ')
divyezh 'deux langues', divyezhegezh 'bilinguisme'
gerioù divsyllabennek 'mots bisyllabiques'


productivité et diachronie

On observe un système qui a pu être autrefois productif et sémantiquement motivé, mais qui est en l'état non-productif. Le Gléau (1973:48) considère que le duel est "rarement obligatoire".

Il n'a pas non plus de systématicité sémantique. Motiver l'existence du duel sur le nom troad 'pied' par la présence sémantique de deux entités couplées dans le monde prédirait que les objets attachés à ces membres ('chaussures', 'chaussettes', 'semelles', etc.) reçoivent eux-aussi automatiquement un nom avec un duel, or ce n'est pas le cas.

L'érosion du système morphologique du duel a progressé plus vite globalement sur les noms inanimés. On observe un système qui continue de s'éroder. Certaines 'paires naturelles' comme des morceaux du corps perdent leur duel dans la langue, sous la concurrence d'un pluriel régulier (cf. Hemon 2000:§26, Favereau 1997:§91, ou en anglais Hemon 1995:§49). On dit aujourd'hui plutôt pens que daoubeñs ('les fesses'), fronell plutôt que diwfronell ('narines'), muzell plutôt que diwvuzell ('les lèvres'), ilin plutôt que daouilin (les coudes')... Un pluriel simple est utilisé dans le cas de loeroù 'bas', botou 'sabots', mais aussi treid 'pieds' (Trépos 2001:93).

syntaxe du nom duel

accord

Pour l'accord verbal, le nom duel est un pluriel régulier. Ce ne serait pas le cas si le duel était un classifieur signifiant littéralement 'paire de X'.


(1) Ho taouarn n'int ket net.
votre3 2.main ne sont pas net
'Vos mains ne sont pas propres.' Favereau (1997:§96)


reprise anaphorique

Les reprises anaphoriques d'un nom duel sont marquées au pluriel.


(2) He diouskouarn n’int ket ken braz-se anezo.
son1 2.oreille ne' sont pas aussi grand-ci P.eux
'Elle n'a pas de si grandes oreilles que ça.'
Plozévet, Goyat (2012:188)


(3) Pe liv eo e zaoulagad? - Du int.
Quel couleur est son 2.oeil - noir sont
'De quelle couleur sont ses yeux? - Ils sont noirs.'
Favereau (1997:§96)


concordance plurielle dans le groupe nominal

Goyat (2012:188) note que l'adjectif prénominal mell 'grand', qui prend des marques de concordance avec le nom qui le suit, apparaît au pluriel devant un duel. Il donne:


(4) Mellou daoulagad du dezañ.
grand.PL 2.œil noir à.lui
'(Il a) de grands yeux noirs.'
Plozévet, Goyat (2012:188)


déterminant singulier, un daoulagad

Le déterminant indéfini singulier peut précéder le nom duel, au moins dans le cas de daoulagad (Kervella 1947:§346 citant Roc'halan, Press 1986:65, un daoulagad du en e benn, Kergoat & al. 1989:33, Favereau 1997:§97).

Kervella précise que la plupart du temps, le déterminant précède le nom duel si le pronom pluriel re 'paire (de)' les sépare.


Kervella (1995:§346), citant Roc'halan.
(1) Un daoulagad leun a zouster hag a garantez a skede en he fenn.
un 2.œil plein de1 douc.eur et de1 amour R1 brillait dans son2 tête
'Son visage rayonnait d'un regard plein d'amour et douceur.'


Le même article singulier est disponible devant un nom collectif, malgré le fait que les collectifs soient syntaxiquement pluriels. Rezac (c.p.) note aussi le parallèle avec la possibilité de mettre l'article indéfini devant des pluriels comme ur geriennoù bennak (cf. Kergoat & al. 1989:41, Favereau 1997:§36).


(2) Eun daoulagad glaz, eur bleo bloundin
un 2.œil bleu/vert un chevelure blond
'Des yeux clairs, une chevelure blonde'
Léon (Bodilis), Ar Floc'h (1922:347)


On trouve la même donnée un daoulagad à Plozévet où la traduction suggère que cette structure y est attachée à une structure informationnelle particulière.


(3) eun daoulagad du dezañ.
un 2.œil noir à.lui
'(Il avait) un de ces regards noirs.'
Plozévet, Goyat (2012:188)


sémantique du duel

le pluriel du duel

Avec une marque du pluriel, le duel est calculé sémantiquement. On obtient alors une multiplicité de paires.

Tous les noms contenant un duel peuvent être à leur tour mis au pluriel (ang., Hemon 1995:§49):

(1) gedon gant diskouarnioù hir,

lièvres avec 2.oreilles long
'des lièvres aux longues oreilles', Favereau (1997:§96)


Le pluriel n'est pas obligatoire sur le nom préfixé du duel. En (2), le pluriel sur dezho indique plusieurs entités animées, qui sont chacunes pourvues de deux yeux. Le pluriel n'apparaît que sur le nom intensifieur pezh.


(2) Peziou daoulagad dezo o selled ouzin-me.
morceaux 2.yeux à.eux à4 regarder à.moi-moi
'me regardant avec de grands yeux'
Trégorrois, Gros (1970:154)


duel non-calculé

On trouve aussi des environnements où le duel n'est pas calculé sémantiquement. Dans l'expression 'une paire de' suivie d'un duel, la paire n'est calculée qu'une fois.


(3) Ur re zaoulagad / tri re zivskouarn. (Kervella 1995:§346)
un paire1 2.oeil 3 paire1 2.oreille
'Une paire d'yeux, trois paires d'oreilles.'
= 2 yeux, 6 oreilles, et non pas 4 yeux, 12 oreilles


Lors de la collecte de l'ALBB au début du XX°, Le Roux relève à Groix et à Quiberon la traduction du singulier 'aile' avec un duel (carte 15). Partout ailleurs, le singulier est traduit sans cette marque du duel.

structure informationnelle

Le duel peut recevoir l'accent de mot mais il ne semble pas pouvoir recevoir l'accent de phrase de focus. La focalisation requiert l'usage du cardinal 2.


(Gros 1984:183) oppose ainsi:

Kerz da walhi da zaouarn, 'Va te laver les mains.'

et

Kraoñ am-oa bet digantañ leiz ma daou zorn, 'J'avais reçu de lui des noix plein les deux mains.'


 Goyat (2012:187)
 "Lorsque la volonté d’insister sur les deux éléments de la paire se manifeste, on emploie le numéral suivi du nom et non le duel [...].
 
 Exemple :
 [ˌkroɡ a'barz ɡa u 'tow zorn]
 Krog e-barz gand ho taou zorn 
 'Prends-le à deux mains' ou 'Prenez-le à deux mains'  "

locutions

Certaines locutions utilisent le cardinal 2. Il est alors difficile de savoir s'il s'agit de composés ou d'un cardinal morphème libre.

(Favereau 1997:§89):

an daou bried, 'les deux époux'
daou benn ar vazh, 'les deux bouts du bâton'
en daou du d'an hent, 'les bas-côtés de la route'

Les prédicats prenant le duel

Lorsque le duel modifie un prédicat désignant une action, (verbe ou adjectif), le résultat de l'opération sémantique n'est pas une paire d'entités (action actée deux fois), mais:

- une action unique doublée en quantité/intensité.

ou

- une action unique diminuée de moitié en quantité/intensité.


(1) Daou-gementiñ a ran ar gopr.
21-[ autant.V] R fais le paie
'Je double la paie.' Standard, Kervella (2002:30)
(≠ 'je mesure deux fois la paie' )


(2) N'emañ ket ar hiz da zaoulammad d'ar gêr dioustu evel ma vezer arru.
ne1'est pas le 1coutume de1 2-sauter à'le 1maison de.suite comme que4 est arrivé
'Ce n'est pas l'habitude de retourner au galop à la maison aussitôt qu'on est arrivé.'
(≠ ... de retourner deux fois à la maison/ de faire un aller/retour)
Trégorrois, Gros (1984:52)


Le cardinal peut avoir trait au résultat ('en deux'):

daoublegañ 'plier en deux', daouhanteriñ 'couper en deux', Kervella (1995:879)
daousouket edan hor samm … 'pliés à demi sous notre charge', Vannetais, Herrieu (1994:78)
daoudortet, daougrommet 'tellement tordu que plié en deux', Menard & Kadored (2001:§'daou-')


Le cardinal peut intensifier le prédicat:

daoulamm 'saut qui compte double', Menard & Kadored (2001:§'daou-')
Daouiliniñ ne c'hell ket., 'S'agenouiller (des deux genoux), il ne peut pas.', Vannetais, Herrieu (1994:105)


Le statut de duel des prédicats doit être relativisé au vu de (4), qui montre que d'autres numéraux cardinaux peuvent s'incorporer dans les verbes.


(4) Pevarlammat a raen e-giz unan difelc’het.
4.sauter R faisais comme un dératé
'Je galopais comme un dératé.'
Standard, corrigé CAPES 2005. traduction de Hanotte, X. 2000. Derrière la colline, Belfond.


Horizons comparatifs

De nombreuses langues du monde ont, comme le breton, des morphèmes du duel. En égyptien, le duel est aussi marqué pour le genre.


(1) nb-∅ tᴈ-wy
maître-M.SG pays-duel.masculin
'maître des deux pays' Egyptien, Gardiner (2017:640)


Le duel existe en français aussi. Le préfixe bi- est très restreint. L'interprétation de réciproques singuliers comme l'un l'autre ou l'une l'autre implique la notion de duel dans son calcul, mais n'a pas de morphologie dédiée.


Terminologie

Kervella (1947) utilise le terme niver daou.

Bibliographie

  • Costaouec, D. XXXX. 'Affixe ou modalité ? Le cas du singulatif et du duel en breton', Actes du Colloque en hommage à B. Vardar, Université d’Istambul.
  • Hemon, R. 2000. Yezhadur istorel ar Brezhoneg/Dictionnaire historique du breton, Hor Yezh. [ ed. 1958 - 1978, Preder, La Baule].
  • Kentel, P. C. 1950. Thèse inédite sur le duel en Breton, Paris, Sorbonne.
  • Kervella, F. 1995 [1947]. Yezhadur bras ar brezhoneg, 1947 édition Skridoù Breizh, La Baule ; 1995 édition Al Liamm.
  • Plourin, J.Y. 1982. Description phonologique et morphologique comparée des parlers bretons de Langonnet (Morbihan) et de Saint-Servais (Côtes-du-Nord), thèse de doctorat, Université de Rennes II. (p.550-551)
  • Trépos, P. 2001 [1968, 1980, 1996], Grammaire bretonne, 1968 edition Simon, Rennes.- 1980 edition Ouest France, Rennes; 1996, 2001 edition Brud Nevez, Brest.


horizons comparatifs

  • Blanc H. 1970. 'Dual and pseudo-dual in the Arabic dialects', Language 46-1, 42-57.
  • Fontinot C. 1969. Le duel dans les langues sémitiques, Bibliothèque de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège, Paris.
  • Gardiner, Shayna. 2017. 'What's mine is yours: Stable variation and language change in Ancient Egyptian possessive constructions', Canadian Journal of Linguistics/Revue canadienne de linguistique, 62(4): 639–660.
  • Heinecke, J. 2001. 'Is there a category of Dual in Breton or Welsh', Journal of Celtic Linguistics 7:85-101.
  • Tobin Y. 2005. 'Le duel en hébreu : catégorie grammaticale et/ou lexicale?', Faits de langue 26, 129-146.
  • Stepanov, Arthur & Penka Stateva. 2018. 'Countability, agreement and the loss of the dual in Russian', Journal of Linguistics 54:4, 779-821.