Doublage des marques de singulier sur les noms

De Arbres

Présentation

Si le breton présente du doublage syntaxique et morphologique des marques du pluriel, il double aussi les marques du singulier. Je commence par présenter le morphème singulatif.

Le morphème Singulatif

En breton comme en français, l’ajout de morphologie plurielle sur les noms massiques ou collectifs est possible, et obtient la lecture « différentes sortes/parties/classes de ».

Kervella (1947 :§337) appelle cette forme le « pluriel général » (liester dre vras) .

lectures du pluriel des noms massiques et collectifs

sens collectif massique racine + PL sens obtenu
(1) a. ‘herbe’ geot geot-où des herbes, différentes sortes d’herbes
b. ‘eau’ dour dour-ioù des eaux, différentes sortes d'eau

Toujours comme en français, on peut individuer, isoler une sous-unité sémantique d’un nom massique en ajoutant des classificateurs au nom. Cette sous unité sémantique obtient un objet sémantique singulier qui peut ensuite être pluralisée.

lectures du pluriel des noms massiques et collectifs

collectif massique racine + classificateur individuant pluralisation sens obtenu
(2) a. ‘(du) bétail’ une tête de bétail des têtes de bétail pluriel d'entités distinctes
b. '(du) sel' une pincée de sel les pincées de sel pluriel d'entités distinctes
c. '(de la) salade' un pied de salade les pieds de salade pluriel d'entités distinctes
d. ‘(du) pain’ un bout de pain les bouts de pain pluriel d'entités distinctes

Cependant, en breton comme dans les divers dialectes de l’arabe ou le berbère, l’individuation sémantique illustrée ci-dessus peut aussi être obtenue par l’ajout d’un suffixe morphologique spécialisé, le ‘singulatif’ . Ce composé morphologique aussi peut ensuite être pluralisé (3)a. et (3)b.


pluralisation sur morphème singulatif

sens collectif massique racine + SG sens obtenu [racine + SG] + PL sens obtenu
(1) a. ‘herbe’ geot geot-enn brin d'herbe geotenn-où des brins d'herbe
b. ‘eau’ dour dour-enn un liquide, une sécrétion dourenn-où liquides, sécrétions

Sémantiquement, l'opération en (3) a. a obtenu une individuation, une sous-partie, alors qu'en (3)b., la lecture obtenue est 'sorte de'.

Le singulatif morphologique

Le singulatif –enn [εn] est un morphème dérivationnel suffixé à un radical libre de catégorie nominale ou adjectivale. La première propriété curieuse du singulatif est qu’il montre à la fois des propriétés de la dérivation et des propriétés de la flexion (Stump 1989 :272). La suffixation d’un singulatif est exocentrique, propriété de la dérivation : cette opération change le genre d’un nom massique de masculin en féminin , ou peut transformer un adjectif en nom (koant-enn ; joli-SG = jolie femme). Cependant, le suffixe peut apparaître après la flexion plurielle (stered-enn, étoiles-SG), ce qui est une propriété flexionnelle. Les radicaux auxquels le singulatif s’affixe peuvent aussi être eux-mêmes des dérivés (adjectifs dénominaux et noms déverbaux) . Je décris ci-dessous les effets sémantiques de l’individuation sur ces différents radicaux. L’individuation obtient sémantiquement une unité à partir d’un nom massique ou à partir d’un nom collectif. Ce processus est productif . 4) a. kouevr-enn b. logod-enn cuivre.MASS - SG souris.COLL-SG un morceau de cuivre une souris

Lorsque le singulatif s’affixe sur un radical déverbal [V-NOM]-SG, l’opération d’individuation modifie l’aspect du verbe nominalisé et obtient ‘action de V opérée une fois’.

5) a. gervel galv-ad-enn b. skubañ skub-ad-enn appeler appel balayer coup de balai

6) a. bale bale-ad-enn b. frapañ frapadenn marcher promenade tirer à soi saccade

Lorsque le singulatif nominalise un adjectif, l’opération obtient sémantiquement ‘une unité ayant la propriété d’être Adj’. Ce composé est productif .

7) koant-enn gaonac’h-enn joli-SG stérile-SG unité ayant la propriété d’être beau/belle unité ayant la propriété d’être stérile une jolie fille une vache stérile

8) glaz-enn Bigoud-enn vert-SG bigoudain-SG unité ayant la propriété d’être verte unité ayant les propriétés du pays bigouden un champ vert une bigoudaine

Cette base adjectivale peut elle-même être dérivée d’un nom : le nominalisateur singulatif s’affixe alors à un adjectif lui-même dérivé d’un nom. Le composé, productif , signifie alors unité ayant les propriétés prototypiques de N :

9) kalon-enn cœur-SG C unité ayant les propriétés prototypiques d’un cœur

10) golo-enn couverture-SG C unité ayant les propriétés prototypiques d’une couverture

11) sparl-enn barre/levier-SG C unité ayant les propriétés prototypiques d’une barre, levier barette (ou, par extension, femme portant barette)

12) lagad-enn œil-SG C unité ayant les propriétés prototypiques d’un œil œilleton

Dans tous les cas ci-dessus, le radical, quel que soit sa catégorie, est syntaxiquement singulier. Il est donc faux de prétendre que la motivation fonctionnelle du morphème dit ‘singulatif’ est de rendre un radical syntaxiquement singulier. Sa motivation fonctionnelle est-elle alors uniquement sémantique ? Une telle hypothèse devrait rendre compte du fait que le singulatif peut se trouver après un pluriel oublié (Kervella 1947 :§846), auquel cas il n’est plus individuant en synchronie.

13) kana-ou-enn louza-ou-enn kela-ou-enn chant-(PL)-SG plante-(PL)-SG info-(PL)-SG chanson médicament magazine d’information

Ce morphème n’est par ailleurs pas restreint aux radicaux syntaxiquement singuliers : le radical auquel le singulatif s’ajoute peut aussi être syntaxiquement pluriel. 7.2.2. [Radical pluriel ] +singulatif

Le morphème singulatif peut se trouver après un pluriel productif, comme le pluriel interne en (18).

14) singulier pluriel interne + singulatif brell ‘maquereau’ brilli brilli-enn bran ‘corbeaux’ brini brini-enn tred ‘étourneaux’ tridi tridi-enn


Le composé singulatif, quel que soit son radical, est ensuite disponible pour d’autres opérations morphologiques régulières (affixation du diminutif -ig, du collectivisant -eg, etc. cf. Kervella 1947 :§846). Parmi ces opérations, l’affixation d’une morphologie plurielle est possible, quoique peu productive.

7.2.3. [Radical + singulatif ] + pluriel

Le composé [radical + singulatif] peut à son tour être pluralisé par l’ajout de la morphologie plurielle régulière –où, obtenant une forme que Kervella (1947 :§337) appelle le « pluriel défini » (liester strizh). La morphologie du pluriel traite ici le composé singulatif comme un nom singulier régulier.

15) korz-enn-où geot-enn-où roseau.COLL-SG-PL herbe.MASS-SG-PL tiges, tubes brins d’herbe

16) koumoul-enn-où logod-enn-où nuage.COLL-SG-PL souris.COLL-SG-PL nuages souris

Les composés obtenus peuvent donc être extrêmement complexes. En (21), on a sémantiquement une base massique multipliée (lecture plusieurs sortes ?), puis individuée (un individu parmi les plusieurs sortes de poisson), puis multipliée (plusieurs individus parmi les plusieurs sortes dont les propriétés sont celles des poissons). Le passage de ‘poisson’ au sens strict à ‘poisson ou fruits de mer en général’ semble de plus induire une étape supplémentaire dans le complexe morphologique : une transformation de ‘pesked’ en adjectif comme en (11), qui est ensuite nominalisé par affixation du singulatif comme en (16). Syntaxiquement, on a une base au masculin singulier pluralisée qui est marquée féminin singulier par le singulatif, puis féminin pluriel par le pluriel en –où. La situation est la même avec le nom collectif en (22), à part que le radical est syntaxiquement pluriel, ce qui donne in fine trois marques du pluriel dans le même composé.

17) pesk pesk-ed pesk-ed-enn pesk-ed-enn-où poisson.MASS N.MASS-PL N.MASS-PL-SG N.MASS-PL-SG-PL (du) poisson (des) poissons poisson/coquillage poissons/coquillages /crustacés /crustacés

18) ster ster-ed ster-ed-enn ster-ed-enn-où étoile.COLL étoile.COLL-PL étoile.COLL-PL-SG étoile.COLL-PL-SG-PL étoiles étoile (unité) gerbe d’étoiles

Enjeu Théorique

L’enjeu théorique est réel : une approche fonctionnelle des marquages morphologiques suppose que les marquage morphosyntaxique suit les besoins de l’interprétabilité. Cette hypothèse ne peut cependant pas prédire un doublage morphologique de marques de type sémantiquement diamétralement opposé comme les marques du singulatif et du pluriel.

La littérature générativiste préoccupée de comparaison typologiques, cite les articles de Anderson (1986) et Stump (1989) depuis 15 ans comme soulevant un débat très actuel en linguistique (cf., dernièrement, entre autres, le projet de recherche Veni award de Jenny Doetjes, U. Leiden & projet sur la pluralité verbo-nominale dirigé par P. Cabredo-Hofherr UMR 7023).

Documentation de la variation dialectale

Il existe quelque documentation de la répartition dialectale du singulatif –enn dans l’ALBB (Le Roux 1924-1953).

La carte 385 illustre la répartition géographique des formes pour ‘chienne’ au singulier syntaxique et au pluriel sémantique (apparition après un cardinal) : on y voit que l’apparition du singulatif -enn est alors restreinte au sud de la Cornouaille. Cependant, les dérivations telles que (21) et (22), ainsi que le contenu sémantique exact afférent à chaque pas de la dérivation sont extrêmement sous-documentés, et la variation dialectale n’est pas actuellement prise en compte dans les discussions théoriques concernant ces constructions.

Spécialistes référents pour cette fiche thématique de collectage

Paolo Acquaviva

Jenny Doetjes, U. Leiden (LUCL)

Camelia Constantinescu, U. Leiden (LUCL)

Kateřina Součková, U. Leiden (LUCL)

P. Cabredo-Hofherr UMR 7023