Doublage des marques de singulier sur les noms

De Arbres

Dérivation ou flexion?

La première propriété curieuse du singulatif est qu’il montre à la fois des propriétés de la dérivation et des propriétés de la flexion (Stump 1989 :272).


La suffixation d’un singulatif est exocentrique, c'est à dire que cette opération change le genre d’un nom massique de masculin en féminin , ou peut transformer un adjectif en nom (koant-enn ; joli-SG = jolie femme). L'exocentricité est une propriété de la dérivation morphologique.

Cependant, le suffixe peut apparaître après la flexion plurielle (stered-enn, 'étoiles-SG'). Comme le morphème du pluriel est plus proche du noyau que le morphème singulatif, on pense que le morphème singulatif est ajouté sur la forme plurielle. Comme on sait que la pluralisation est flexionnelle, cela est contradictoire avec ce que l'on sait de l'ordre des opérations en morphologie (dérivation, puis flexion).

Distribution et effet sémantique du singulatif

Les radicaux auxquels le singulatif s’affixe peuvent aussi être eux-mêmes des dérivés (adjectifs dénominaux et noms déverbaux).

Je décris ci-dessous les effets sémantiques de l’individuation sur ces différents radicaux. L’individuation obtient sémantiquement une unité à partir d’un nom massique ou à partir d’un nom collectif. Ce processus est productif.


Singulatif sur base nominale

Lectures du singulatif des noms massiques et collectifs

sens collectif massique racine + SG sens obtenu
(4) a. ‘souris’ logod logod-enn 'une souris'
b. ‘cuivre’ kouevr kouevr-enn 'un morceau de cuivre'


Singulatif sur base déverbale

Lorsque le singulatif s’affixe sur un radical déverbal [V-NOM]-SG, l’opération d’individuation modifie l’aspect du verbe nominalisé et obtient ‘action de V opérée une fois’.

Lectures du singulatif des noms déverbaux

sens infinitif racine racine + -ad [racine + -ad]+ SG sens obtenu
(5) a. ‘appeler’ gervel galv- *galv-ad galvad-enn 'un appel, une interpellation de la voix'
b. ‘tirer à soi’ frapañ frap- *frapad frapad-enn 'saccade'
c. ‘marcher’ bale bale *bale-ad bale-ad-enn 'promenade'
d. ‘balayer’ skubañ skub- *skub-ad skubad-enn 'coup de balai'

Singulatif sur base adjectivale

Lorsque le singulatif nominalise un adjectif, l’opération obtient sémantiquement ‘une unité ayant la propriété d’être Adj’. Ce composé est productif.


Lectures du singulatif sur base adjectivale

sens adjectif racine + -enn sens obtenu
(6) a. ‘vert naturel ou bleu’ glaz glaz-enn 'unité ayant la propriété d’être vert naturel ou bleu : un champ vert'
b. ‘stérile’ gaonac’h gaonac’h-enn 'unité ayant la propriété d’être stérile: une vache stérile'
c. ‘joli’ koant koant-enn 'unité ayant la propriété d’être beau/belle, une jolie fille'


Cette base adjectivale peut elle-même être dérivée d’un nom : le nominalisateur singulatif s’affixe alors à un adjectif lui-même dérivé d’un nom.

Le composé, productif , signifie alors unité ayant les propriétés prototypiques de N :


Lectures du singulatif sur base adjectivale dénominale

sens adjectif racine sens obtenu
(7) a. ‘barre/levier’ sparl sparl-enn 'unité ayant les propriétés prototypiques d’une barre, levier: barette (ou, par extension, femme portant barette)'
b. ‘couverture’ golo golo-enn 'unité ayant les propriétés prototypiques d’une couverture'
c. ‘coeur’ kalon kalon-enn 'unité ayant la propriété prototypiques d’un cœur'
d. ‘oeil’ lagad lagad-enn 'unité ayant les propriétés prototypiques d’un œil: œilleton'

Singulatif sur base plurielle

Le morphème singulatif peut se trouver après un pluriel productif, comme le pluriel interne.

Lectures du singulatif sur pluriel interne

sens racine pluriel interne pluriel interne + SG sens obtenu
(8) a. ‘étourneau’ tred tridi tridi-enn 'étourneau'
b. ‘corbeau’ bran brini 'brini-enn' ‘corbeau’
c. ‘maquereau’ brell brilli brilli-enn 'maquereau'

Trépos (2001:93) signale aussi un cas de composition sur la morphologie du pluriel en -où:

loer-ou-enn, 'un bas'
N-PL-SG


[Radical + singulatif ] + pluriel

Le composé singulatif, quel que soit son radical, est ensuite disponible pour d’autres opérations morphologiques régulières (affixation du diminutif -ig, du collectivisant -eg, etc. cf. Kervella 1947 :§846). Parmi ces opérations, l’affixation d’une morphologie plurielle est possible, quoique peu productive.

Le composé [radical + singulatif] peut à son tour être pluralisé par l’ajout de la morphologie plurielle régulière –où, obtenant une forme que Kervella (1947 :§337) appelle le « pluriel défini » (liester strizh).

La morphologie du pluriel traite ici le composé singulatif comme un nom singulier régulier.


Lectures du singulatif sur pluriel interne

sens collectif massique racine + SG sens obtenu
(9) a. ‘nuage’ koumoul koumoul-enn-où 'nuages'
b. ‘herbe’ geot geot-enn-où 'brins d'herbes'
c. ‘souris’ logod logod-enn-où ‘souris’
d. ‘roseau’ korz korz-enn-où 'tiges, tubes'

Composés complexes

Les composés obtenus peuvent donc être extrêmement complexes.

Composés complexes

sens collectif massique racine + PL [racine + PL] +SG [[racine + PL] +SG] +PL sens obtenu
(10) a. ‘(du) poisson, crustacés’ pesk pesk-ed pesk-ed-enn pesk-ed-enn-où 'des poissons, des coquillages'
b. ‘étoile’ ster ster-ed ster-ed-enn ster-ed-enn-où 'gerbe d’étoiles'

En (10)a, on a sémantiquement une base massique multipliée (lecture plusieurs sortes ?), puis individuée (un individu parmi les plusieurs sortes de poisson), puis multipliée (plusieurs individus parmi les plusieurs sortes dont les propriétés sont celles des poissons).

Le passage de ‘poisson’ au sens strict à ‘poisson ou fruits de mer en général’ semble de plus induire une étape supplémentaire dans le complexe morphologique : une transformation de ‘pesked’ en adjectif, qui est ensuite nominalisé par affixation du singulatif.

Syntaxiquement, on a une base au masculin singulier pluralisée qui est marquée féminin singulier par le singulatif, puis féminin pluriel par le pluriel en –où.

La situation est la même avec le nom collectif en (10)b, à part que le radical est syntaxiquement pluriel, ce qui donne in fine trois marques du pluriel dans le même composé.

Enjeu Théorique

L’enjeu théorique est réel : une approche fonctionnelle des marquages morphologiques suppose que les marquage morphosyntaxique suit les besoins de l’interprétabilité. Cette hypothèse ne peut cependant pas prédire un doublage morphologique de marques de type sémantiquement diamétralement opposé comme les marques du singulatif et du pluriel.

Quelle est la fonction du singulatif sur base au singulier?

Le radical, on l'a vu, quel que soit sa catégorie, peut être syntaxiquement singulier. Il est donc faux de prétendre que la motivation fonctionnelle du morphème dit ‘singulatif’ est de rendre un radical syntaxiquement singulier.

Sa motivation fonctionnelle est-elle alors uniquement sémantique ?

Tout d'abord, le radical peut être sémantiquement singulier (massique). Il est donc faux de prétendre que la motivation fonctionnelle du morphème dit ‘singulatif’ est de rendre un radical sémantiquement singulier.

De plus, une telle hypothèse devrait rendre compte du fait que le singulatif peut se trouver après un pluriel oublié (Kervella 1947 :§846), auquel cas il n’est plus individuant en synchronie.

Lectures du singulatif sur base formée d'un pluriel oublié

sens racine racine + PL oublié + -enn sens obtenu
(11) a. ‘chant’ kan kana-ou-enn 'chanson'
b. 'mauvaise herbe, herbe médicinale' *louz- louza-ou-enn 'médicament'
c. ‘information’ *kel- kela-ou-enn 'magazine d’information'


Le morphème singulatif n’est par ailleurs pas restreint aux radicaux syntaxiquement singuliers : le radical auquel le singulatif s’ajoute peut aussi être syntaxiquement pluriel. Comment définir l'opération sémantique effectuée par un singulatif sur une base plurielle?

Quelle est donc la fonction syntaxique et sémantique du singulatif?

La littérature générativiste préoccupée de comparaison typologiques, cite les articles de Anderson (1986) et Stump (1989) depuis 15 ans comme soulevant un débat très actuel en linguistique (cf., dernièrement, entre autres, le projet de recherche Veni award de Jenny Doetjes, U. Leiden & projet sur la pluralité verbo-nominale dirigé par P. Cabredo-Hofherr UMR 7023).

Bibliographie

Analyses théoriques

Acquaviva, P. 2008. Lexical plurals, A morphosemantic Approach, Oxford University Press. summary

Anderson, S. R. 1986. ‘Disjunctive Ordering in Disjunctive Morphology’, Natural Language and Linguistic Theory 4 :1-31.

Stump, G. T. 1989. A note on Breton pluralization and the Elsewhere Condition, Natural Language and Linguistic Theory, 7:261-73.

Costaouec, D. XXXX. "Affixe ou modalité ? Le cas du singulatif et du duel en breton", Actes du Colloque en hommage à B. Vardar, Université d’Istanbul.

Documentation de la variation dialectale

Il existe quelque documentation de la répartition dialectale du singulatif –enn dans l’ALBB (Le Roux 1924-1953).

La carte 385 illustre la répartition géographique des formes pour ‘chienne’ au singulier syntaxique et au pluriel sémantique (apparition après un cardinal) : on y voit que l’apparition du singulatif -enn est alors restreinte au sud de la Cornouaille.

Cependant, les dérivations complexes, ainsi que le contenu sémantique exact afférent à chaque pas de la dérivation sont extrêmement sous-documentés, et la variation dialectale n’est pas actuellement prise en compte dans les discussions théoriques concernant ces constructions.

Spécialistes référents pour cette fiche thématique de collectage

Paolo Acquaviva

Jenny Doetjes, U. Leiden (LUCL)

Camelia Constantinescu, U. Leiden (LUCL)

Kateřina Součková, U. Leiden (LUCL)

P. Cabredo-Hofherr UMR 7023

Marijke De Belder, Utrecht University, Hogeschool-Universiteit Brussel