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=== quelques éléments linguistiques ===
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Le [[lexique]] et l'[[accentuation]] jouent un rôle certain dans l'intercompréhension et le marquage différentiel des dialectes. Il est hors de doute que les variétés de breton montrent de ce fait une très forte typification dialectale car un locuteur peut identifier en trois phrases l'origine dialectale d'un locuteur traditionnel à 30 km près. Il est aussi hors de doute que les différences dialectales peuvent mener à des contre-sens importants d'un dialecte à l'autre.
Le [[lexique]] et l'[[accentuation]] jouent un rôle certain dans l'intercompréhension et le marquage différentiel des dialectes. Il est hors de doute que les variétés de breton montrent de ce fait une très forte typification dialectale car un locuteur peut identifier en trois phrases l'origine dialectale d'un locuteur traditionnel à 30 km près (pour la variation dialectale dans les [[mutations]], voir [[Timm (1985)|Timm 1985]]).  


 
Il est aussi hors de doute que les différences dialectales peuvent mener à des contre-sens importants d'un dialecte à l'autre. En (1), le verbe [[fléchi]] est ''[[kas]]'', qui apparaît ici avec une [[lénition]] initiale. En breton central et en haut-cornouaillais, ce verbe qui remonte au moyen gallois signifie 'chercher (à), vouloir', et certains le confondent avec le verbe ''[[klask]]'', 'chercher'. Dans les autres dialectes et en standard, le verbe ''kas'' signifie 'envoyer', ce qui ne fait guère sens ici, l'interprétation la plus plausible deviendrait donc une forme fléchie du verbe ''kasaat'', 'haïr' qui obtient l'interprétation radicalement opposée 'Tout le monde a horreur de voir Christiane'.  
En (1), le verbe [[fléchi]] est ''[[kas]]'', qui apparaît ici avec une [[lénition]] initiale. En breton central et en haut-cornouaillais, ce verbe qui remonte au moyen gallois signifie 'chercher (à), vouloir', et certains le confondent avec le verbe ''[[klask]]'', 'chercher'. Dans les autres dialectes et en standard, le verbe ''kas'' signifie 'envoyer', ce qui ne fait guère sens ici, et l'interprétation la plus plausible devient donc une forme fléchie du verbe ''kasaat'', 'haïr' qui obtient l'interprétation radicalement opposée 'Tout le monde a horreur de voir Christiane'.  





Version du 14 avril 2017 à 14:55

La standardisation de la langue est le processus d'unification de différentes variétés dialectales d'une langue donnée. Les représentations de la langue standard sont intimement liées aux représentations de l'ampleur des différences entre les dialectes et les niveaux de langue. En breton, dû à un bilinguisme massif avec le français, la question de la langue standard est aussi inséparable de la question des phénomènes de contact montrant l'influence d'une langue sur une autre.


Le breton standard (et ses variétés)

brève histoire des standards

Deux normes standard écrites émergent du moyen breton (XI°-XVI°): d'une part un standard vannetais, d'autre part un standard des prêtres carmélites et franciscains de l'aire parlante trégorroise, principalement autour de la baie de Morlaix, qui fut repris par le collège des jésuites de Quimper dans l'aire dialectale cornouaillaise (Le Dû 1997, Timm 2005).

Après la révolution française, un troisième standard écrit émerge du nouvellement créé département des Côtes-du-Nord, principalement pour la rédaction de textes religieux.

Au XIX°, une vague de celticisme cherche à expurger la langue de ses gallicismes, vers une langue standard dont le lexique serait plus celtique d'origine. Au XX°, la vague nationaliste bretonne cherche réellement à créer une norme de langue standard littéraire, langue de science et d’État. Les choix opérés vers cette langue standard cherchent à assurer une diversité lexicologique adaptée à la modernité (néologismes) et à différents niveaux de langue, et à subsumer les différents dialectes, dont le dialecte vannetais.

Cette langue standard se construit partiellement en contre des dialectes traditionnels. Le Roux (1915) regrette par exemple que les écrivains brittophones ne connaissent au plus que "le dialecte plus ou moins altéré, mutilé et incomplet en usage dans leur paroisse ou leur canton". Il considère que le breton moderne, sous l'influence du français et sans l'avènement du standard est "un arbre ébranché, branlant et à demi-déraciné". La distance réputée entre le breton standard et les dialectes locaux lui vaut le nom de "néo-breton", variété enseignée dans le système scolaire.


breton standard du XX° et XXI°

Au XX°, le breton standard est considéré, principalement pour des raisons politiques extra-grammaticales, soit comme équidistant des dialectes, eux-mêmes proches en structure, soit comme radicalement étranger aux variétés traditionnelles.

Hypothèse d'une distance forte standard /dialectes

Jones (1995:428) considère que le breton parlé par les néo-locuteurs est "fréquemment inintelligible pour beaucoup des locuteurs natifs de communautés principalement rurales". Jones (1998) utilise le terme de "xénolecte", considérant que la langue standard caractéristique du système scolaire du XX° est une forme linguistique qui, si elle est parlée de façon native, l'est par des natifs éduqués par des enseignants eux-mêmes non-natifs, et a changé tellement radicalement qu'elle est devenue fondamentalement étrangère aux variétés dialectales parlées traditionnellement, et devrait être considérée comme une langue à part. Ce terme de xénolecte essaie de cerner un état de changement qui ne va pas jusqu'à la créolisation (Timm 2005).


éléments non-linguistiques

Plusieurs phénomènes doivent être considérés pour relativiser cette hypothèse. Tout d'abord, il est indéniable que pour différentes raisons sociologiques intriquées, la notion de déviance linguistique est émotionnellement chargée chez les locuteurs d'une langue mise en minorité (Hornsby 2014:116). Il faut aussi peser le fait que dans l'Etat français, la prétention de non-compréhension du breton sous toutes ses formes (totale, dialectale, néo) est culturellement récompensée, que celle-ci soit réelle ou prétendue. Il appartient aux linguistes de mettre ces raisons extra-linguistiques de côté pour pouvoir peser la variation linguistique réelle de la langue.

Les locuteurs traditionnels, et surtout ceux qui n'ont pas accès à l'écrit, par manque d'input, ont souvent une mauvaise connaissance de la variation dialectale en breton. Ils tendent donc à comparer uniquement leur propre variété avec une variété standard, avec l'idée que toute variation est une faute et une dégradation. Cependant, certaines distances rapportées entre le breton standard et une forme traditionnelle particulière peuvent être le fait d'une variation dialectale. Un locuteur traditionnel critiquant le breton parlé standard mentionne ainsi dans Hornsby (2014) que les enfants scolarisés à Diwan ont parfois une accentuation sur la dernière syllabe, ce qui marque effectivement une différence profonde avec l'accent KLT sur la pénultième. Cependant, l'accentuation finale est non seulement la marque du français, mais aussi celle d'un autre dialecte breton, le dialecte vannetais, et ce depuis au moins le XV° siècle.


quelques éléments linguistiques

Le lexique et l'accentuation jouent un rôle certain dans l'intercompréhension et le marquage différentiel des dialectes. Il est hors de doute que les variétés de breton montrent de ce fait une très forte typification dialectale car un locuteur peut identifier en trois phrases l'origine dialectale d'un locuteur traditionnel à 30 km près (pour la variation dialectale dans les mutations, voir Timm 1985).

Il est aussi hors de doute que les différences dialectales peuvent mener à des contre-sens importants d'un dialecte à l'autre. En (1), le verbe fléchi est kas, qui apparaît ici avec une lénition initiale. En breton central et en haut-cornouaillais, ce verbe qui remonte au moyen gallois signifie 'chercher (à), vouloir', et certains le confondent avec le verbe klask, 'chercher'. Dans les autres dialectes et en standard, le verbe kas signifie 'envoyer', ce qui ne fait guère sens ici, où l'interprétation la plus plausible deviendrait donc une forme fléchie du verbe kasaat, 'haïr' qui obtient l'interprétation radicalement opposée 'Tout le monde a horreur de voir Christiane'.


(1) [ tud ən dyt ataw gaz gwɛl kʁistjan]
Tout an dud atav 'gas gwel Kristiane.
tout le1 gens toujours (R)1 cherche voir Christiane
'Tout le monde demande toujours Christiane.' Duault, Avezard-Roger (2004a:412)


Ces différences lexicales jouent évidemment sur l'intercompréhension dialectale, et sur le choix du français comme lingua franca par les locuteurs traditionnels. Ces différences impactent-elles pour autant la structure même de la langue? La phrase en (1) en tout cas ne le montre pas car elle utilise une structure syntaxique commune en standard comme dans tous les dialectes. Pour répondre à cette question il faut documenter très précautionneusement les faits de variation syntaxique eux-mêmes.

Arguments syntaxiques

Certains traits dialectaux sont uniques, et marquent une différence nette avec le standard comme avec les autres variétés dialectales.


traits dialectaux uniques

pronoms

des pronoms forts post-verbaux à Saint Yvi

German (2007) relève dans la syntaxe du breton de Saint Yvi des formes nouvelles comme la création d'un paradigme partiel de pronoms sujets forts qui n'ont pas besoin d'être focalisés, et qui pourtant peuvent apparaître dans le champ du milieu sans que le verbe tensé ne déclenche d'accord.


(1) Ma mamm a breparé traou dom benn zigoue ahanom ba’n ger... Cornouaille (Saint-Yvi), German (2007:179)
mon mère R1 préparait choses à.nous quand1 arrivait P.nous dans'le foyer
'Ma mère nous préparait des choses quand nous rentrions...'


des pronoms démonstratifs pluriels synthétiques en Trégor

Dans toute l'aire centrale brittophone, on trouve des formes ar re-ze, ar re-ma 'ceux-ci, ceux-là' avec un pluriel externe (Favereau 1997:§264). L'ensemble du composé démonstratif est devenu un syntagme nominal synthétique opaque, en bordure duquel les morphèmes apparaissent, ce qui est un indice de la régularisation du paradigme des formes plurielles sur les formes synthétiques du singulier. En Trégor, cette évolution montre un pas de plus car les formes montrent un effacement du morphème re, et n'ont plus que -où comme seule forme du pluriel (ar se, ar ma, trégorrois, Hewitt 2001, Le Dû 2012:71). Sur l'ensemble peut alors se suffixer un diminutif ([ mawéķ], (ar) maoùig à Plougrescant, Le Dû 2012:69). D'autres dérivations deviennent possibles pour ces pronoms synthétiques, comme ar re-maniz, 'ceux ou celles d’ici, habitant ici' rapporté dans Favereau (1997:§264).

La différence de ces formes nouvelles avec la forme analytique standard ar re-se, ar re-mañ est considérable.

règles de conjugaison verbale

On pense aussi aux faits documentés sur ce site, comme les variations microlectales dans les règles de conjugaison du verbe kaout/endevout, ou encore à la possibilité d'accord avec un sujet postverbal à Plougerneau.


(2) Louedañ a ra/a reont buan ar c'hraonvPL.
moisir R fait/font vite le noix
'Les noix moisissent vite.' Léon (Plougerneau), M-L. B. (01/2016)


antéposition de O + Verbe

En haut-cornouaillais, il semble y avoir un évitement des structures à antéposition de [o + Verbe]. Kennard (2013:179, 203) montre que parmi trois générations de locuteurs interviewés autour de Quimper, les phrases progressives commençant par o + verbe infinitif en tête, de type O tebriñ avaloù emañ ar paotr, 'Le garçon est en train de manger des pommes', sont produits par les jeunes générations mais elle n'en relève pas chez les locuteurs traditionnels.

H.G. est bilingue en standard et en parler de Scaër/Bannalec. Elle peut utiliser le standard o kouezhañ ou le dialectal 'kouezho, mais pas prononcer la particule pour donner o kouezho. Or, la petite proposition standard est antéposable, mais pas la version dialectale. Toute phrase commençant par Kouezho... est interprétée par la locutrice comme une conjugaison analytique en ober (Kouezho a ra...).


(1) Ma loeroù zo o kouezhañ / 'kouezho / * o kouezho!
mon chaussettes est à4 tomber
'J’ai les chaussettes qui descendent.' Scaër/Bannalec, H. Gaudart (03/2017)


(2) O kouezhañ / * 'Kouezho ema ma loeroù !
à4 tomber / 'tomber est mon chaussettes
'J’ai les chaussettes qui descendent.' Scaër/Bannalec, H. Gaudart (03/2017)


L'impossibilité de [o + Verbe] à l'initiale n'est en tout cas pas partagé par tous les dialectes, car on trouve une telle antéposition à Sein (Kersulec 2016:27), à Saint-Pol-de-Léon (Avezard-Roger 2004a:217), ou à Duault (Avezard-Roger 2004a:281).


antéposition de ac'hanon, anezhi

En standard et dans la plupart des dialectes (1), un pronom objet postverbal incorporé dans une préposition support a (de type ac'hanon, anezhi...) ne pourrait pas être focalisé en zone préverbale, où l'objet doit apparaître comme un pronom fort indépendant. A Saint-Pol-de-Léon, cependant, cette antéposition est possible (2).


(1) ( C’hwi / * Ac’hanoc’h ) am eus gwelet er marc’had gant ur garrigellad avaloù. Kerrain (2001)
vous / P.vous R.1SG a vu dans.le marché avec un1 chariot.ée pommes
'C'est vous que j'ai vu au marché avec un chariot de pommes.'


(2) Anezhi e welan.
P.elle R4 vois
'Je la vois (c'est elle que je vois).' Saint-Pol-de-Léon, Avezard-Roger (2004a:419)

traits originaux du standard

La langue standard du XXI° comprend des formes et des règles qui sont parfois très peu ou pas représentées dans les dialectes.


emañ

La nasalisation écrite standard de emañ n'existe sur la racine du verbe dans aucun dialecte. Il s'agit probablement de l'adoption de la neutralisation du genre dans ema-eñ, 'il est' dans les parlers centraux.


gwelloc'h eget

Dans le comparatif de supériorité, le standard utilise massivement la préposition-outil eget. La carte 190 de l'ALBB montrait cependant que pour la traduction de 'plus fort que moi', cette préposition n'était récoltée que dans la partie extrème-Ouest du Léon (Landeda et les îles de Ouessant et Molène), au profit partout ailleurs de la préposition evit.


(1) Bevañ a reomp ur poent ar vugale a hoar en em zervicha gwelloc'h it o zud gant an ordinateur.
vivre R1 faisons un temps le1 enfants R1 sait se1 servir mieux que leur2 parents avec le ordinateur
'Nous vivons un temps où les enfants savent plus des ordinateurs que leurs parents.'
Léon (Plougerneau), M-L. B. (05/2016)


an ur roc'h ha tregont-mañ

Dans le domaine mathématique et de datation, la diglossie a entériné chez les locuteurs traditionnels le code-switching automatique en français. Même si la plupart des nombres peuvent rester connus, des constructions particulières existent en standard chez les enfants Diwan qui n'existent pas et peuvent être même intraduisibles par des locuteurs traditionnels. C'est le cas des numéraux cardinaux discontinus en "dizaine plus un" lorsqu'on essaie de les mettre au démonstratif. Les numéraux discontinus apparaissent autour du nom tête, et un démonstratif analytique encadre le tout en ar... -mañ.


(2) Kas din ar pevar roc'h ha tregont -mañ.
envoie à.moi le quatre roche & trente -ci
'Amène-moi ces trente-quatre roches.' Léon/Standard, M. Lincoln (01/2015)


Dans les dizaines "plus un" comme 21, 31, 41, le cardinal 1 unan est remplacé par l'article indéfini ur, comme toujours devant un nom. Le démonstratif, lui, doit commencer par un article défini. Deux éléments différents requièrent donc un article défini et indéfini. En standard, ce conflit peut être résolu avec un article défini précèdant la forme ur du cardinal 1 devant un nom. Cette construction peut poser problème et même être intraduisible pour des locuteurs traditionnels habitués à compter en français. H. Gaudart (03/2017) ne trouve ainsi pas de traduction confortable pour 'ces trente et une roches', 'ces vingt et une étudiantes' ou 'ces quarante et un beaux papillons'.


(3) Degas an ur mein ha tregont -se din.
envoie le un roche & trente -là à.moi
'Amène-moi ces trente et une roches.' Léon/Standard, M. Lincoln (07/2016), c.p.


interprétations divergentes

animé/inanimé

hennezh inanimé

Le pronom démonstratif hennezh peut, tout du moins en trégorrois, référer à un inanimé.


(1) Hennez n'eo ti ebet.
celui.ci ne1'est maison aucun
'Cela, ce n'est pas une maison.' Trégorrois, Gros (1984:197)
piv inanimé

A La Forêt Fouesnant, piv peut référer à un inanimé pour lequel le standard et les autres dialectes utiliseraient petra.


(1) pij eã da gɔ̃ te dɔX... La Forêt Fouesnant, Avezard-Roger (2004a:218)
Piv yan da gontan deoc'h...
qu(o)i vais pour1 conter à.vous
'Qu'est-ce que je vais te raconter...'


(2) ma pju lakefən ve mã da fesən La Forêt Fouesnant, Avezard-Roger (2004a:189)
Ma piv lakefen 'vit mont da fesen?
mais qu(o)i mettrais pour1 aller à fête
'Qu'est-ce que je pourrais mettre pour aller à la fête?'

pronom fort à lecture de variable liée

D'habitude, à travers les dialectes, les pronoms forts indépendants du breton supportent mal les lectures de variables liées, où on trouve plutôt la tête nominale (an) hini ou son pluriel (ar) re. Une lecture standard de la phrase en (1) de La Forêt Fouesnant donnerait plutôt 'Il est fou et il ne comprend pas celà'.


(1) sud ma ɔ̃ a gɔ̃ pʁɛn ket n dʁa s La Forêt Fouesnant, Avezard-Roger (2004a:139)
Sot ema ha (ne) gompren ket an dra-se.
sot est lui que 1comprend pas le chose ci
'Il est fou celui qui ne comprend pas cette chose.'

structure informationnelle

Dans un mouvement de différenciation d'avec le français, la langue standard appauvrit la diversité des structures SVO des parlers traditionnels.


lecture du sujet devant la négation

En standard, un sujet devant une négation est restreint à une lecture de focalisation. Cet effet n'est pas documenté dans les dialectes traditionnels.


la construction du faux sujet?

La construction du faux sujet de type Me 'zo laouen ma c'hoar 'Ma soeur est contente' semble beaucoup plus répandue en corpus de locuteurs traditionnels que dans le parler standard. Il faudrait vérifier la constance dialectale de ce décalage, et vérifier qu'il ne s'agit pas d'un décalage indépendant entre oral et écrit.

Hypothèse d'une distance mesurée standard /dialectes

intercompréhension

L'hypothèse d'une communication impossible entre les locuteurs traditionnels entre eux et avec les néo-brittophones, dans le sens d'une opacité réciproque indépassable, est assez aisément écartable. Hornsby (2005:198) analyse la rencontre de deux néo-brittophones et d'une locutrice traditionnelle de Quimper dans un film documentaire (Daniellou 1998, Brezhoneg ‘leiz o fenn.), et constate que l'intercompréhension est indiscutable même si c'est la variété standard qui est symboliquement valorisée dans l'échange par les deux parties.

Aucun des exemples avérés de communication de dialecte à dialecte ne prouve qu'il ne s'agirait pas là de cas de bilinguisme plus ou moins inconscient entre des variétés pourtant syntaxiquement distantes. Un exemple de bilinguisme inconscient serait celui des locuteurs du gallo qui ne sont pas conscients de leur maîtrise de cette langue (typiquement décrite à l'école comme du français maladroit), et qui comprennent autant le français que le gallo et s'expriment aisément dans les deux langues, sans se penser bilingues. Un autre exemple de bilinguisme de variétés proches est celui des locuteurs brittophones de l'aire centrale qui utilisent les formes novatrices du pronom objet incorporé dans la préposition a (Me 'gar lenn anezho 'J'aime les lire'), mais connaissent par les chansons les formes anciennes ou vanneto-léonardes des proclitiques objets (Me 'gar o lenn 'J'aime les lire').

Stephens (1982) est la thèse d'une native du dialecte trégorrois, ayant appris le français à l'école, et qui étudie le standard et lit sans difficultés les autres dialectes. Stephens relève uniquement trois points de variation dialectale: (i) le système des particules verbale (rannigs), (ii) les pronoms objets proclitiques et (iii) les complémenteurs pa 'quand' et ma 'que', et considère manifestement qu'au delà, les différences dialectales sont surtout phonologiques. Hornsby (2005) propose de considérer le standard comme un des dialectes de la langue bretonne, ce qui est une hypothèse de travail intéressante car elle permet d'une part de reconnaître qu'il existe des locuteurs natifs de cette variété standard, et d'autre part d'étudier la question de la distance syntaxique entre ce dialecte standard et les autres dialectes dits traditionnels.

argument linguistique de non-divergence

Kennard & Lahiri (2017) ont étudié sur plusieurs générations de locuteurs la distribution et la réalisation acoustique de la mutation mixte après la particule o4 progressive. Ils n'ont pas noté de différence entre les jeunes adultes et les plus vieilles générations. Seuls les enfants interviewés lors de leur scolarisation dans le primaire différaient, avec une normalisation des productions s'ils ont un input suffisant dans la langue dans la prime adolescence.

Le standard comme brassage des dialectes: arguments syntaxiques

La distance entre ce dialecte standard et les dialectes géographisés traditionnels n'est pas équivalente sur tous les domaine linguistiques. Selon Hornsby (2014), les différences accentuelles ou lexicales sont mentionnées massivement lorsque des locuteurs sont interrogés sur les caractérisations de la langue standard ou néo, alors que rares sont les observations faites sur l'ordre des mots ou sur des règles de la grammaire. Utiliser le ressenti des locuteurs a ses limites. Il aussi possible que les différences grammaticales soient moins aisément synthétisables et reportables par les locuteurs qu'un élément de lexique marquant, ou un accent particulier. Il est aussi possible que l'accommodation d'un locuteur donné à la variation soit de nature différente pour les règles de grammaire: si l'accomodation est plus aisée ou plus inconsciente, elle sera moins rapportée. Quels sont les traits grammaticaux rapportés comme divergents entre le standard et les dialectes traditionnels? Existe-t-il des traits du standard qui ne sont les traits d'aucun dialecte traditionnel?

Un ensemble de faits syntaxiques sont signalés comme divergent prototypiquement du standard par raport à un dialecte traditionnel donné. La plupart du temps, ces faits existent en fait de façon tout à fait traditionnelle dans une ou plusieurs autres variétés traditionnelles. Ils sont listés ci-dessous.


zo/ez eus

Hornsby (2005:198) cite l'usage en néo-breton de la copule zo après bout (boud zo trous er-maes au lieu de boud ez eus trous er maes, 'Il y a du bruit dehors'). Cependant, on relève des occurrences de Bout zo... suivi d'un sujet indéfini dans des sources trégorroises (Le Bozec 1933:6), vannetaises (Guillevic et Le Goff 1986:56) ou encore en Haute Cornouaille (Scaër/Bannalec, H.G. 04/2016b.

Hornsby (2005:198) cite aussi l'usage en néo-breton de la copule zo avec un sujet postverbal indéfini (amañ zo trous au lieu de amañ ez eus trous, 'Il y a du bruit ici'). Cependant, Comme ez eus dans les variétés standard, zo peut être associé à un sujet postverbal indéfini dans toute la bande centrale allant de la Cornouaille au Trégor (voir l'Académie bretonne 1922:291, Kervella 1970:59, Favereau 1997:443, Chalm 2008:C7144, Goyat 2012:297). On en trouve aussi des exemples en vannetais chez Herrieu.


ordres V3

Hornsby (2014) cite une note de Davalan (2000) sur l'existence d'ordres de mots où le verbe apparaît en troisième position en néo-breton, mais ces ordres de mots sont par ailleurs largement documentés dans les variétés traditionnelles de la langue.


ordres SVO

Le breton standard semble marqué par un évitement des ordres à sujet initial dans les phrases à structure informationnelle plate sans emphase particulière sur le sujet.

Avezard-Roger (2004a:377) croise les productions de brittophones natifs de différents dialectes KLT et leurs déclarations d'attachement à la langue. Elle trouve que les locuteurs déclarant un attachement fort à la langue produisent nettement moins d'ordres SVO en traduction (18,50% contre respectivement 58,50% et 53% pour les attachements faibles ou moyens à la langue). Il est possible que les personnes déclarant un attachement fort soint aussi plus entrainées à l'exercice même de la traduction, mais leur représentation des ordres de mots neutres en breton traditionnel semble être faussée. On trouve effectivement une prépondérance d'ordres SVO en phrases neutres dans au moins certains dialectes traditionnels.


SVO neutre en Haut Cornouaillais

Avezard-Roger (2004a:367,9), (2004b) relève une prépondérance d'ordres SVO à La Forêt-Fouesnant pour des tâches de traduction français > breton (à 92%) comme pour des réponses à choix multiples en breton (à 64%).

Kennard (2013:180) confirme cette tendance à user d'odres SVO en structure informationnele a-priori plate. Dans son étude des locuteurs autour de Quimper, elle note que dans les tournures progressives avec la particule o, les locuteurs traditionnels semblent pouvoir placer un pronom sujet à l'initiale sans focalisation du sujet (1). En contraste, les jeunes adultes semblent réserver cette structure aux focalisations du sujet, réservant la structure informationnelle plate aux ordres à verbe initial (Emaon o tebriñ bara), ce qui est la règle plus généralement en KLT.


(1) Me a zo o tebriñ bara.
moi R est à4 manger pain
'Je suis en train de manger du pain.' Quimper, Kennard (2013:180)


Kennard (2013:144) constate aussi, hors des structures progressives, une différence entre le placement des pronoms sujets à la première personne des adultes, locuteurs traditionels et jeunes adultes, et celui des enfants. Alors que les adultes des deux générations montrent une tendance lourde à placer un pronom suivi d'un verbe déclaratif (Me (a) soñj... 'Je pense que...'), les enfants utilisent pour ces phrases des formes analytiques (Soñjal a ran). Si l'utilisation ici de la conjugaison analytique en ober est exogène à Quimper, c'est un trait relevé comme typique du breton central, comme montré par Avezard-Roger (2004a), (2004b) dans son étude sur la fréquence des usages d'ordres SVO entre La Forêt Fouesnant et Duault en breton central.

Kennard (2013:196) relève enfin des ordres SVO en enchâssées (sans donner les exemples spécifiques) chez des locuteurs traditionnels, ordres qui disparaissent chez les jeunes adultes au profit d'ordres strictement à verbe initial en enchâssées.


peu de SVO neutre en Breton central

Avezard-Roger (2004a:367), à Duault en breton central trouve une prépondérance de 53% de conjugaison analytique en ober 'faire' contre 20,50% d'ordres SVO pour les mêmes tâches de traduction français > breton quà La Forêt-Fouesnant, et 51% de conjugaison analytique en ober 'faire' contre 27% d'ordres SVO pour des réponses à choix multiples en breton. C'est donc beaucoup moins de réponses à ordres SVO pour un même protocole, ce qui montre une différence dialectale dans la réalisation des ordres neutres, avec tout de même 20 à 30% d'ordres SVO.

De façon intéressante, un universitaire de Duault mais éduqué en langue standard donnait, lui, pour les choix multiples, 100% de réponses en conjugaison analytique en ober 'faire' avec donc 0% d'ordres SVO, montrant qu'à influence dialectale comparable, il y a un effet net d'évitement des ordres SVO en langue standard.

perte du complémenteur la(r)

Kennard (2013:188) signale à Quimper la disparition du complémenteur la(r) entre la génération des locuteurs traditionnels et les jeunes adultes. Cette forme est effectivement absente du breton standard. Elle est absente de la grammaire de Chalm (2008). Ni la, ni lar ne sont des entrées dans Menard & Kadored (2001) ou Merser (2009).

Selon Favereau (1997:§597), ce complémenteur la(r) est répandu « de Plogoff au Poher, à l’exclusion de l’extrême-Est – Pelem ». Sur ce site, on en relève en Haute-cornouaille (à Lanvénégen, Evenou 1987:580, à Moëlan, Cheveau & Kersulec (2012-évolutif:Moëlan,'tud'), à Quimper (Kennard 2013:188), en breton central (Favereau 1997:§597, Wmffre 1998:57, à Plonévez-du-Faou, à Plouyé), et jusqu'à Uhelgoat (Skragn 2002:89) et Loqueffret (Solliec 2015). Le complémenteur la(r) est inconnu dans les autres dialectes. En Léon, la forme est inconnue à Plougerneau (M-L. B. 02/2016) comme à Lesneven (A.M. 02/2016).

A ne pas confondre

Linguistique normative vs. descriptive

La linguistique normative et la linguistique descriptive n'ont pas la même attitude vis-à-vis de la standardisation. La linguistique normative est en charge des politiques linguistiques, et peut éventuellement proposer des règles de standardisation informées des variations dialectales. C'est par exemple la linguistique menée par l'Office Public de la Langue Bretonne. La linguistique descriptive, elle, se cantonne à une attitude scientifique d'observation, de documentation et d'analyse sans influer sur les faits. C'est l'objet de ce site.


Références

  • Avezard­‐Roger, Cécile. 2004b. 'Proximité linguistique entre breton standard et breton dialectal et entre breton et français : le cas des structures verbales', Jean‐Michel Eloy (éd.) Des langues collatérales: Problèmes linguistiques, sociolinguistiques et glottopolitiques de la proximité linguistique, Paris: L'Harmattan, II:485-494.
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