Les indéfinis de choix libre
Un indéfini de choix libre est une expression référentielle particulière: pour trouver sa référence, l'ensemble des choses du monde doivent être considérées les unes après les autres, puis, parmi cet ensemble, l'une doit être envisagée sans que ce choix particulier soit considéré comme important.
Un exemple prototypique est la phrase du magicien en (1), avec soit un défini suivi d'une relative, soit une réduplication, soit la forme parallèle au français 'n'importe quel X'.
(1) | Trapit ar gartenn peus c’hoant / | kartenn-mañ-kartenn / | n’eus forzh peseurt kartenn. | |||
prenez le 1carte avez envie / | carte-ci-carte / | n'importe quelle carte | ||||
'Prenez n’importe quelle carte.' | Douarnenez, [HD 08/2010] |
En (2), l'interrogatif piv suivi de bennak, 'quelconque' réalise aussi un indéfini de choix libre.
(2) | Piv bennag | a goll e yehed | a rank paouez da labourad. | ||||||
qui quelconque | R1 perd son santé | R doit cesser de travailler | |||||||
'Quiconque perd la santé doit cesser de travailler.' | Léon, Seite (1975:98) |
Inventaire des différents indéfinis de choix libre
Parmi les indéfinis, il existe plusieurs candidats pour les indéfinis de choix libre en breton.
- les indéfinis de choix libre créés par reduplication de type den-mañ-den
- les doublements autour d'une disjonction de type 'ou': den pe zen
- ur pe-anv, /quel-nom/, ur piv din-me, /un qui à.moi-moi/
- N'eus forzh pe X, /n'importe quel X/
- Kalz ne vern, /beaucoup n'importe/
- den ebet, /homme aucun/ dans les comparatives d'égalité ou de supériorité
- le mot négatif netra après une préposition comme araok, a-barzh
- et, suivis d'une modification,
Vallée (1980:'quelque') signale aussi l'usage d'un article indéfini devant un nom en finale (i)-ennoù, avec un singulatif suivi d'un pluriel: 'en quelques occasions', troiennoù, 'quelques lieux', 'lec'hiennou.
Ils sont traduits en français par 'tel(le) ..., tel(le)...', 'n'importe qui', 'quiconque', 'un X quelconque', 'quelque X' ou la forme archaïsante en 'qui' (qui vivra verra). On peut aussi penser à 'tant' (je vous donne tant rendez-moi tant, 'rendez-vous le tant à telle heure') ou 'un quidam'.
Restriction de la distribution selon l'environnement syntaxique
a-araok, a-barzh
En (1), netra est un indéfini de choix libre comparable au français rien dans avant de rien entreprendre, 'avant d'entreprendre quoi que ce soit'.
(1) | Deu | d'am haoud | a-barz ober | netra. | ||
viens | pour'me chercher | avant faire | rien | |||
'Viens me trouver avant de faire quoi que ce soit.' | Trépos (2001:§599) |
comparatives
Les structures en X ebet sont restreintes à aux comparatives.
En (2), la lecture de den ebet dans la restriction de la comparative, est l'indéfini de choix libre 'quiconque, qui que ce soit'.
(2) | Honnez a oar gwrïad | hag ober dillad | kenkoulz ha den ebed. | |||
celle.ci R sait coudre | et faire habits | autant que homme aucun | ||||
'Celle-là sait coudre et faire des vêtements aussi bien que qui que ce soit.' | ||||||
Trégorrois, Gros (1989:'den') |
Pour la traduction de 'qui que ce soit', Ménard (2012:'qui') donne den all ebet dans une comparative de supériorité (ober gwell eget den all ebet, 'faire mieux que qui que ce soit').
modification par une relative
piv bennak
Pour la traduction de l'archaïsant 'qui...', Ménard (2012:'qui') donne piv bennak.
(1) | Piv bennak | am c'har | am heulio. | ||
qui quelconque | R.me aime | R.me suivra | |||
'qui aime travailler....' | Standard, Ménard (2012:'qui') |
Les interrogatifs de degré participent à cette structure (pegen' ampart bennak ez eo, 'quelque adroit qu'il soit', Vallée 1980:'quelque')
Cette forme en bennak est parfois aussi précédée de nep, autre élément qui se doit d'être suivi d'une relative. Pour la traduction de 'quiconque', De Rostrenen (1738:72) donne (an) nep piou-bennac comme une forme du Léon. Vallée (1980:'quiconque'), Seite (1975:97), Favereau (1993) et Merser (2009) donnent (nep) piou bennag.
nep a
Pour la traduction de 'tel qui' et 'quiconque' Favereau (1993) donne neb a...
(2) | an neb | a gar labourad... | Favereau (1993:'quiconque') | |
le nep | R1 aime travailler | |||
'qui aime travailler....' |
Pour la traduction de l'archaïsant 'qui...', Ménard (2012:'qui') donne :
- Nep ne lavar ger a zo asant, 'Qui ne dit mot consent'.
- Nep a bae e zle a zastum leve, 'Qui paie ses dettes s'enrichit'.
tud 'zo
Pour 'tel', Leclerc (1986:§154) donne tud 'zo... suivi d'une relative
- Tud 'zo a zo iac'h hirie hag a vo klanv arc'hoaz.,
- 'Tel est aujourd'hui bien portant qui sera malade demain.'
syntagmes nominaux
nominalisation
Le breton a les mêmes types de nominalisations que le français un quidam, grammaticalisation autour d'un interrogatif. Pour la traduction de 'un quidam', on trouve un nom formé de l'interrogatif pe-' suivi du nom anv, 'nom': pehano (Vallée 1980:'quidam')pe-ano Merser 2009), ur peanw (Favereau 1993). Ce composé morphologique est un nom opaque en syntaxe. Il peut être lui-même précédé d'un déterminant interrogatif.
(2) | Peseurt | pe-anv | eo hennez? | |
quel.sorte | quel-nom | est celui.ci | ||
'Qui-est-ce?', Merser (2009:'quidam') |
Il existe toute sorte de composés comparables.
Vallée (1980:'quidam') donne pedén, n'oun peseurt X.
Merser (2009) donne eun neb piou bennag.
Favereau (1993) donne piw din-me (/qui àmoi-moi/), an n'onn-piw (/le ne'sais qui/).
Ces nominalisations sont opérées en morphologie et ne semblent pas restreintes dans leur distribution en syntaxe.
Vallée (1980:'quidam') signale aussi, pour les choses dont on cherche le nom, la forme petrefe, petrefi, petrifi. On ne sait pas si sa distribution est restreinte, ni si une lecture péjorative est obligatoire. Vallée donne:
- eur petrifi dénig distolok
- 'un certain petit quidam paisible'
reduplications avec ou sans article
Les reduplications précédées d'un article ne semblent pas être restreintes syntaxiquement dans leur distribution. Pour la traduction de 'tel(le)', Favereau (1993) donne les reduplications (an) dez-mañ-dez, den-mañ-den, an dra-mañ 'n dra, hen-mañ-hen (m.), hon-mañ-hon (f.), an heni-mañ-heni, hen-ha-hen (m.), hon-ha-hon (f.).
(1) | an deiz-mañ-deiz | El leh-mañ-leh | ||
le jour-ci-jour | dans.le lieu-ci-lieu | |||
'tel jour', 'à tel endroit', Merser (2009:'tel') |
Les structures de doublement du français 'tel(le) ou tel(le)' répondent aussi à celles en breton. Vallée (1980:'importer') et Ménard (2012:'tel') donnent une suite de doublements autour de la disjonction pe, 'ou' de type 'tel ou tel', hini pe hini, seurt pe seurt. Le doublement peut aussi être évité en breton. Pour 'tel ou tel homme', le dictionnaire Imbourc'h donne nep den pe egile, /chaque homme ou autre).
Pour 'telle ou telle chose', Ménard (2012:'tel') donne aussi une reduplication: an dra-mañ-tra, Leclerc (1986:§154) donne an dra-ma-dra. Pour 'tel ou tel', Leclerc (1986:§154) donne an den-ma-den, Merser (2009) donne hen-mañ-hen, hemañ-hen, et 'telle ou telle', ''homañ-hen.
Ces constructions ne semblent pas restreintes en syntaxe tant que l'article qui les précède est présent. Elle sont strictement restreintes lorsque l'article du début de composé manque (Jouitteau 2010).
changements de lecture
Certains éléments restent grammaticaux en dehors de leur environnement syntaxique d'indéfini de choix libre, mais prennent alors un autre sens.
Pour la traduction de 'n'importe qui', Ménard (2012:'qui') donne n'eus forzh piv, ne vern piv. Selon leurs environnements syntaxiques, ces formes sont bloquées à une lecture nettement péjorative (Arabat dit pediñ 'forzh piv!, 'N'invite pas n'importe qui!') en dehors des contextes d'indéfinis de choix libres. Sous un impératif par exemple, on ne trouvera pas de lecture péjorative.
(1) | Trapit n’eus forzh | peseurt kartenn. | ||||
prenez n'importe | quelle carte | |||||
'Prenez n’importe quelle carte.' | Douarnenez, [HD 08/2010] |
Sémantique
(tentatives de) définition
Les indéfinis de choix libre ne se comportent pas de la même façon dans toutes les langues. Jayez & Tovena (2005:6) proposent qu'ils sont au moins reconnaissables au fait que:
- - Ils ne sont pas naturels dans les phrases épisodiques affirmatives (en tout cas pas sans modification du nom, ou un changement de lecture péjoratif).
- - Ils apparaissent dans les phrases génériques et/ou impératives et/ou conditionnelles.
Intuitivement, les indéfinis de choix libre apparaissent lorsqu'il y a une multiplicité des mondes envisagés, et au moins une alternative où l'assertion est fausse ou non-vérifiable. Cependant, on trouve aussi des indéfinis de choix libre dans des contextes épisodiques, comme lorsqu'ils peuvent être modifiés (* Lennet em eus kement levr., mais Lennet em eus kement levr a zo., 'J'ai lu tout livre (qu'il y a).'), ou dans les comparatives (sous certaines conditions, voir Jayez & Tovena 2005:23-4 pour le français).
à ne pas confondre
Les indéfinis de choix libre, comme les items de polarité négative, sont bannis des contextes épisodiques positifs. Cependant, ils ont une distribution différente: les items de polarité négative sont prototypiquement autorisés dans les phrases négatives et les questions.
Horizons comparatifs
En (1) sont illustrés quelques exemples d'indéfinis de choix libre existentiels dans différentes langues romanes ou germaniques.
(1) | Du muss irgendein Buch aus der Leseliste lesen. | Allemand |
You must read a book from the reading list, any book. | Anglais | |
Devi leggere un libro qualsiasi dalla lista di letture. | Italien | |
Tu dois lire un livre quelconque de la liste de lecture. | Français, Chierchia (2013:247) | |
'Tu dois lire n'importe quel livre de la liste de lecture.' |
morphologie interrogative et modale
Les indéfinis de choix libre sont souvent construits, à travers les langues, avec le même matériel morphologique: un élément interrogatif (marqué en gras dans le tableau en 1) et un marqueur de modalité (marqué en italiques dans le tableau en 1). C'est le cas dans la grande majorité des langues (Haspelmath 1997), comme en anglais, français et grec ci-dessous.
En (1a.) en grec, opjos est un déterminant wh- utilisé dans les relatives libres, dhi est une particule invariable emphatique (traduit par l'anglais 'indeed'), et pote signifie 'jamais', ou en anglais 'ever' (Giannakidou 2001:3). Dans le français quiconque, on reconnait dans la partie modale l'ancien français oncques, 'jamais, la moindre fois', mais le complexe date au moins du latin quicumque, 'quel... que, n'importe quel'.
(1) | français | grec | anglais | ||
a. | quiconque | opjosdhipote | whoever | ||
b. | quoi que ce soit | otidhipote | whatever | ||
c. | à quelque moment que ce soit | opotedhipote | whenever | ||
d. | où que ce soit | opudhipote | wherever | Grec, anglais, Giannakidou (2001) |
En breton, seul bennak répond à ce patron morphologique: bennak est le composé ancien de py, la forme inaccentuée du pronom interrogatif (pe-) avec le négatif na(g) (Willis 2013:279).
Bibliographie
- Jouitteau, M. 2010. 'A Breton dependent indefinite created by reduplication', présentation à 6th Celtic Linguistics Conference, Dublin, 2010 sept. 11.
études formelles & horizons comparatifs
- Chierchia, Gennaro. 2013. Logic in Grammar: Polarity, Free Choice, and Intervention, Oxford Studies in Semantics and Pragmatics, Oxford University Press.
- Giannakidou, Anastasia. 1998. Polarity Sensitivity as (Non)Veridical Dependency, John Benjamins, Amsterdam.
- Giannakidou, Anastasia. 1999. 'Affective Dependencies', Linguistics and Philosophy 22, 367–421.
- Giannakidou, Anastasia. 2001. 'The Meaning of Free Choice', Linguistics and Philosophy 4, 659–735.
- Haspelmath, Martin. 1997. Indefinite Pronouns, Oxford: Clarendon.
- Jayez, Jacques & Lucia Tovena. 2004, ' Tout as a Genuine Free-Choice Item', Corblin, F., De Swart, H. (éds.), Handbook of French Semantics, Stanford, CSLI Publications, 71-81.
- Jayez, Jacques & Lucia Tovena. 2005. 'Free choicenes and Non-Individuation', Linguistics and Philosophy 28:1-71.
- Paillard, Denis. 1997. 'N’importe qui, n’importe quoi, n’importe quel N', Langue Française 116:100–114.
- Pescarini, Sandrine. 2009. Analyse synchronique et diachronique de l'item à choix libre n'importe quel: comparaison avec tout, thèse, Université de Nancy, pdf.
- Reed, Paul. 2000. 'Any and its French Equivalents', French Language Studies 10:101–116.
- Sæbø, Kjell J. 2001. 'The Semantics of Scandinavian Free Choice Items', Linguistics and Philosophy 24:737–787.
- Tovena, Lucia M. & Jacques Jayez. 1999. 'Déterminants et irréférence. L’exemple de tout', J.Moeschler & M.-J. Béguelin (éds.), Référence temporelle et nominale, Peter Lang: Berne, 235–268.