Les démonstratifs
Il n'existe pas en breton de paradigme entier de déterminant démonstratif synthétique du type ce, cette, ces en français ou this, these en anglais. En revanche, il existe un paradigme de pronoms démonstratifs (1), et une façon analytique de former les syntagme nominaux démonstratifs (2) avec l'adjonction d'un adverbe déictique spatial.
(1) | Hemañ | lavar e tiskouezo | e | di | deoc'h. |
celui.ci | dit R4 montrera | son1 | maison | à.vous | |
‘Il (celui-ci) dit qu'il vous montrera sa maison.’ | Breton central, Wmffre (1998:56,57,58) |
(2) | ar re-man | an neus gwelet | ar re-ze n'o deus ket. | ||
le ceux-ci | R.3SG a vu | le ceux-là ne 3PL 3.a pas | |||
‘Ceux-ci ont vu, ceux-là n'ont pas vu.’ | Tréguier, Leclerc (1986:76) |
Les deux procèdent par affixation d'un déictique locatif (type amañ, aze, ahont, carte 004 de l'ALBB).
Pronoms démonstratifs
Les pronoms démonstratifs sont des pronoms forts indépendants. Ils se comportent comme des groupes nominauxs et, comme eux, n'existent qu'à la troisième personne.
morphologie
synthétique au singulier
- 'celui-là là-bas': hen-hont, (carte 314 de l'ALBB)
- 'celle-là là-bas': hou-hont, (carte 314 de l'ALBB)
On trouve parfois quelques formes minimalement déviantes. Favereau (1997:§264) note par exemple que le vannetais préfère les formes en /n/ (honnañ, hennañ).
(4) | Honnañ zo varisoù geti | àr he divhar, | mes àr he zead n'eus ket. | |||
celle.ci y.a varices avec.elle | sur son 2.jambe | mais sur son langue ne y.a pas | ||||
'Celle-ci a des varices aux jambes, mais sur la langue elle n'en a pas.' | ||||||
(réflexion d'un client las d'attendre une tavernière bavarde...) | ||||||
Le Scorff, Ar Borgn (2011:18) |
(5) | Hennañ zo | ur paotr | digourdi | hat!. | |||
celui.ci est | un gars | débrouillard | excl. | ||||
'Celui-ci est un dégourdi, 'at!' | Le Scorff, Ar Borgn (2011:34) |
Selon Kervella (1995:§41), la "particule démonstrative" hen a une voyelle courte.
analytiques au pluriel
Les pronoms démonstratifs synthétiques comme ci-dessus n'existent qu'au singulier. Pour une pronominalisation de démonstratif pluriel, on utilise une tête nominale explétive, re, suivie du déictique locatif comme dans tous les démonstratifs.
Selon A.M., les deus formes ar re-ze et ar re-he sont utilisées à Lesneven, la forme en -he étant la marque du haut Léon, "de Saint-Pol jusqu'à Plouescat".
(1) | Ar re-z/he | a deu | alies. | ||||
le ceux-ci | R1 vient | souvent | |||||
'Eux, ils viennent souvent.' | Léon, (Lesneven), (A.M. 02/2016) |
(2) | Ar re-he | a deu | alies. | ||||
le ceux-ci | R1 vient | souvent | |||||
'Eux, ils viennent souvent.' | Léon, (Plougerneau), (M-L. B. 02/2016) |
variation dialectale
- dérivation du groupe ou de la tête
Il existe une variation dialectale dans le placement d'un morphème pluriel additionnel dans le composé. A côté de la forme ar-reoù-se, avec une marque du pluriel à l'intérieur du composé, Favereau (1997:§264) donne les formes ar re-zeoù en Cornouaille, Trégor et Are. Dans ce dernier cas, l'ensemble du composé semble former un syntagme nominal opaque en bordure duquel les morphèmes apparaissent.
Dans les variétés où le début du composé n'est pas audible, c'est cette solution qui est favorisée.
(1) maó , 'ceux-ci', 'celles-ci'
- zéw, 'ceux-là', 'celles-là', Trégorrois (Plougrescant), Le Dû (2012:71)
Ce phénomène est illustré pour plusieurs morphèmes différents. Favereau (1997:§264) donne ainsi ar re-maniz, 'ceux ou celles d’ici, habitant ici.'
La marque du pluriel prototypique du nom (-où) peut aussi être suivie d'un diminutif. Favereau (1997:§264) donne ar re-zeoùig en Haut-Trégor.
(2) | Kaz | mawéķ | kenit. | |||||
envoie | là.PL.DIM | avec.toi | ||||||
'Emporte celles-ci (qui sont si belles, ou si bonnes).' | Trégorrois (Plougrescant), Le Dû (2012:69) |
(3) | Sort-mañ | zo dibordet | alkent! | ||||
sorte-ci | est sans.limite | tout.de.même | |||||
'Ceux-ci n'ont pas de limites!' | Le Scorff, Ar Borgn (2011:12) |
(4) | Sort-mañ | zo kulotet! | |||||
sorte.ci | est culotté | ||||||
'Ceux-ci sont culottés!' | Le Scorff, Ar Borgn (2011:40) |
distribution
La distribution des pronoms démonstratifs est celle des groupes nominauxs ou des pronoms forts indépendants.
(1) | Konta 'reer | e-noa | hemañ | greet marhad | gand an Aotrou Nin. | |||||
conter R fait.IMP | avait | celui.ci | fait marché | avec le monsieur Nin | ||||||
'On raconte qu'il avait passé marché avec monsieur Nin.' | Léon, (Cléder) | Seite (1998:7) |
(2) | ... mar teu | hemañ | diwar dour bervet, | emañ pell ahann. | ||||
... si vient | celui.ci | de eau bouillante | se.trouve loin de.là | |||||
'S'il provient d'une eau bouillante, elle se trouve loin d'ici (il est froid).' | ||||||||
Trégorrois, Gros (1996:118) |
On le voit en (3) dans une construction du faux sujet.
(3) | Hemañi | a oa | eur paotr fin | anezañi. | ||||||
celui.ci | R était | un gars fin | P.lui | |||||||
'Celui-ci était malin.' | Léon, (Cléder) | Seite (1998:8) |
On le voit en (4) dans une structure clivée.
(4) | Hemañ 'n hini | am-oa | roët dit | ergentaou. | |||
celui.ci le N | R.1SG-avait | donné à.toi | tantôt | ||||
'C'est celui-ci que je t'avais donné tantôt.' | Trégorrois, Gros (1970b:§'ergentaou') |
propriété pronominale
Les démonstratifs du breton peuvent servir d'anaphore, et donc co-référer avec eux-mêmes.
(5) | Honnez a zo brao | da weled | diwarbenn, | met honnez | a zo klañv | da-vad en diabarz. | |
celle.ci R est beau | à1 voir | de.sur1.tête | mais celle.ci | R est malade | pour1-bon dans.le dedans | ||
'Celle-là est belle à voir à la surface, mais elle est très malade intérieurement.' | |||||||
Trégorrois, Gros (1989:'diabarz') |
Ce n'est pas le cas des pronoms démonstratifs du français.
(6) Celle-là 1 est belle à voir à la surface, mais celle-là2, *1 est très malade intérieurement.
(7) Elle1 est belle à voir à la surface, mais elle2,1 est très malade intérieurement.
sémantique
Les pronoms démonstratifs évoluent vers des pronoms forts indépendants. Ils n'ont pas forcément d'effet d'emphase (Le Dû 2012:71).
Gros (1970:33): "Hennez (celui-là'), honnez ('celle-là'), ar-re-ze ('ceux-là', 'celles-là') sont des mots usés à force d'être employés. On verra dans le texte breton combien sont nombreuses les phrases commençant par ces mots. Dans la plupart des cas, leur sens démonstratif s'est détérioré au point de n'avoir plus la valeur que d'un pronom personnel se rapportant à un être dont il a déjà été question dans la conversation. On les traduit souvent par 'il', 'elle', 'ils' ou 'elles'.
(1) | [ 'ene | zo ˌmømøz 'wa:d | ˌdiɲ ] | |||||||
Hennez | zo memez oad | din. | ||||||||
celui.ci | est même âge | à.moi | ||||||||
‘Il a le même âge que moi.’ | Plozévet, Goyat (2012:194) |
Un bretonnisme remarquable en français est d'ailleurs l'usage des démonstratifs à la place de pronoms sujets (Celle-ci fréquente!; 'Elle voit quelqu'un')
Pronom neutre henn
Le pronom neutre henn est peu usité. Il existe dans des états anciens de la langue. C'est un pronom démonstratif neutre, comme le sont le masculin hennezh et le féminin hounnezh. Cette forme a une variante enclilitique sur le verbe tensé, -henn.
(1) credet henn, moyen breton 1530 J.:32-b.
Groupes nominaux démonstratifs
Le groupe nominal démonstratif se forme en adjoignant à la bordure droite du groupe nominal un déictique locatif.
(1) | Piou an diaoul | [DP | al lakepod-man ] ? | ||||
qui le diable | est | le énergumène-ci | |||||
'Qui diable est cet énergumène?' | Léon, | Kerrien (2000:12) |
(2) | [DP | Ar bugel-se] | ne ra ken tra | nemet | gouelañ. | ||
le enfant-là | ne fait plus chose | seulement | pleurer | Standard, An Here (1995:§nemet) | |||
'Cet enfant ne fait plus que pleurer.' |
morphologie
accentuation
En KLT, où l'accent est régulier sur la pénultième, on voit que le déictique final est invisible pour l'accentuation de mot.
(2) | [me ɡav ˌma:d | ãn a'va:lu se] | ||||
Me a gav mad | an avalou-se. | |||||
moi R1 trouve bon | le pommes-ci | |||||
'J’aime bien ces pommes.' | ||||||
Plozévet, Goyat (2012:128-9) |
variation dialectale
Un /n/ apparaît en finale en vannetais.
(3) | (...) | ‘vehe ket bet | ker pell genin, | an traoù-sen. | |||
'serait pas été | tant long avec.moi | le choses-ci | |||||
'Je n'aurai pas eu (cet egzéma) pendant aussi longtemps.' | Haut-vannetais, Louis (2015:144) |
syntaxe
Les noms propres ont un démonstratif (cf. le bretonnisme Jean-Marie ici est rigolo)
(3) | Jɑ̃ Mai amɑ̃ | zó fêntuz. | ||||
Jean-Marie ici | est drôle | |||||
'Ce Jean-marie est amusant.' | Trégorrois (Plougrescant), Le Dû (2012:46) |
place de l'adjectif
Lorsqu'un adjectif est présent, il apparaît devant l'adverbe déicitique spatial.
(4)a | [DP | Ar plac'h paour mañ ] | neus tra. | ||||
le fille pauvre ci | a chose | ||||||
'... Cette pauvre fille n'a rien.' | Douarneniste, | Hor Yezh (1983:120) |
(4)b | [DP | Al loen paour-mañ ] | n'eo ket druz e draou. | ||||
le animal pauvre-ci | ne'est pas gras son choses | ||||||
'Cette pauvre bête-ci n'a pas gras à manger.' | Gros (1970b:§'loen') |
(4)c | Hag [DP | ar votez-lèr-mañ ] ? | ||||
et | le chaussure-cuir-ci | |||||
'Et cette chaussure?' | Cornouaille, (bigouden), Bijer (2003:14) |
- pour Groix, voir Ternes (1970:214)
placement de holl
Seul un quantifieur comme holl, 'tout', peut apparaître encore plus à droite que le déictique spatial. Cela est dû à une propriété de holl, qui comme tous en français, est un 'quantifieur flottant', c'est-à-dire qu'il peut apparaître séparé du syntagme qu'il quantifie. Ici, c'est la structure holl an traoù-se qui a été modifiée pour donner an traoù-se holl.
(5) | an | traoù-se | holl | |||
le | choses-là | tout | ||||
'toutes ces choses' | Cornouaille (Pleyben), Ar Gow (1999:19) |
avec un nom propre
Dans cette construction du syntagme démonstratif, l'article n'est jamais un article indéfini.
L'article défini n'est pas non plus nécessaire en soi à la structure démonstrative, car on trouve cette structure avec un dépendant possesseur ou avec un nom propre dépourvu de déterminant.
(5) | Ur gér truhek | é | Karnasen-man. | |||||
un village misérable | est | Karnasen-là | ||||||
'Ce Karnasen est un VILLAGE MISERABLE.' | Schapansky (1996:101), citant Jaffré (1986:16) |
Horizons comparatifs
Dans les langues celtiques, on observe des constructions analytiques de démonstratifs, avec un article défini et un déictique adverbial. De telles constructions analytiques sont connues en créole Haïtien: la vache-là, 'cette vache'
Il est rare, dans les langues du monde, que des démonstratifs apparaissent en même temps qu'un article défini. Les deux sont typiquement en distribution mutuelle exclusive (comme en français *la cette chaise, *ces les pelles...). Cependant, il existe des langues où ce n'est pas le cas, comme en bulgare familier (Arnaudova 1998).
Enfin, il existe aussi des langues où des marqueurs définis apparaissent avec des démonstratifs, comme en Suédois. En (a) ci-dessous, grisen a l'air de comprendre un article défini post-posé, -en. En (b), on voit que ce marqueur apparaît dans le même syntagme nominal qu'un démonstratif devant le nom. Cependant, les marqueurs de définitude y sont alors plus similaires à des marques d'accord qu'à des articles (Embick & Noyer 2001:581).
(a) | Gris-en med lång svans grymtade. | (b) | den gamla mus-en | |
cochon-défini avec longue queue grogna | le vieille souris-défini | |||
'Le cochon à la longue queue grogna' | 'la vieille souris, cette vieille souris' | suédois, Embick & Noyer (2001:580) |
Terminologie
Les pronoms démonstratifs sont désignés en breton par le terme:
- - raganv diskouez, (Chalm 2008).
- - (adj. -diskouezañ), (Chalm 2008)
Bibliographie
littérature théorique
- Arnodova, Olga. 1998. 'Demonstratives and the structure of the Bulgarian DP', Papers from the second conference on Formal Approaches to the South Slavic Languages, 1-32; Trondheim Working Papers in Linguistics, University of Trondheim.
- Embick, D. & R. Noyer 2001. ‘Movement Operations after Syntax’, Linguistic Inquiry 32:4, 555–595.
sur le breton
- Pennaod, G. 1969. 'Diwar-benn ar raganvioù-gour 3e un. gourel ha nepreizh ha raganvioù-diskouezhañ zo.', Preder Kaier 123-124.
- Urien, J.Y. 1992. 'Le démonstratif dans la syntaxe du nom en breton', Roazhon 2 : Klask 2 :105-129.