Différences entre les versions de « Emprunt »
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Version du 30 janvier 2018 à 19:20
Un emprunt, en linguistique, n'a pas à être rendu: un emprunt est importé d'une langue d'origine à une langue d'accueil où il devient un mot de cette langue d'accueil. Il est pleinement intégré au système de la langue cible. Cette propriété distingue l'emprunt du changement de code (code-switching).
Quand une langue emprunte à une autre, cet emprunt peut être d'ordre prosodique, accentuel, lexical ou syntaxique. L'exemple en (1) est un emprunt d'ordre lexical. La dimension de son accueil dans le système du breton est, elle, à la fois d'ordre phonologique, prosodique, accentuel, lexical et/ou syntaxique.
(1) | Traoù kriz | en deus gwelet | durant | ar brezel. | |||
choses atroce | R.3SGM a vu | pendant | le guerre | ||||
'Il a vu des choses atroces durant la guerre.' | Le Scorff, Ar Borgn (2011:13) |
Adaptation au système linguistique nouveau
Un mot emprunté à une autre langue s'adapte au système nouveau dans lequel il est inséré. Il devient pleinement un mot de cette langue, ce que l'on peut voir dès que ce mot subit les règles de la langue d'accueil.
systèmes d'accueil des emprunts
Le breton a spécialisé certain outils morphologiques pour l'accueil d'emprunts au français.
On a par exemple le suffixe verbal de l'infinitif -al qui s'est spécialisé sur les verbes d'emprunt (chaseal, 'chasser' ou paseal, 'passer' Gros 1984:354).
Le suffixe singulatif -enn, apparaît sur les noms d'emprunt d'animaux (jirafenn), et le suffixe -ez apparaît sur les noms d'emprunt de légumes (bananez, Vallée 1980:XVI).
adaptation à la phonologie de la langue cible
Un emprunt peut importer un élément grammatical d'une autre langue, tel quel, en l'utilisant pour la même fonction dans la langue d'origine que dans la langue d'accueil. Sa phonologie en est changée. En (2), surtout est prononcé /syrtu/ en français, mais /syrtut/ en breton.
(2) | Hir eo | an eternite, | surtout | ba'n achumant! | ||
long est | le éternité | surtout | dans'le fin | |||
'L'éternité est longue surtout vers la fin!' | Le Scorff, Ar Borgn (2011:47) |
En (3), l'emprunt au français grave, /grav/ est dévoisé en /f/ sur la consonne finale pour respecter les règles phonologiques bretonnes de dévoisement en fin de mot.
(3) | Ne | ket | graf ! | |||
ne.est | pas | grave | ||||
'C'est pas grave!' | Cornouaille (bigouden), Stéphan (1986:5) |
Mordiern (1939:12,13) donne des exemples d'emprunts au français marqués par des changements phonologiques réguliers, qu'il fait remonter au moyen-âge:
- une finale en e muet (schwa) obtient -a dans son équivalent breton (la ville de Fougère > Foujera ; promesse > promesa).
- un é final obtient -ez (communauté > kommunotez, pavé > pavez, privé > prevez)
- les finales en eau, eaux obtiennent -el, (Bordeaux > Bourdel) ou -ell (mangonneau > bañgounell, guideau > kidell, drapeau > drapell).
- une finale en ier obtient -er (pelletier > peleter, denier > diner, destrier > drester)
- une finale en ois, ais obtient une finale en -ez (François, Français > Fransez) ou -iz (bourgeois > bourc'hiz).
adaptation au système des mutations
En (3), l'adjectif emprunté au français modeste reçoit un préfixe breton privatif (di-) qui, conformément au système breton, déclenche une lénition (M>V) sur l'adjectif.
(3) | Ne zeu ket | sonjoù divodest | da virout ouzhit | da gousket, a-wechoù? | ||
ne1 vient pas | pensées im1.modeste | à1 empêcher à.toi | à1 dormir, parfois | |||
'Ne te vient-il pas de pensées immodestes qui t'empêchent de dormir, parfois?' | Standard, Drezen (1990:53) |
L'emprunt se distingue ainsi du changement de code. Un emprunt, contrairement au changement de code, marque un point de non-retour.
En (4), L'emprunt au français voisin se prononce [vwazin]. La dénasalisation de la voyelle finale marque le passage au système breton. C'est un point de non-retour, puisque le français a un mot lexical féminin, voisine, qui se prononce donc exactement pareil. L'interprétation reste cependant masculine. C'est une dérivation bretonne en -ez qui obtiendrait la variante féminine de ce nouveau mot.
(4) | Frank a galon | eo ma voazin. | ||||
grand de1 coeur | est mon2 voisin | |||||
'Mon voisin est large de cœur, généreux.' | Le Scorff, Ar Borgn (2011:56) |
Le même système s'applique aux mutations consonantiques.
En (5), l'emprunt au français valise s'est intégré dans le lexique breton comme si son V initial résultait d'une mutation M>V (lénition).
Le mot breton est donc rétabli en malizenn, ur valizenn. En (5), le mot 'valise' est utilisé dans une construction génitive qui entraine l'absence d'article devant le nom. La forme est donc non-mutée.
(5) | Pelec'h 'ta | eo chomet | malizenn | an itron | Alberto? | ||
où donc (R) | est resté | valise | le madame | Alberto | |||
'Mais où est donc passée la valise de madame Alberto ?' | |||||||
titre de livre jeunesse, M.D. Arros (2004), An Here (éd.) |
On trouve différents degrés d'intégration d'un emprunt dans la langue cible. L'emprunt au français gazette a donné le nom féminin kazetenn, ar gazetenn. En (6), Herrieu réactive l'emprunt. La structure bretonne n'offre pas de déclencheur de lénition, et l'initiale G du français gazette est préservée pour obtenir gazet, gazetoù.
(6) | Bout | a zo a-barzh | ul levraoueg ha gazetoù. | ||||
être | R est dedans | un bibliothèque et revues | |||||
'Il y a dedans une bibliothèque et des revues.' | Vannetais, Herrieu (1994:165) |
manquements d'adaptation au système d'accueil
Les emprunts récents sont parfois repérables aux exceptions qu'ils créent dans le système de la langue d'accueil.
Les noms empruntés récemment au français créent des exceptions au système de mutation.
(1) | [ar 'ɡa:r], | ar gar, | 'la gare', | Plozévet, Goyat (2012:133) |
En (2), le nom emprunté ne mute pas lui-même, mais la mutation B>V qu'il provoque sur l'adjectif est présente.
(2) | e bijoutiri vraz, | 'sa grande bijouterie', | Plougrescant, Le Dû (2012a:38) |
Ce qui est emprunté
emprunt de morphème
La matière qui est empruntée à une langue peut être du matériel morphologique, comme un morphème lié.
Le breton a par exemple emprunté des préfixes à l'ancien français et au français (mal-, re-, Deshayes 2003:37). Ces préfixes évoluent ensuite comme des préfixes de la langue d'accueil, comme le français entre- emprunté et dénasalisé en breton en etre- (Deshayes 2003:37).
L'emprunt d'un morphème peut avoir un impact syntaxique sur le mot obtenu en entier.
Le breton a emprunté au français nombre de suffixes pour la formation des adjectifs, comme -an et -ard. Les adjectifs dérivés de ces suffixes peuvent se nominaliser par simple ajout d'un article (ur moanard, 'un homme mince', Gros 1984:357, un amerikan). Les adjectifs bretons qui n'ont pas cette histoire d'emprunt au français n'ont pas cette possibilité syntaxique (*un plijus, *ur spontus).
emprunt de matériel fonctionnel
Le matériel fonctionnel d'une langue peut aussi être emprunté. La finale en -ing est prototypiquement empruntée à l'anglais dans les mots français footing, pressing et casting. On peut voir que l'emprunt a procédé du morphème ing et non des mots en entier car le sens obtenu n'est pas original dans la langue anglaise.
- footing, 'foot position'/*jogging
- pressing, 'act of pressing'/*dry-cleaning store
- casting, 'act of casting'/*casting audition, casting session
Le matériel fonctionnel d'une langue peut être emprunté même lorsqu'il est complexe. C'est le cas de [Eskø] , particule Q en bas-vannetais, ou de nompas, la négation des infinitives.
(1) | [eskø | so | ta:w | ʁe | be:w ] | |
est-ce que | y.a | toujours | ceux | vivant | ||
‘Est-ce qu'il y (en) a encore des vivants?’ | Bas-vannetais, Cheveau (2007:213) |
(2) | Evitañ da nompas | kouezhañ | war e gostez | |||
pour.lui de ne.pas | tomber | sur1 son1 côté | ||||
'Pour ne pas qu'il tombe sur le côté.' | Cornouaillais (bigouden), Bijer (2007:225) |
emprunt de matériel lexical conjugué
Les gérondifs français comme durant ou suivant sont empruntés en breton pour créer des prépositions.
(1) | /sẃivãd-ənãb | ə-dyt / | ||||
suivant-an namb | a dud | |||||
suivant-le.nombre | de-gens | |||||
'suivant le nombre des gens' | Groix, Ternes (1970:320) |
emprunt de stratégie de grammaticalisation
En anglais ou en breton, le cardinal 1 (one, unan) a grammaticalisé en une tête nominale qui peut servir à une reprise anaphorique. Cette grammaticalisation du cardinal est illicite en français standard. En français de Basse-Bretagne cependant, très plausiblement par phénomène de contact, cette grammaticalisation est courante.
(3) Celle qui n'en avait pas allait louer une ou bien elle la prêtait avec une amie.
- Douarnenez, Martin (1994:79)
Changements de catégorie
Un emprunt lexical peut changer de catégorie d'une langue à l'autre.
(3) | Fache | vehai guet-ou | plæguein é gorv | de labourad. | ||
fâcherie | serait avec.lui | plier son1 corps | pour1 travailler | |||
'Il serait fâché de contraindre son corps à travailler.' | ||||||
IS.:328, Vannes, 1790, cité dans Audic (2013:103) |
Les emprunts au français sont très répandus en breton dans la catégorie des adverbes, surtout à partir des adjectifs du français.
(4) | Na bout | 'oa arru kozh, | e kerzhe c'hoazh pasapl. | |||
même si | était arrivé vieux | R4 marchait encore pas.mal | ||||
'Bien qu'il fût devenu vieux, il marchait encore pas mal.' | ||||||
Le Scorff, Ar Borgn (2011:19) |
(5) | Gouzout a reant | magnifik, | pétra â dlié | erruout gant ô bugalé. | ||||
savoir R faisaient | pertinemment | quoi R1 devait | arriver avec leur2 enfants | |||||
'Ils savaient pertinemment ce qui devait advenir de leurs enfants.' | Léon (Lesneven), Burel (2012:38) |
Emprunts, toponymie et datation
On a vu qu'un mot emprunté suit les règles de la langue d'accueil. Cela implique que lorsque les sons d'une langue changent, ce mot emprunté changera aussi de forme à partir de son entrée dans la langue d'accueil. Dès qu'on sait dater les évolutions d'une langue donnée, langue d'emprunt ou langue d'accueil, on peut regarder si un emprunt en a été affecté, et en déduire sa date d'emprunt.
Vallérie (1989:130) donne des exemples d'études de datation d'emprunt de mots français dans la langue bretonne. Ainsi, le terme goaranta a été emprunté au français avant que celui-ci ne transforme /gwa/ en /ga/. Le terme galoupat a été emprunté après cette évolution. Le nom français /fwer/, 'foire', a été emprunté en KLT avec d'abord une assimilation de /we/ en /oe/, puis une évolution de /oe/ en /oa/, donnant les formes actuelles /foar/, /fwar/ du KLT. Le nom mouchoir a été emprunté après l'évolution de /oe/ en /oa/, obtenant la forme actuelle /muʃuer/
Cette méthode est très utile pour cerner la date d'emprunt des noms de lieux, et comprendre donc les différentes formes qui existent pour un même nom de lieu. Le français a par exemple commencé au XI° siècle à vocaliser le /l/ devant consonne. C'est ce qui a créé entre autres les pluriels irréguliers en -aux, car /ʃɘvals/'chevals' a donné /ʃɘvo/'chevaux'. Quand on considère la forme française Auray et la forme bretonne correspondante Alre, on voit que la langue française avait emprunté la forme Alre avant le XI° siècle.
Terminologie
Pennaod ou Vallérie (1989) utilisent pour 'emprunt' le terme breton amprest.
On trouve en anglais les termes loanword et borrowing.
Bibliographie
- Chauveau, Jean-Paul. 1985. 'Du breton au gallo: calques et emprunts sémantiques', Actes du XVII Congrès International de Linguistique et Philologie Romanes, (Aix en Provence 1983), Vol.7, 174-86.
- Chauveau, Jean-Paul. 1985. 'Quelques emprunts du gallo au breton', La Bretagne Linguistique 1, CRBC.
- Favereau, F. 1992. 'Emprunts français dans un parler breton de Haute-Cornouaille finistérienne (Poullaouen – 29246)', Études Celtiques, 29:171-181.
- Vallerie, E. 1989. 'Lec'hanvadurezh, un hentenn nevez d'ar studioù', Lukian Kergoat (dir.), Klask 01, 129-135.
- Piette, J.R.F. [=Arzel Even]. 1973. French Loanwords in Middle Breton, University of Wales Press, Cardiff.