Différences entre les versions de « Démographie, nuptialité et brassage dialectal en Basse-Bretagne »

De Arbres
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Le domaine congéable, et la quévaize qui en est assez proche, sont une originalité du Droit Rural breton. Leur pratique couvre un domaine comprenant la Cornouaille, le Trégor, le pays de Vannes et le vicomté de Rohan.
Le domaine congéable, et la quévaise qui en est assez proche, sont une originalité du Droit Rural breton (pour une revue historique et juridique de détail, se reporter à [[Hamon (2006)|Hamon 2006]]). Leur pratique couvre un domaine comprenant le pays de Vannes et le vicomté de Rohan autour de Pontivy, la Cornouaille, le Trégor, à l'exception de l'évêché de Tréguier et du comté de Goëlo autour de Paimpol, ainsi que de la commune de Daoulas proche du Léon ([[Sée (1906)|Sée 1906]]:648, [[Hamon (2006)|Hamon 2006]]).


Dans le Trégor et la Cornouaille, à l'exception de l'évêché de Tréguier et du comté de Goëlo ([[Sée (1906)|Sée 1906]]:648), la formule la plus représentée d'accès à la terre est ce domaine congéable, par lequel de nouveaux ménages sans capital peuvent louer une terre sans en être propriétaires et y faire subsister une famille. Ces "domaniers" ou "convenants" ne sont cependant pas des locataires: ils possèdent les bâtiments et talus qu'ils construisent, les arbres qu'ils plantent et les améliorations qu'ils apportent, constatées et remboursées par le propriétaire si celui-ci veut rompre le contrat.  
Par ce domaine congéable, des ménages sans capital peuvent louer une terre sans en être propriétaires et y faire subsister une famille. Ces "domaniers" ou "convenants" ne sont cependant pas des locataires: ils possèdent les bâtiments et talus qu'ils construisent, les arbres qu'ils plantent et les améliorations qu'ils apportent, lesquelles sont constatées et remboursées par le propriétaire si celui-ci veut rompre le contrat.  


Dans les terres des Monts d'Arrée, où les seigneuries écclésiastiques depuis le moyen-âge voulaient favoriser l'installation de main d'oeuvre pour le défrichement et la culture, la formule de fermage est modulée en "quévaise" (Sée 1906:648, Laurent 1972). Chaque paysan nouveau venu obtient un emplacement de maison, un petit jardin et un lopin de terre contre obligation de culture d'une partie des terres, un prélèvement sur les récoltes et quelques volailles. L'habitat y est regroupé et les parcelles égales. La division du patrimoine n'y est pas un risque, car seul le plus jeune des enfants hérite. Cette formule encourage même la natalité car le domaine revient au seigneur s'il n'y a pas de descendance.
Dans les terres des Monts d'Arrée, où les seigneuries écclésiastiques depuis le moyen-âge voulaient favoriser l'installation de main d'oeuvre pour le défrichement et la culture, la formule de domaine congéable est modulée en "quévaise" (Sée 1906:648, Laurent 1972). Chaque paysan nouveau venu obtient un emplacement de maison, un petit jardin et un lopin de terre contre obligation de culture d'une partie des terres, un prélèvement sur les récoltes et quelques volailles. L'habitat y est regroupé et les parcelles égales. La division du patrimoine n'y est pas un risque, car seul le plus jeune des enfants hérite du contrat. Les filles ne sont pas exclues de l'héritage ([[Hamon (2006)|Hamon 2006]]:fn 97). Cette formule encourage la natalité car le domaine revient au seigneur s'il n'y a pas de descendance.


[[Hamon (2006)|Hamon (2006]]:) note que le Léon est à part; le simple fermage [location des terres] est "presque exclusivement localisé dans [c]e riche diocèse". [[Sée (1906)|Sée (1906]]:650) y décelait juste une influence des pratiques du domaine congéable voisin ("dans le pays de Léon et dans la juridiction de Daoulas, les fermes sont plus nombreuses que les convenants, mais elles sont soumises à un usement particulier, qui a subi l'influence du domaine congéable : elles sont le plus souvent de 9 ans, comme les baillées des convenants ; le fermier, comme le domanier, doit acquitter une commission assez élevée, et il doit donner pour les corvées la somme même qui est prescrite par l'usement de Cornouaille").
[[Hamon (2006)]] note que le Léon est à part, et la simple location des terres, le fermage, y est "presque exclusivement localisé dans [c]e riche diocèse". [[Sée (1906)|Sée (1906]]:650) décelait juste sur le fermage une influence des pratiques du domaine congéable voisin ("dans le pays de Léon et dans la juridiction de Daoulas, les fermes sont plus nombreuses que les convenants, mais elles sont soumises à un usement particulier, qui a subi l'influence du domaine congéable : elles sont le plus souvent de 9 ans, comme les baillées des convenants ; le fermier, comme le domanier, doit acquitter une commission assez élevée, et il doit donner pour les corvées la somme même qui est prescrite par l'usement de Cornouaille").


[[Hamon (2006)]] fait remonter le domaine congéable "au moins depuis le milieu du XIIIème siècle". On a peut-être un témoin beaucoup plus ancien de cette coutume. Une pierre gravée du VI° siècle, découverte dans le bois dit des Aulnays à Gomené, pourrait constituer une borne signalant un terrain de domaine congéable. Elle porte l'inscription en [[vieux breton]] ''[[CEdPArthSΘ]]'' /donné-partie-ceci/ (notre lecture du [[vieux breton]] est hésitante, se reporter à la discussion dans [[Latimier (1969)|Latimier 1969]]). Le domaine congéable survit à la Révolution française. Une loi abolit alors le domaine congéable, dont la terre peut être rachetée en août 1792, puis sans rachat en 1793. Ces lois sont abrogées ensuite par la loi du 9 brumaire an VI (30 octobre 1797), rejentant l'argument qu'il apaprtient au droit féodal. [[Hamon (2006)]] constate que le domaine congéable existe encore dans le ''nouveau Code Rural'' de 1983.  
[[Hamon (2006)]] fait remonter le domaine congéable "au moins depuis le milieu du XIIIème siècle". On a peut-être un témoin beaucoup plus ancien de cette coutume. Une pierre gravée du VI° siècle, découverte dans le bois dit des Aulnays à Gomené, pourrait constituer une borne signalant un terrain de domaine congéable. Elle porte l'inscription en [[vieux breton]] ''[[CEdPArthSΘ]]'' /donné-partie-ceci/ (notre lecture du [[vieux breton]] est hésitante, se reporter à la discussion dans [[Latimier (1969)|Latimier 1969]]). Le domaine congéable survit à la Révolution française. Une loi abolit alors le domaine congéable, dont la terre peut être rachetée en août 1792, puis sans rachat en 1793. Ces lois sont abrogées ensuite par la loi du 9 brumaire an VI (30 octobre 1797), rejentant l'argument qu'il apaprtient au droit féodal. [[Hamon (2006)]] constate que le domaine congéable existe encore dans le ''nouveau Code Rural'' de 1983.  

Version du 20 avril 2019 à 20:08

Dans cet article, je rassemble les sources concernant la démographie en Basse-Bretagne au tournant de la révolution démographique, du XIX° au XX°, afin d'appréhender son impact sur la diversité dialectale dans les foyers, et par là son impact sur la variation dialectale. Deux points en particulier intéressent l'étude dialectale: la migration interne et la mobilité nuptiale.

Avec la baisse de la mortalité courant XIX° et une natalité très forte, la plupart des communes au XIX° montraient un excédent de population considérable donnant lieu à des départs des communes. Ces émigrants d'un dialecte breton allaient-ils, au moins en partie au contact linguistique de locuteurs d'un autre dialecte? Quel est l'impact de ces migrations sur la flexibilité dialectale? Une partie de cette migration est-elle nuptiale? Quelle était la diversité dialectale au sein des couples? La diversité dialectale des parents décide effectivement de l'input disponible pour l'acquisition du langage par la prochaine génération. Cet impact linguistique est en particulier frappant dans le cas des pratiques de tutoiement et vouvoiement en breton.


Augmentation du taux de natalité au XIX°

Alors qu'en France la natalité baisse au long du XIX° après la révolution démographique, en Bretagne la natalité continue d'augmenter et attire l'intérêt des démographes (Dumont (1889, 1890).

Pour le XIX°, Dumont (1890) constate dans le canton de Fouesnant un taux de nuptialité qu'il considère "parmi les plus considérables que l'on puisse observer en France", accompagné d'une augmentation de la natalité "notablement élevée pendant la décade 1873-1883, où elle se maintient, pour toutes les communes, entre 41,1 et 46,4 [naissances pour 1000 habitants]". Dumont décrit en 1890 un canton de Fouesnant très jeune, comptant seulement une personne de plus de soixante ans pour 22 habitants (Dumont 1890:444).

Dumont (1889) considère qu'en 1888, le département des Côtes-du-Nord détient un des taux de natalité les plus élevés de France. Mais le département n'est pas uniforme. Plus les communes sont pauvres, comme Belle-Île-en-Terre, et plus elles ont une natalité forte. Callac "généralement considéré comme étant [le canton] le plus pauvre de tous", a une natalité record avec "pendant la décade 1873-1883, une moyenne de 5,6 enfants par mariage" (Dumont (1890:441). Ceci dessine une explosion démographique différenciée, d'autant que la mortalité est "plus faible dans le canton de Callac que dans celui de Perros et même que dans une partie de celui de Paimpol".


nuptialité et capital

Dumont (1889, 1890) lie l'explosion démographique différenciée à une relation différente à la propriété. Le Finistère, remarquable par son taux de nuptialité ("presque tous les mariables [y] sont mariés") est caractérisé par une rareté d'accès à la propriété. Dans les communes aisées du Côtes-du-Nord (Nord Trégor et Goëlo), la volonté de préservation du capital foncier contre l'éclatement des héritages pose un un frein à la nuptialité.


petits propriétaires

Dans le département des Côtes-du-Nord dans les cantons plus aisés, sur la côte à Paimpol, à Perros-Guirrec, et à Dinan la nuptialité chute au XIX°, entrainant une chute de la natalité globale malgré le nombre d'enfants par ménage qui restait similaire. Dumont (1889:312) relève par exemple à Plounez dans le canton de Paimpol un phénomène de célibat tardif pour la partie aisée du bourg. Les mariages y sont "le plus souvent vers 35 ou 40 ans pour les hommes, vers 30 ou 35 ans pour les femmes". Des fermes sont communément tenues par des fratries de céibataires.

 Dumont (1889:306)
 "A Plounez, à Kerfot surtout, un grand nombre de ménages sont composés de trois, quatre ou cinq frères et soeurs cultivant ensemble un petit bien de 1 000 à 1 400 francs de revenu et vieillissant sans songer au mariage. Ils redoutent un changement de condition, prétextent la crainte de ne plus pouvoir vivre chez eux et d'être obligés d'aller travailler à la journée chez les autres. [...] Parfois il arrive que le plus jeune de la famille, au retour du service militaire, émancipé par l'air du dehors, signifie à ses frères et soeurs sa résolution de se marier. Cela jette la consternation dans le ménage ; c'est la division inévitable du patrimoine, le désarroi de l'association, la dispersion de ses membres. Alors chacun doit songer à soi, se créer un nouveau foyer, et il n'est pas rare de voir les quatre ou cinq frères et soeurs contracter mariage le même jour par économie, alors que les aînés ont la quarantaine ou même la dépassent."


La littérature du XIX° et du début du XX° confirme l'image d'une société au Nord du domaine brittophone où l'accès au mariage n'est pas évident pour un individu, qui doit prendre en compte les ressources de son tissu familial. Des célibats tardifs voire définitifs peuvent par exemple être provoqués par un aîné qui ne se marie pas pour cause d'études, et monopolise les ressources (Ar Floc'h 1937-1938).


domaine congéable et quévaise

Le domaine congéable, et la quévaise qui en est assez proche, sont une originalité du Droit Rural breton (pour une revue historique et juridique de détail, se reporter à Hamon 2006). Leur pratique couvre un domaine comprenant le pays de Vannes et le vicomté de Rohan autour de Pontivy, la Cornouaille, le Trégor, à l'exception de l'évêché de Tréguier et du comté de Goëlo autour de Paimpol, ainsi que de la commune de Daoulas proche du Léon (Sée 1906:648, Hamon 2006).

Par ce domaine congéable, des ménages sans capital peuvent louer une terre sans en être propriétaires et y faire subsister une famille. Ces "domaniers" ou "convenants" ne sont cependant pas des locataires: ils possèdent les bâtiments et talus qu'ils construisent, les arbres qu'ils plantent et les améliorations qu'ils apportent, lesquelles sont constatées et remboursées par le propriétaire si celui-ci veut rompre le contrat.

Dans les terres des Monts d'Arrée, où les seigneuries écclésiastiques depuis le moyen-âge voulaient favoriser l'installation de main d'oeuvre pour le défrichement et la culture, la formule de domaine congéable est modulée en "quévaise" (Sée 1906:648, Laurent 1972). Chaque paysan nouveau venu obtient un emplacement de maison, un petit jardin et un lopin de terre contre obligation de culture d'une partie des terres, un prélèvement sur les récoltes et quelques volailles. L'habitat y est regroupé et les parcelles égales. La division du patrimoine n'y est pas un risque, car seul le plus jeune des enfants hérite du contrat. Les filles ne sont pas exclues de l'héritage (Hamon 2006:fn 97). Cette formule encourage la natalité car le domaine revient au seigneur s'il n'y a pas de descendance.

Hamon (2006) note que le Léon est à part, et la simple location des terres, le fermage, y est "presque exclusivement localisé dans [c]e riche diocèse". Sée (1906:650) décelait juste sur le fermage une influence des pratiques du domaine congéable voisin ("dans le pays de Léon et dans la juridiction de Daoulas, les fermes sont plus nombreuses que les convenants, mais elles sont soumises à un usement particulier, qui a subi l'influence du domaine congéable : elles sont le plus souvent de 9 ans, comme les baillées des convenants ; le fermier, comme le domanier, doit acquitter une commission assez élevée, et il doit donner pour les corvées la somme même qui est prescrite par l'usement de Cornouaille").

Hamon (2006) fait remonter le domaine congéable "au moins depuis le milieu du XIIIème siècle". On a peut-être un témoin beaucoup plus ancien de cette coutume. Une pierre gravée du VI° siècle, découverte dans le bois dit des Aulnays à Gomené, pourrait constituer une borne signalant un terrain de domaine congéable. Elle porte l'inscription en vieux breton CEdPArthSΘ /donné-partie-ceci/ (notre lecture du vieux breton est hésitante, se reporter à la discussion dans Latimier 1969). Le domaine congéable survit à la Révolution française. Une loi abolit alors le domaine congéable, dont la terre peut être rachetée en août 1792, puis sans rachat en 1793. Ces lois sont abrogées ensuite par la loi du 9 brumaire an VI (30 octobre 1797), rejentant l'argument qu'il apaprtient au droit féodal. Hamon (2006) constate que le domaine congéable existe encore dans le nouveau Code Rural de 1983.

Au XIX°, autour de Quimper, dans le canton de Fouesnant, la population est pauvre et ne possède pas les terres qu'elle travaille. La nuptialité n'y est donc nullement entravée par la division du patrimoine. De plus, un contexte d'explosion démographique, la possibilité de bâtir est nécessairement cruciale. La nuptialité y est donc maximale. Elle y est particulièrement remarquable pour les hommes. En 1881, les communes de Bénodet, Clohars, La Forêt, Gouesnac'h, Pleuven, Saint-Evarzec et Fouesnant comptaient, sur une population de 8007 habitants, que très peu de célibataires de plus de quarante ans (47 hommes et 70 femmes, Dumont 1889:429, 441).

Dès le XIX°, quelques industries défaillantes peuvent déjà, aussi, sporadiquement, induire des migrations. Sébillot, en discussion de Dumont (1888), pointe que l'émigration à Bréhat peut être y être liée à l'arrêt de l'activité de la production de soude.

nuptialité et religion

Selon Dumont (1888, 1889, 1890), l'église a un impact négatif évident sur la nuptialité.

Dumont (1888:737) considére qu'à Bréhat, le mariage n'est contracté que si le manque d'aisance impose à un homme de prendre femme, par besoin de main d'oeuvre. Dès que l'aisance s'installe, la nuptialité baisse en laissant voir les effets de la religion comme repoussoir au mariage. Dumont (1889:277) considère que les hommes du canton de Paimpol sont peu croyants mais que, par les femmes "pour qui le prêtre est un dieu, la religion a conservé une influence considérable sur les moeurs. Elle tend à leur faire regarder l'amour comme une embûche du démon, l'état de mariage comme très inférieur à celui de virginité".

L'emprise inégale de la religion catholique à travers le pays participe au contraste entre les communes du Nord Trégor et Goëlo et de la Cornouaille. Dans le canton de Fouesnant, Dumont (1889:425) considère que l'empressement des fidèles à sortir de l'église le dimanche et l'abandon des tombes dans le cimetière sont des indices que les cornouaillais "restent pliés aux pratiques religieuses avec plus de régularité que de zèle."


Explosion démographique différenciée et immigration intérieure

Les travaux de Dumont mettent en évidence une explosion démographique différenciée entre les cantons brittophones. Selon les généralisations qu'il dégage à partir des cantons de Paimpol, Perros-Guirrec, Fouesnant et Callac, les communes pauvres, montrant une faible emprise de l'église, et avec des accès aisés au bâti pour les pauvres ont du voir leur population exploser dans la seconde partie du XIX°, ce qui a créé une forte source d'émigration. En terme linguistiques, ces zones étaient exportatrices de locuteurs.


traces des mobilités internes dans les recensements

L'étude des recensements montre des soldes migratoires positifs ou négatifs sur les communes, et dessine des mouvements de population. Par exemple à Ploubazlanec, en situation semi-isolée de presqu'île, de 1831 à 1851, l'excédent de la natalité sur la mortalité est chaque année de 8,6 pour 1 000 habitants, mais l'augmentation de population a été de 293 habitants seulement. La moitié environ de l'excédent de la natalité a émigré au dehors, et l'émigration a dépassé de 276 le nombre inconnu des immigrants (Dumont (1889:291). On ne sait pas si ces mouvements étaient liés aux mariages, ni si les destinations ou provenances de ces mouvements, mais des corrélations émergent.

Les villes comme Paimpol, qui ont une natalité faible tout le long du XIX° croissent cependant en habitants. C'est principalement dû à une attraction sur les populations rurales proches.

Cette émigration rurale est probablement accompagnée par un mouvement vers les côtes. Dumont (1889:286) note par exemple que dans les communes pauvres mais maritimes du département des Côtes-du-Nord, comme Kerity, Plouezec, Trélevern ou Trévou-Tréguignec, les recensements du début du XIX° révèlent un solde migratoire positif. Les communes agricoles proches de Yvias, Plounez ou Plourivo ont en effet exporté leur surplus démographique de 1800 à 1831. Dumont attribue ce mouvement à "l'attrait que la vie maritime exerce sur les populations pauvres de l'intérieur", sans préciser la nature de cet attrait.

Certaines zones accueillent clairement des populations nouvelles, mais sans que cela ait un impact sur le brassage des dialectes bretons. Dumont (1888:739) compte sur l'île de Bréhat 21% des habitants nés en dehors de la commune, mais ce sont probablement de nouveaux arrivants qui ne proviennent pas de Basse-Bretagne, suite à une baisse du foncier. De plus, les habitants y sont tournés vers le fonctionnariat et sont déjà, fin XIX°, en train de choisir préférablement le français comme langue d'échange.

Accroissement des fratries et endogamie

Selon l'hypothèse développée par Sutter & Tabah (1955), l'augmentation des fratries a une influence directe sur l'endogamie car elle fait apparaître pour chaque individu nombre de cousins jusqu'au sixième degré. La révolution démographique au tournant de l'ère industrielle implique, partout en Europe, le passage de systèmes où l'endogamie est fortement présente à des systèmes massivement exogames. La Bretagne ne fera pas exception, mais son passage à l'exogamie est nettement plus tardif. Fin XIX° et début XX°, l'endogamie y a été assez forte, avec des records européens.

Cela intéresse l'étude des migrations internes car dans les mariages endogames, la distance de commune d'origine entre conjoints est plus grande. Dans cette hypothèse, l'augmentation des fratries constatée fin XIX° en Centre Bretagne et en Basse Cornouaille met en ménage des conjoints dialectalement plus différents.


l'éclairage des généticiens des années 50

De façon détournée, les études de génétique des populations des années cinquante, qui s'appuyaient sur les documents d'archives des mariages et les consanguinités déclarées aux évêchés, peuvent nous renseigner à la marge sur les brassages inter-dialectaux induits par le mode de formation des familles.

Sutter & Tabah (1955) ont comparé les origines de conjoints des deux départements du Finistère et du Loir-et-Cher du XIX° et du début du XX° selon que les unions ont nécessité une dérogation religieuse pour des raisons de consanguinité (unions entre parents du premier degré jusqu'aux cousins au sixième degré). Sutter et Tabah considèrent que la persistance de l'endogamie est caractéristique des départements bretons. Ils comptent, pour 1911, 4,5% d'unions consanguines en Finistère. De plus, chaque guerre provoque à sa suite une petite poussée endogame, et les unions consanguines dépassent les 6% juste après la première guerre mondiale. Dans l'entre-deux guerres, elles se stabilisent autour de 2 ou 3 %, puis descendent à 2,9% en 1942 et enfin à 0,6% en 1949.

Dans le cadre d'une recherche linguistique, ce qui nous intéresse est la corrélation géographique et donc dialectale des pratiques nuptiales. Or, les unions consanguines induisent un principe d'anti-localité. Sutter & Tabah (1955) ont en effet montré que l'endogamie est corrélée avec une aire de choix des conjoints plus grande de quelques kilomètres que dans les unions non-consanguines. Plusieurs dimensions sociologiques peuvent expliquer ces faits. Le tabou incestueux rend plus acceptable le choix d'un conjoint d'extraction familiale si celui-ci provient culturellement d'une zone différenciée. La nécessité de partir d'un lieu saturé démographiquement pousse aussi à chercher des candidats plus loin géographiquement. Ce type de choix est rendu possible par un mode de sociabilisation rural en famille élargie, entre "cousins à la mode de Bretagne", où les familles voyagaient assez loin de chez elles pour des noces familiales durant plusieurs jours, ce qui constituait les rares occasions de sociabilisation non-religieuses pour les jeunes gens. Dumont (1890:425) note ainsi à Fouesnant fin XIX° que les noces sont "l'occasion de repas prolongés pendant plusieurs jours. On y chante encore un peu et l'on danse au son du biniou".

L'endogamie a diminué fortement dans la première partie du XX°. Sutter (1958:245) note en Finistère une chute significative du pourcentage de mariés domiciliés dans la même commune entre 1911-1912 (46,2%) et 1951-1953 (29%), ainsi qu'une chute des mariages endogames. La fin de la période endogame coïncide avec une extension de l'aire géographique de choix des conjoints plus forte, due à l'industrialisation, l'immigration et l'émigration, l'augmentation des moyens de transports, etc.

Sous l'hypothèse raisonnable que les brittophones se comportaient maritalement comme l'ensemble de la population finistérienne, cette période a été une période de brassage des dialectes bretons à l'intérieur des familles, dans un contexte d'installation massive du bilinguisme français.


Diachronie

Dumont (1890) rapporte qu'avant la Révolution, les cérémonies de mariages comportaient des simulacres d'enlèvement.


Bibliographie

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  • Crépin, Marie-Yvonne. 2015. 'L'homicide du conjoint en Bretagne aux XVIIIe et XIXe siècles: permanence d'un crime familial', Annales de démographie historique 2 (130).
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  • Dumont Arsène. 1889. 'Essai sur la natalité dans le canton de Paimpol (Côtes-du-Nord)', Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, III° Série. Tome 12, 273-315 texte.
  • Dumont, Arsène. 1890. 'Etude sur la natalité dans le canton de Fouesnant', Bulletins et Mémoires de la Société d'Anthropologie de Paris, 415-446. texte.
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