Contact

De Arbres

Des phénomènes linguistiques particuliers s'opèrent quand deux langues sont en contact. L'étude des phénomènes de contact langagier touche les domaines du bilinguisme, du code-switching, des emprunts et de la grammaticalisation.

Aujourd'hui, tous les locuteurs du breton sont au moins bilingues, le plus souvent avec le français. Toute évolution actuelle de la langue est donc interrogeable en termes de phénomène de contact.


Influence linguistique et contact

convergences

Il n'est pas toujours évident de déceler si deux langues en contact se sont effectivement influencées. Si elles montrent le même phénomène, ce peut être le fruit d'une influence de l'une sur l'autre ou de l'autre sur l'une. Une convergence peut aussi découler d'une influence mutuelle qui fait émerger un fait nouveau, ou bien encore d'une évolution indépendante qui amène par un hasard complet à un même résultat.

Par exemple, l'auxiliaire périphrastique ober 'faire' du breton est un phénomène typologiquement peu répandu. Il existe un tel auxiliaire dans les autres langues brittoniques, en cornouaillais et en gallois. Le parallèle est aussi important avec l'auxiliaire do en anglais (McWhorter 2009, Filppula & Klemola 2010), et l'auxiliaire faire en ancien français (Le Roux 1957:48, Fleuriot 1997:99-103).

  • Les langues celtiques auraient-elles exporté l'auxiliaire 'faire' en anglais et en français alors qu'elles leur ont donné aussi peu de matériel lexical, comme proposé par McWhorter (2009)?
  • Au contraire, l'anglais et l'ancien français auraient-ils conjointement influencé les langues celtiques brittoniques?
  • Les influences mutuelles germaniques, latines et brittoniques ont-elles favorisé l'émergence de ce phénomène?
  • S'agit-il d'un développement interne à chacune de ces (familles de) langues, de façon indépendante, comme c'est le cas pour l'auxiliaire 'faire' en basque, en coréen ou en russe?


divergences

Le contact entre deux langues peut aussi provoquer une divergence des phénomènes, ou une stabilisation de systèmes différenciés (Braunmüller & al. 2014).


convergences superficielles

Deux phénomènes qui ont l'air convergents peuvent être en fait interprétés différemment par les syntaxes des deux langues en contact.

Par exemple, l'expression française avoir beau faire qqch. a un parallèle littéral en breton qui signifie aussi 'faire qqch. en vain'. Cependant, la structure de cette expression est réalisée différement dans les deux langues. Kaer forme un constituant avec le verbe infinitif en breton en (2). La même structure est complètement agrammaticale en français (* Beau chercher ils auront).


(2) Kaer gortoz am eus. Cornouaillais (Cap), Croq (1908:1)
beau attendre R.1SG a
'J'ai beau attendre.'


La divergence peut aussi être sémantique. Le français comme le breton font usage du minimiseur liv ou couleur, avec une restriction syntaxique aux contextes négatifs. En français, ce minimiseur est restreint aux inanimés comme dans Je n'en ai pas vu la couleur (de l'argent que l'Etat me doit, de l'osier que tu m'as promis, du gravier qu'elle devait me livrer...). En breton, cet usage peut s'étendre aux animés, ce qui serait complètement agrammatical en français.


(3) N'em eus gwelet liou ebet anezan abaoue ma'z eo eat ac'halen... Cornouaillais / Léon, Croq (1908:10)
ne1'R.1SG a vu couleur aucun P.lui depuis que4,+C est allé de.ici
'Je ne l'ai pas vu depuis qu'il est parti d'ici...'

Phénomènes de contact en breton

placement du sujet

Un phénomène relativement bien étudié en breton est celui de l'ordre des mots. Le français place assez systématiquement le sujet à l'initiale, alors que le breton requiert le plus souvent un autre élément, quel que soit cet élément, devant le verbe tensé (ordre à verbe second). Lorsque des ordres de mots à sujet initial apparaissent, il est possible qu'il s'agisse d'un phénomène dû à la pression du français. Il faut cependant s'assurer à chaque fois qu'il ne s'agit pas d'un environnement syntactico-pragmatique où les divers dialectes du breton auraient indépendamment un sujet à l'initiale.

En se servant des environnements syntaxiques où en breton le sujet est soit très marqué soit agrammatical, c'est à dire devant une négation, devant emañ 'être' ou en enchâssée, il est possible de voir si la pression du français peut créer des ordres de mots nouveaux. Winterton (2016) montre ainsi à partir d'un travail de terrain autour de Quimper que les enfants des écoles bilingues, à l'exception de ceux qui entendent le breton hors de l'école, produisent des ordres avec sujet à l'initiale dans les progressives négatives (Ar vamm‐gozh (n’)emañ ket (oc’h) evañ 'La grand-mère n'est pas en train de boire', sans focus contrastif sur mamm-gozh), alors que les locuteurs traditionnels, les enfants des écoles immersives et les adultes socialisés dans la langue produisent des ordres de mots avec le sujet derrière le verbe tensé dans les progressives négatives.

A l'inverse, des locuteurs peuvent résister à la pression de la langue de contact et différencier plus ou moins consciemment leur syntaxe bretonne de celle de leur français. Varin (1979) considère ainsi que les ordres V3 et les ordres à sujet inital sont présents dans la grammaire des locuteurs traditionnels, et que les néolocuteurs évitent ces ordres de mots afin de "celtiser" leurs productions. Kennard (2013) montre effectivement que les jeunes adultes locuteurs du breton venant de foyers monolingues ont tendance à éviter les ordres à sujet initial plus encore que leurs aînés, c'est-à-dire même dans les environnements syntaxiques où un sujet initial est utilisé par les locuteurs traditionnels.


Attrition et contact

En situation d'attrition, en particulier lexicale, il est évident que la langue dominante supplée le matériel manquant. Cependant, dans le domaine syntaxique, un phénomène d'attrition particulier peut accidentellement renforcer en breton des structures qui n'existent par ailleurs pas en français.

Robin (2008b) étudie les productions d'enfants scolarisés en milieu immersif et semi-immersif de niveau CM2 et note que les paradigmes des formes verbales ont tendance à se replier sur la personne 3, ce qu'il attribue à un manque d'interaction dans les classes qui amènerait les contextes naturels des personnes 1 et 2. Ce repli morphologique impacte logiquement les conjugaisons synthétiques (... e lennan) et analytiques en ober (lenn a ran). Les enfants adoptent en conséquence des stratégies de contournement qui favorisent à leur tour les tournures à la personne 3, comme le passif impersonnel (1) ou la conjugaison de l'accord pauvre qui induit un verbe 3SG quels que soient les traits du sujet. Dans ces cas, un retard d'acquisition de la langue qui peut être passager avec un input suffisant dans la langue (Kennard 2013) favorise la production de structures qui sont étrangères à la langue dominante (* Il sera joué à plein de choses..., * Les gens est contents).


(1) C’hoariet e vo pep seurt traoù... Trégorrois (CM2), Robin (2010b:3)
joué R sera chaque sorte choses
'On jouera à plein de choses...'


A l'autre bout d'un continuum d'attrition de la langue, la grammaire bretonne peut être clairement absente des productions. Seuls quelques items lexicaux bretons dénués de morphologie flexionnelle apparaissent alors, placés dans la phrase selon les règles du français (la petite fête), sans mutations ou morphologie dérivationnelle bretonne (* un koumoule).

  • ... je ne pourrai pas mont à la bihan fête, Trégorrois (CM2), Robin (2010b:7)
  • Un koumoule a envahi le ciel glas., Trégorrois (CM2), Robin (2010b:11)

Contact et langues brittoniques

Les langues brittoniques sont en contact avec les langues goidéliques depuis la préhistoire. Elles ont aussi toutes été influencées par le latin vulgaire sous l’empire romain, même si c'est seulement de 43 à environ 410 pour l'Outre-Manche (Irslinger 2014:83). Plus tard, le gallois et le cornique ont été en contact avec les langues germaniques par les différentes évolutions de l'anglais. Le breton, lui, a été influencé par différentes langues romanes, en particulier le français, mais aussi le gallo.

Les langues brittoniques offrent donc un cas exemplaire pour les études de la variation linguistique par contact, car elles sont relativement bien documentées et ont des locuteurs massivement bilingues dans deux branches différentes de langues indo-européennes (germanique et romane).

Un même phénomène commun aux langues brittoniques peut donc être étudié en contact avec des langues différentes. Benskin 2008, Bismark (2011) étudient ainsi les variétés non-standard de l'anglais qui réalise la marque d'accord typique de la 3SG avec des sujets lexicaux pluriels, conformément à la règle dans les langues brittoniques. Ce phénomène est présent en breton, mais lui, n'influence pas le français en contact.

Bibliographie

phénomènes de contact avec le breton

  • Avezard­‐Roger, Cécile. 2004b. 'Proximité linguistique entre breton standard et breton dialectal et entre breton et français : le cas des structures verbales', Jean‐Michel Eloy (éd.) Des langues collatérales: Problèmes linguistiques, sociolinguistiques et glottopolitiques de la proximité linguistique, Paris: L'Harmattan, II:485-494.
  • Heine, Bernd & Tania Kuteva. 2005. Language Contact and Grammatical Change, Cambridge: Cambridge University Press.
  • Kennard, Holly Jane. sous presse. 'Verbal lenition among young speakers of Breton: acquisition and maintenance', New Speakers of Minority Languages: Linguistic Ideologies and Practices, Palgrave Macmillan.
  • Kennard, Holly Jane. 2014. 'The persistence of verb second in negative utterances in Breton', Journal of Historical Linguistics 4:1, 1–39.
  • Kennard, Holly Jane. 2013. Breton morphosyntax in two generations of speakers: evidence from word order and mutation, DPhil. University of Oxford.
  • Rottet, Kevin. 2017. 'Translation and contact languages: The case of motion events', Babel 63(4):523-555.
  • Rottet, Kevin. 2010. 'Language contact in Welsh and Breton: The case of reflexive and reciprocal verbs', Clements, J. Clancy, Solon, Megan Elizabeth, Siegel, Jason F. & Steiner, B. Devan (éds.), IULC Working Papers 9: New Perspectives on Language Contact and Contact-Induced Language Change, Bloomington, 61-82.
  • Varin, A. 1979. 'VSO and SVO order in Breton', Archivum Linguisticum, 10:83-101.

contact celtique / anglais

  • Benskin, Michael. 2011. 'Present Indicative Plural Concord in Brittonic and Early English', Transactions of the Philological Society 109:2, 158–185.
  • Bismark, Christina. 2011. Shared alternatives to subject-verb agreement: the third singular verb and its uses in English and Brittonic, thèse, pdf.
  • Filppula, Markku & Juhani Klemola. 2010. 'Celtic Influence on English: A Re-Evaluation', Robert A. Cloutier, Anne Marie Hamilton-Brehm & William A.Kretzschmar, Jr. (éds.), Studies in the History of the English Language, Variation and Change in English Grammar and Lexicon: Contemporary Approaches, 207-230.
  • McWhorter, J. H. 2009. 'What else happened to English? A brief for the Celtic hypothesis', English Language and Linguistics 13 (02), 163-191.
  • Rottet, Kevin J. 2005. 'Phrasal verbs and English influence in Welsh', Word 56.1: 39-70.
  • White, David L. 2010. 'On the Areal Pattern of "Brittonicity" in English and Its Implications', ms. U. postdam. texte.

horizons théoriques et comparatifs

  • Braunmüller, Kurt, Steffen Höder & Karoline Kühl (éds.) 2014. Stability and Divergence in Language Contact Factors and Mechanisms, University of Hamburg / University of Kiel / University of Copenhagen.
  • Corrigan, K. 2010. 'Language contact and grammatical theory', R. Hickey (éd.), The Handbook of Language Contact, Wiley-Blackwell.
  • Etxepare, R. (à paraître) 'Contact and change in a restrictive theory of parameters', C. Picallo (éd.), Linguistic Variation in the Minimalist Framework, Oxford:Oxford University Press.
  • Duguine, M. & A. Irurtzun (à paraître), 'From obligatory Wh-movement to optional Wh in situ in Labourdin Basque', The Journal of Historical Syntax.
  • Heine, B. & T. Kuteva (éds.), 2007. Language contact and grammatical change, Cambridge:Cambridge University Press.